Je raccrochais en ayant la violente envie de faire passer le téléphone par la fenêtre. Heureusement pour lui, il était filaire et c’était celui de la boite. Je commençais à craquer, c’était trop. Alors que j’avais l’impression à commencer à aller mieux, je me rends compte que je perds ma patience habituelle, que je suis à bout de nerf. Je n’ai plus le gout à rien, et je m’en rends de plus en plus compte. Je fis alors ce qui était le plus raisonnable. Je me levais, récupérais ma veste et mon écharpe et je me cassais tout simplement. C’était qu’il était clairement l’heure de partir. Une fois au parking je jetais ma veste côté passager, mon écharpe aussi et je m’appuyais sur le siège de la voiture, levant la tête vers le ciel. Je soupirais. J’avais besoin de me défouler. Mais il me fallait maintenant faire des courses. Le dilemme fut difficile et vu l’heure, je trouvais un compromise: faire une partie de tennis et ensuite les courses avant de rentrer à la maison.

C’est ainsi que je me retrouvais raquette en main face à un adversaire à renvoyer des balle. J’ai passé une bonne heure à jouer au tennis, malgré le froid et les températures négatives qui s’approchent. Bien plus qu’une passion, ce sport est un échappatoire, car c’est uniquement lorsque je suis sur le court que j’oublie tout ce qui m’entoure, que j’oublie que lorsque je rentrerais à la maison je me retrouverais seul. J’oublie que ma femme a rassemblé ses affaires et m’a quitté un après-midi d’octobre, sans même me dire aurevoir, juste en laissant un bout de papiers sur le lit que j’ai peiné à trouver. J’ai passé ma soirée à l’attendre, à l’appeler, me répéter qu’elle a sans doute été retenue au boulot. Je pensais que nous avions passé outre la dispute de la veille, qu’en laissant passer quelques jours, la violence des mots se dissiperaient et qu’une nouvelle fois, nous réussirions à avancer, aller de l’avant. Je me suis totalement trompé.

Une fois nos entrainements finis, me voilà débarrassé de mes vêtements de sports, sous la douche et prêt à parcourir les rayons du supermarché. Je commençais par peser quelques fruits et légumes, j’ai pris un peu de tout sans exagérer non plus. Deux trois trucs surgelés. Et enfin il me fallait des pâtes. Classiques, nécessaire dans une cuisine. Je me trainais jusqu’au rayon au question et commençais à me demander quoi prendre. Avant de me rappeler que j’en avais rien à faire en fait. Je prenais trois paquets avant d’aller ensuite chercher des bières, c’était que je n’en avais presque plus avec tout ça, il me fallait des alcools forts aussi, j’en avais besoin. Je tournais légèrement la tête et aperçu un visage familier. Hm. Tiens, Ezra. Mon frère. Je retins un soupir, l’ignorer ne servirait à rien et en même temps, j’avais l’air malin avec toutes ces boissons. “Salut.” Je m’approchais alors de lui, sourire aux lèvres. “Je ne savais pas que tu faisais des courses si tard.” Oui parce qu’il n’a pas une femme et des enfants qui l’attendent, lui ? Puis, qu’est-ce qu’il tient dans sa main…?

Cette journée est un véritable ENFER.

