a life, a story - Le retour de cette pièce faussement accueillante. Coincé entre quatre murs, n’ayant aucun point d'ancrage. Presque forcé de croiser le regard de ma psychologue. Un rendez-vous long d’une heure. Soixante minutes gâchées. Trois-mille-six-cents secondes pour raconter les mêmes choses qu’il y a un mois. Un temps qui aurait pu être précieux, foutu en l’air, dans le vent.

Les premières minutes sont les pires. Celles qui sont silencieuses, où le Dr. Sanders recherche désespérément mon dossier, le lit, se remémore les séances précédentes, ses yeux dépités de voir que rien n’a avancé, en partie à cause de ma mauvaise foi. Nerveusement, je joue avec mes doigts, attendant que le temps passe. Un coup d’œil à ma montre, les minutes durent des heures tant elles sont longues.

Enfin, elle me sourit, ce même rictus forcé qu’elle fait à chaque fois, dans un espoir de convivialité alors qu’il s’agit plus d’un tic professionnel qu’une réelle volonté de me mettre à l’aise.


Arrêter d’analyser tout le monde. L’une des premières règles à respecter pour contrer mon anxiété. Simple en apparence mais lorsqu’on a fait ça toute sa vie, cesser de le faire, relève plus d’un miracle que d’un objectif atteignable. Bien, je stoppe mon compte-rendu mimétique sur ma psy’. En échange, je lui souris aussi. Tout aussi peu naturel que le sien. Elle referme mon dossier, le pose sur le bureau derrière elle. Les questions vont commencer. Le début est toujours le même :

« Comment allez-vous, aujourd’hui, Naveen ? »

Cette fameuse question. Question que j’ai apprise être piégeuse. Répondre “oui, tout va bien”, est la bonne réponse à donner mais plus tard, bien plus tard. Je n'ai pas assez travaillé sur moi, à ce stade-là, paraît-il. Alors, depuis que j’ai compris ce que Dr. Sanders attend de moi, je lui réponds simplement, comme un texte de théâtre appris par cœur :

« J’ai connu mieux. »

Parfaitement rodé. Je sais parfaitement ce qui va s’en suivre. Naturellement, elle va demander si mes relations familiales sont toujours correctes…

« C’est quoi pour vous “mieux” ? »


Elle ne me l’a jamais demandé. Moi qui pensais que nos séances seraient comme toutes les autres avant, de toute évidence, elle semble avoir compris mon plan ficelé de bout en bout. Le temps de la réflexion, de réaliser que je n’ai aucune idée de ce qui est “mieux”. Est-ce que je peux me fier à mes souvenirs de gosse ? De ces souvenirs, sûrement idéalisés, par une enfance vécue paisiblement. Quand j’étais enfant, j’étais tout seul avec ma mère. Je n’avais aucune idée quant à l’existence de mon frère jumeau, de notre père plus que questionnable. Je vivais insoucieusement, sans me douter de la tornade émotionnelle qui frapperait sur ma mère et moi, plus tard.

« J’en sais rien… Pas ça, en tout cas. »

A ne pas s’y méprendre. Je suis heureux d’avoir mon frère dans ma vie. Au lycée, notre relation était quelque peu tendue. Tous les deux venant de deux mondes drastiquement différents. Une éducation davantage éloignée. Deux vies avec le même début, les mêmes bases mais des chemins opposés, volontairement séparés. Toutefois, ce lien fraternel inexplicable, que l’on pourrait croire invincible tant il est fort. Il s’est renforcé lors de ma première année d’université. J’étais à Harvard, seul, paumé, envahi par ce sentiment d’impuissance, d’incapacité. A me demander, qu’est-ce que je peux bien foutre dans une école aussi prestigieuse alors que je me sens si… con, à côté de mes pompes. Incappable de m’intégrer aux élèves. Impuissant, à voir toutes mes bases s’effondrer. La pression des cours qui était telle que je préférais ne plus dormir, me blinder aux vitamines D comme s’il s’agissait d’une solution raisonnable. Le jour de mes examens finaux. Ça faisait des semaines que je ne dormais pas plus de deux heures dans une nuit. Ma tête imbibée d’un millier de mots qui n’avaient plus aucun sens. Mes mains, mes jambes, tout mon corps, en fait, tremblant, sans que je ne m’y attarde. Trop à perdre. Tous les espoirs de mes proches sur les épaules. Des années et des années d’économie de ma mère sur la table. Je ne voulais décevoir personne. Je ne voulais pas me décevoir moi-même. Pourtant, une heure avant le coup final d’une année universitaire éprouvante, je m’effondre. Encore une fois, incappable de bouger. Impuissant dans une détresse que j’ai moi-même forgé. Et là, contre toute attente, Nat’ qui arrive, comprend immédiatement, me prend dans ses bras, me réconforte et me dit les mots que j’avais besoin d’entendre. Certainement l’événement qui a amené à la relation que nous avons aujourd’hui.

Et ce qui m’a amené à ce bureau. J’y suis cloîtré, sporadiquement, pour rassurer tout le monde. Je l’ai promis à Nathan, et impossible de revenir sur ses promesses, avec lui. Obligé de dire à tous que les choses avancent, malgré tout, que mes phases de dépressions nerveuses se font rares, occasionnelles, sont presque de l’histoire ancienne alors qu’il n’en est rien. Prétendre est plus simple que d’affronter. Pour une fois, je choisis la facilité. C’est purement égoïste.