Et encore, je pèse mes mots. Je tente de canaliser mes émotions, de temporiser les choses. Alors que je n’ai qu’une envie: tout envoyer valser, hurler sur mes incompétents de collaborateurs et m’enfermer dans mon bureau à double tour, afin de protester de tout mon saoul.
J’ai rarement vécu une journée de travail aussi chargée.
Pourtant, je suis un habitué de la pression. J’ajouterais même que j’en suis un véritable adorateur. Tout ce que je demande, dans mon travail, c’est de bosser avec cette putain d’angoisse sur les épaules. Cette perpétuelle sensation d’échouer à chaque instant, que cette journée professionnelle que je vis risque d’être la dernière. Elle me galvanise et me force à puiser dans des ressources insoupçonnées, ce qui me dope comme jamais.
Je ne suis pas du genre à abandonner, loin de là, même.
Et puis, bah, clairement, je ne baisse pas les bras, concernant Georgina Moseley. Je l’ai toujours dans un coin de ma tête, elle ne quitte pas mes pensées. Même si je réalise à quel point c’est mal. Mais quand je retourne sur notre conversation sur mon téléphone portable, une addiction dont je ne peux me passer, j’ai une foutue amertume en bouche. Je suis obstiné mais pas stupide, j’ai bien compris que ma stratégie ne mènerait à rien avec elle.
Et pourtant, je refuse de lâcher le morceau, ce n’est pas dans ma nature. J’irais au bout de ma connerie, quoi qu’elle puisse me coûter. Je suis qu’un putain d’adolescent dans le corps d’un adulte. Incapable de grandir ni même de se raisonner.
Bref, journée de merde. Genre, littéralement dans mon top trois des pires de toute mon existence. Je suis partagé entre l’excitation du travail et l’immense frustration que me provoque ma vie personnelle. Faut que je fasse quelque chose, bordel de merde. Alors, en sortant du travail, je n’ai qu’une envie, m’aérer l’esprit. Je songe tout d’abord à me rendre au casino, mon refuge depuis des mois, le seul endroit où je me sens à l’aise, heureux et apaisé. Mais après un rapide coup d'œil à ma décadente montre de luxe, je réalise qu’il est encore bien trop tôt pour céder à ce genre de caprice. Et je repense à ce message envoyé par Joséphine, ma femme, me demandant de passer au supermarché afin d’acheter deux trois bricoles avant de rentrer à la maison. De toute manière, au point où j’en suis.

Autant que la journée se termine sur une note banale et chiante à souhait.

Je gare mon Range Rover rutilant sur la place la plus excentrée du parking, histoire qu’aucun connard ne s’amuse à la griffer, et je sifflote tandis que je pénètre dans le magasin, me dépêchant de remplir mon panier des légumes bios et des paquets de graines réclamés par Josy. J’y connais fichtrement rien mais je crois avoir visé juste. En quelques minutes, la liste est remplie. Mais je décide de m’aventurer dans quelques rayons, de manière aléatoire, pour finir planté devant celui vendant des préservatifs. Comme par hasard. J’y comprends rien mais j’y suis attiré, appelé, comme le chant des sirènes. Poussé par une impulsion, une colère à peine voilée, j’attrape un paquet, le garde en main tout en naviguant vers d’autres surprises, comme celle de retrouver mon frère Daniel, quasiment en face à face.

Oh putain, le malaise.

J’suis clairement pas du genre à avoir envie de m’expliquer. Ce n’est pas pour rien que je suis devenu rédacteur en chef. Rendre des comptes? C’est pour les faibles. Et encore plus sur mon lieu de travail. Je me revendique comme un véritable électron libre, assumant chacun de ses choix, surtout quand ils craignent au possible.
Mais là, bordel… C’est Dani. C’est genre MON PETIT FRÈRE. J’suis censé faire quoi, lui mentir?
Non. J’avais dis pas la Famille. Pas de mensonges envers les plus proches, mes adorés. Et puis, je me suis mis à tromper mon petit monde, à commencer par ma femme, bordel…
Je m’enfonce toujours plus loin dans les méandres d’un détestable comportement. Je repousse toujours plus loin les limites.
Et là, je suis censé expliquer à Dani pourquoi j’ai une boîte de capotes dans la main…?
Va falloir être rusé, mon petit père.
Au lieu de cela, je me contente de me racler la gorge et de saluer comme il se doit mon frère:

… Euh, Salut, Dani…

Allez, Ezra, putain, action, réaction… Qu’est ce qu’on dit, déjà? La meilleure des défenses, ça reste l’attaque? Alors, passe la seconde, coco, et rétorque! Ce que je fais en lui demandant, d’une voix faussement naïve:

Des… des pommes, alors, hein? C’est bien, t’oublies pas ce que nous a toujours appris Papa, les cinq fruits et légumes… Et puis… Tu t’hydrates aussi, c’est chouette…

Bah ouais, j’ai pas pu m’empêcher de remarquer les quelques bouteilles posées négligemment dans le fond de son panier. Mais il lui arrive quoi, bordel?! Et c’est alors que Ezra le grand frère prend le lead et lui demande, d’une voix plus aiguë, sentant l’indignation me gagner:

Bon, Dani, tu veux m’expliquer?! Du whisky? De la vodka? Du gin? Pour quoi faire, hein? Tu t’essaies à des nouveaux cocktails, tu t’es reconverti en barman amateur?

Wow, Ezra, Franchement, c’est l’hôpital qui se fout de la charité, là…
Depuis quand tu te montres aussi incisif, surtout envers ton petit frère?
Tu cherches la merde, là, c’est ça?
Et on dirait bien que c’est tout ce que tu mérites de trouver, en t’adressant à lui de la sorte…

Quelle était la probabilité de tomber sur mon frère ainé à cette heure-ci au supermarché ? Nulle, nous sommes d’accord. Bien que le risque zéro n’existe pas, je n’aurais jamais cru tomber sur lui aujourd’hui. “Qu’est-ce que tu fous dans un supermarché aussi tard à acheter des… ?” je regarde de plus près ce qu’il tient dans la main en fronçant les sourcils. C’est… C’est… J’écarquille les yeux. Oh putain ! Mais pourquoi me suis-je approché aussi près pour voir ça bon sang ? En quoi ça me regarde sérieux ? Pourquoi je me la joue curieux ? Je fais deux pas en arrière, complètement écœuré. “Oh mon dieu, quel horreur ! Putain, je vais gerber ! J’ai de ces images dans la tête, oh bordel !” je m’exclame en lâchant mon panier et commençant à faire les cents pas. Je vais faire un malaise je crois, ce n’est pas possible. C’est fou ça ! Ezra a vraiment le don de faire ressortir de ces sentiments en moi… A cet instant, j’oublie tout, j’oublie ce qui me ramène ici, j’oublie mes tracas de la vie quotidienne et surtout, j’oublie la crise existentielle que je traverse en ce moment. Je m’arrête soudainement et porte ma main à mon front, encore une image bizarre et je vomis, c’est certain. Puis là, làààà, le malaise s’installe. Parce qu’on ne parle pas de ce genre de choses avec son frère, on n’y fait même pas allusion. “Je m’en fiche complètement de vos moyens de contraception, vous êtes grands bon sang, vous faîtes ce que vous voulez !” J’ajoute comme pour dissiper le malaise, alors que j’ai l’impression de l’accentuer.

Je le regarde en fronçant les sourcils. Je ne suis pas sûr de tout suivre, pourquoi il s’énerve d’un coup ? Parce que je l’ai surpris avec un paquet de capotes dans les mains et il ne sait pas où se mettre ou parce qu’il s’inquiète vraiment pour moi ? Je ne comprends pas. “Hééé mais clame toi, pourquoi tu t’énerves ?! Je ne suis pas sûr de suivre… ” Ripostais-je aussitôt. Oui bon ok, je suis d’accord, j’avoue, ce n’est pas l’idéal d’avoir toutes ces boissons dans son chariot et surtout, de se faire prendre ! Mais sur l’échelle du malaise, je trouve que les capotes sont au-dessus des boissons alcoolisées, donc bon, il ne devrait pas trop se la ramener le big bro, parce que je ne l’ai pas oublié. “Baaaaah ouais ! C’est mon nouveau passe-temps, barman amateur !” Nah ! Je le défie et ne baisse pas les yeux, je croise même son regard en mode, qu’est-ce que tu as à dire à ça, hein ? D’habitude, je ne suis pas aussi… - je ne trouve pas le bon mot pour décrire mon état actuel, sorry – mais voilà, les circonstances de ces derniers temps me tendent au plus haut point et je vrille totalement. “Roooh, depuis quand tu joues au grand frère surprotecteur ? P’t’être que j’organise juste une soirée à la maison !” j’ajoute pour me justifier et je vois que je ne réussis à bien le convaincre.