« Vous vous êtes toujours senti comme ça ? »

Excellente question… Certainement. Je relate mes états d’âme d’avant, espérant trouver un moment de “mieux”, impossible. Comme si toutes mes craintes, toutes mes peurs, étaient ancrées en moi, inscrites sur ma personne depuis ma naissance. Ce manque de confiance qui a connu son pic lors de ma rencontre, fortuite, avec celui qui n’est autre que mon géniteur. Le portrait craché de Barrett. C’est à ça que je ressemble. C’est ce que je trimballe depuis toujours… la gueule d’un homme violent, méchant, mesquin, cruel, manipulateur, égocentrique, profiteur, hargneux, destructeur et nuisible.

J'hoche la tête, timidement. Avouer ses faiblesses, ses failles, n’est pas chose due. J’en ai conscience, je les connais presque sauf que je préfère faire comme si de rien n’était. Si on ne le voit pas, ça n’existe pas, pas vrai ?


Étrangement, cette heure passe plus ou moins vite. A vrai dire, cette deuxième et troisième questions m’ont retourné le cerveau, il n’a fait que bloquer dessus tout le long. Je sors du cabinet et j’y pense encore. Machinalement, alors que mes pensées sont ailleurs, je commande ma course sur Uber pour rentrer chez moi.

« Hé, gamin ! Tu montes ? »

Je lève ma tête, mes yeux, auparavant plongés sur le sol grisonnant, pensifs, se pose sur le chauffeur devant moi. Étonné, je regarde ma montre, ça fait bien cinq minutes que je suis dehors, inerte. Je salue le professionnel avant de monter dans son véhicule.

« Ça va ? Dur journée ? », me demande le conducteur.

Éprouvante, plutôt.

« T’as l’air triste. Tu veux en parler ? », continue-t-il.

Je réfute aussitôt d’un geste de le tête.

« J’en ai parlé pendant une heure, affirmai-je.
- Non, c’est pas vrai. Si c’était le cas, tu serais pas dans cet état-là, fiston. »

Un point pour lui. D’un côté, la stérilité de l’échange, du lien que j’ai avec ma psychologue, ne doit pas aider grandement dans mon processus de guérison. Je ne réussis tout bonnement pas à m’ouvrir à cette femme qui, pourtant, bien que très professionnelle, ne reste rien d’autre qu’une personne que je paye pour avoir ses services. Services très peu fructueux en sept ans. Sept putains d’années qu’elle me suit, qu’elle m’écoute, qu’elle me “conseille” et rien n’a réellement changé. Pitoyable. J’ai conscience d’être, en très grande partie, le problème. Je suis renfermé, têtu, indépendant, persuadé de n’avoir besoin de rien ni de personne. Impossible de me faire entendre le contraire.

« Je comprends pas… Comment je peux être si triste, si cynique alors que je suis si jeune et que pleins de trucs cools m’arrivent. La semaine dernière, j’étais à Sydney pour un événement de jeux vidéo avec pleins de gens qui partagent la même passion que moi et je me suis senti si seul, je me suis senti si vide, si inutile. Je me sens encore comme ça. Je me sens tout le temps comme ça. »

Une pause s’installe. Je souffle longuement avant de jeter un regard sur mon téléphone. Le retour à la maison est proche. Enfin ! J’attends avec impatience de retrouver mon cocon, un endroit familier où je me sens en sécurité.

« Ça prend du temps, d’aller mieux. Ça m’a pris des années. Parfois, même, ça me reprend, comme ça. Un jour, tout s’arrangera. Et honnêtement ? Tu t’en rendras même pas compte. C’est au fur et à mesure, petit-à-petit, tout va parfaitement s'emboîter dans ta vie. En attendant, il faut juste être patient et indulgent envers toi-même. Plus facile à dire qu’à faire, hein ? Ça va venir, je te le promets. J’en suis la preuve vivante… »

J’ignore la raison, mais ses mots résonnent en moi. Prendre son temps, être plus clément et conciliant. Mission impossible en l’instant T. J’ai tellement peur de décevoir tout le monde, à nouveau, comme quand j’ai quitté les études supérieures en un an, à peine. Si je me foire dans la carrière plutôt originale et prise de risques, que j’ai décidé d’entreprendre, que je ne vais pas mieux, je verrais encore ce regard désolé chez mes proches. Je ne peux pas me le permettre. Je ne peux pas leur faire vivre ça encore une fois.

« … et tu es arrivé à destination, Mr. Naveen. »

Sur ces mots, je sors de la voiture. Alors que je tends à rentrer chez moi, j’entends la vitre du conducteur s’ouvrir.

« Pense à toi, pense à ta guérison. Si les gens se plaignent de ça, c’est qu’ils ne tiennent pas à toi alors autant qu’ils se cassent de ta vie, non ?, il met ses lunettes de soleil sur le nez alors que le soleil montre ses premiers rayons de la journée. Allez, gamin, tu vas y arriver ! »

Et il part… me laissant submergé par toutes ces paroles justes que j’avais terriblement besoin d’entendre.