Nous avons passé l’âge où il me sermonne parce que j’ai fait une bêtise. Et en soit, je n’ai même pas fait de bêtise à cet instant ! Le mec, directe il se fait les pires films dans sa tête et il m’accuse. Non mais ça va pas, c’est comme lorsque… Nous étions petits. Mon cerveau s’arrête net, j’ai comme une pancarte qui s’allume dans la tête avec un bruit en fond DING DING DING. Parce qu’il faisait déjà ça lorsque nous étions enfants, il se dédouanait ! Il esquivait un sujet en s’emportant sur un autre, il dévie sur une autre discussion pour éviter le sujet de base. J’écarquille les yeux, ENCORE. Mes yeux vont finir par s’enfuir à force de les écarquiller, mais c’est plus fort que moi. “Dis-moi que ce n’est pas ce que je crois ? S’te plait, enlève-moi ces horreurs de mon esprit… Tu ne fais pas ça hein, Ezra ? Tu ne ferais pas ça…” Non mais je rêve ! A quoi il joue ? J’écarquille les yeux en le fixant toujours. Vas-y, explique-toi, c’est à ton tour maintenant !  

Putain de hasard de merde. Putain de ton condescendant de merde. C’est vrai, quoi, me faire juger de la sorte par mon petit frère… Et ce regard qu’il lance à ce que je tiens aussi discrètement que possible dans ma main… Bordel, mais qu’est ce que j’ai fait au Bon Dieu pour tomber sur lui à un tel moment? Sincèrement, je ne mérite pas ce genre de punition divine.
Ou plutôt si mais ça, c'est un tout autre débat.
Complètement piqué dans le vif, je ne peux m’empêcher de cracher, tel un mâle à qui on touche à sa virilité:

Comment ça, t’as des images dans la tête? Hé, Dani, t’es au courant de comment on fait les bébés, hein, et depuis un bail en plus, j’étais là quand Papa te l’a expliqué…

J’aurais presque envie de pouffer de rire en me remémorant cet adorable souvenir mais je suis bien trop en colère pour que la pression redescende. C’est le principal avantage (ou inconvénient) d’être le premier né d'une sacrée belle fratrie: je me rappelle de chaque détail de leur enfance, à tous mes Bébés Keller.
Et puis, brutalement, je réalise que mon frère me connaît par cœur. Il souligne mon énervement, me le reproche… C’est une balle perdue que je semble avoir parfaitement mérité. Après un reniflement odieusement dédaigneux, je finis par rétorquer, après un revers plutôt adroit:

Bon, Dani, me la fait pas à moi, hein… Qu’est ce que tu fais avec toutes ces bouteilles? Moi, au moins, c’était plutôt limpide, des capotes, tu sais à quoi ça va me servir…

.. À tromper ma femme avec celle dont je suis amoureux depuis toujours sans avoir eu l’occasion de passer à l’acte…? Keller, pas certain que tu sois prêt à l’avouer celle-là, tiens. Tu ne fais que déplacer le problème et vous tournez en rond, tous les deux. Si seulement Maman pouvait nous voir! Deux enfants capricieux et en colère qui ne savent comment maîtriser leurs émotions…
Mais quelque part, notre tendre et adorée mère, bien installée sur un nuage, dans les cieux étoilés, sait que nous nous cachons mutuellement des secrets.
Et elle doit se douter que là, à me prendre de haut et à me répondre comme un adolescent prétendument opprimé, j’ai envie de lui en foutre une sacrée dans la gueule. Non mais sérieusement, pour qui il se prend? Je fulmine et surtout, ce qui me gêne le plus, tout au fond de mes tripes, c’est que je ne reconnais pas mon petit frère. Distant, insolent et surtout cachotier… Non, ce ne sont certainement pas des qualités que j’attribue d’ordinaire à Daniel Keller.
Quelque chose cloche, bordel. Et au fond, mon métier, c’est quoi, hein?
De débusquer la vérité. De l’écrire, de la diffuser au monde. Alors ce coup-ci, loin de moi l’idée de proposer en prochaine une, ce qui tourmente à ce point mon petit frère. Mais je ne lâcherais pas ce combat, ce serait un de trop.
Quitte à papoter entre le rayon biscuits apéritifs et couches pour les bébés, ce n’est clairement pas ce qui va me retenir ou m’arrêter. C’est mal me connaître, bordel…

Je m’apprête à questionner une nouvelle fois Daniel, en y mettant un peu plus de poigne cette fois-ci, avant qu’il ne me coupe l’herbe sous le pied. Offusqué mais voyant parfaitement où il veut en venir, je finis, pour la première fois de notre houleuse discussion, par tourner le regard vers un point imaginaire tout en bafouillant:

Non mais qu’est ce que tu crois… Qu’est ce que tu t’imagines… Et toi, bordel, recevoir du monde à la maison… Daniel Keller, explique moi tout de suite ce qui t’arrive! Tu ne bois pas d’habitude. Et tu ne te montres pas aussi… inaccessible. Raconte-moi. S’il te plaît.

Ma voix finit par s’adoucir, je pourrais presque faire preuve de supplication.
Tout ce que je souhaite c’est l’aider… Et, accessoirement, qu’il ne cesse de jeter son dévolu sur cette fameuse boîte qui réunit à elle seule tout ce qui cloche actuellement dans ma tumultueuse vie…

Non mais sérieusement. Qu’est-ce qu’il fout avec une boîte pareille à une heure tardive de la nuit. Je secoue la tête et commence à nerveusement jouer avec mes doigts. Si ce n’était pas mon frère et si je ne connaissais pas aussi bien, mes pensées auraient pu totalement déraper, je me serais fait des scenarios imaginaires aux conséquences désastreuses. Mais ce n’est pas le cas, n’est-ce pas ? Nous parlons d’Ezra et il ne ferait jamais une chose pareille. “Arrête ça Ezra, ce n’est même pas drôle…” je prends une inspiration puis soupire, frappé par le souvenir de mon enfance et de ce moment en particulier et très gênant avec Ez’ et mon paternel. Je ne sais pas pourquoi celui-ci s’est senti obligé de nous expliquer ce genre de choses, il ne pouvait pas juste… je ne sais pas, nous laisser l’apprendre par nous-même ? Je soupire une nouvelle fois et lâche mon chariot pour passer une main sur mon visage. En plus d’être exténué, je suis à fleur de peau, ce n’était clairement pas le moment de le croiser.

Lui non plus n’a pas l’air très bien. Je le connais mon frère et lorsqu’il commence à se dérober de la sorte, à crier pour chercher des explications, c’est qu’il cherche à détourner la discussion. “J’aurais préféré ne pas le savoir tu vois.” Je lui réponds lorsqu’il dit que moi au moins, je sais à quoi ça va lui servir. Finalement, j’en ai utilisé très peu de mon côté de ce genre de choses, puisque je n’en ai jamais réellement eu besoin. “Pourquoi ça te met dans cet état, Ez ?” je demande d’une voix plutôt calme, cherchant à apaiser les choses, car clairement, il est inutile d’être trop frontal non plus. Et puis... je finis par comprendre enfin. Je ne sais pas si j'ai envie d'en rire ou d'en pleurer. En tout cas, j’ai envie de lui dire que je suis là, que je suis prêt à l’écouter, peu importe ce qu’il a à me dire. Mais celui-ci, une nouvelle fois, retourne la situation pour savoir ce que je fous là. J’eus envie de cacher mon panier, mais trop tard, il a déjà tout vu. Je n’ai franchement pas envie de passé pour un déprimé alcoolique, bien que pris ainsi la main dans le sac me donne l’impression de l’être.

Je secoue la tête, j’en ai marre. Je n’en peux plus. Depuis des mois, je mène une vie qui n’est pas la mienne et qui ne me ressemble pas. Je fais semblant, je mens, j’évite mes proches pour leur épargner des réponses qu’ils n’ont pas envie d’entendre. Je suis fatigué, usé, je suis vidé d’énergie, je n’ai plus de force. Alors, je baisse les armes, je dépose tout. Je ferme les yeux quelques instants avant de relever mon regard vers mon frère. Il ne doit plus y voir la même chose que tout à l’heure. Sa proposition de parler me surprit aussi. Il fallait avouer que sa réaction m’avait touché. Je ne pensais pas qu’il puisse réagir ainsi. J’eu comme l’impression de retrouver mon grand frère protecteur, celui sur qui je pouvais compter, celui qui m’épaulerais. “Bon d’accord.” J’aurais attendu un peu plus longtemps si ça n’avait pas été de le croiser aujourd’hui, mais peut-être était-ce un signe du destin en fin de compte. Je m’approchai un peu plus de lui, à un mètre de distance environ, avec mon panier. “Mais pas ici.” Finis-je par soupirer. “Ce n’est pas trop l’endroit pour ce genre de sujets... Si tu es dispo, tu pourrais passer à la maison, j’ai des restes de lasagnes d’hier, ou on peut se prendre des pizzas sur la route.” L’invitais-je ensuite. Je me demandais que trop tard si la maison était propre ou rangée, il me semble que oui. A vrai dire j’appréciais mon mode de vie de déprimé, car… j’eu l’impression de me retrouver, d’être de nouveau en phase avec moi. Malgré le côté triste, mélancolique et au fond du gouffre, je retrouvais goût à certaines choses que je pensais oublier. Je me râclais ensuite la gorge avant de détourner le regard à mon tour. “Si tu es pris ou si quelqu’un t’attend quelque part, ce n’est pas grave, je comprendrais, ça attendra une prochaine fois.” Je dis d’une voix basse et sur un ton assez gêné. Mon ton n’est plus le même que tout à l’heure, je ne le prends pas de haut, je ne me moque pas de lui, je lui offre juste une porte de sortie si c’est ce qu’il souhaite… Car soyons clair, j’ai passé l’âge où il réussissait à me faire gober ce qu’il voulait. Je ne suis pas idiot au point de croire que c’est sa femme qui l’attend, raison pour laquelle je préfère utiliser le mot quelqu’un…

Petit frère chéri.
Mon Dani. Mon chouchou.
Qu’elle est lointaine, l’époque où je le tenais dans mes bras, couvrant ses joues de baisers alors qu’il pleurait doucement, suite à un atroce cauchemar. Moi, l’aîné d’une fratrie que j’ai toujours cherché à protéger. Remplaçant parfois un père dépassé, dévasté également par la disparition de sa femme. Ma douleur, à moi, était secondaire. Passant au second plan, l’oubliant par la force des choses, tout ce qui a toujours compté, à mes yeux, c’était le bien être de mes frères, de ma sœur. Maladroit, absent aux pires moments et surtout égocentré comme jamais, je suis certes devenu un homme puissant, au sommet de son art.
Mais oubliant que je n’ai jamais cessé d’être un modèle et un exemple à suivre. Une figure tantôt d’autorité, tantôt d’erreurs à ne surtout pas reproduire.
En bref, j’ai déçu mon Daniel. J’ai balayé l’existence d’une situation où les rôles auraient pu être inversés. C’est à mon tour de pleurer, d’évacuer ma peine, de dresser un triste bilan de mon existence. Mais j’en suis incapable.

Daniel, mon petit frère, est en proie à une situation malaisante. Et moi, qu’est ce que je fais, hein? Je le fustige, je me montre agressif. J’oublie cette aide mutuelle que nous nous apportions autrefois. Elle n’existe plus, cette période. Cette douceur en bouche d’une relation fraternelle s’est effacée, laissant la place aux non dits, aux à prioris et aux faux semblants. Le regard que Dani pose sur le contenu de mon panier de courses est sans équivoque, pourtant, je n’arrive pas à conserver mon calme. Il me juge, c’est évident. Mais suis-je seulement en position de le lui reprocher…? Il n’est pas stupide, il se doute de ce qui se trame, dans ma vie privée. Ma relation avec Josy est à la dérive et mon intérêt plus que prononcé pour Gigi, que je viens juste de retrouver, n’est plus à prouver. Oui, des folies, bien entendu que j’ai envie qu’elles se concrétisent. Je prévois le coup, je n’ai pas envie qu’une dinguerie du style “polichinelle dans le tiroir” vienne pimenter mon quotidien déjà compliqué. J’ai suffisamment de problèmes dans ma vie, inutile de m’en créer de nouveaux.

Je tente de maîtriser la situation, d’une main bien tremblante. Je me sens dépassé et Daniel le remarque aisément. D’une voix douce, il cherche à me tendre la main, me demande ce qui m’arrive. Et je réponds, tout simplement:

Dani, t’occupes, sérieux. Je pense que tu as tout à fait compris, enfonce pas le couteau. On va se concentrer sur un problème à la fois, hein? Et on va commencer par toi, si tu le veux bien.

Ou si tu ne le veux pas, d’ailleurs. Je n’ai pas besoin que tu coopères, seulement que tu me laisses prendre la situation en main. Cette dernière est tremblante, abîmée. Mais pour Daniel, je suis capable de me contrôler, d’obtenir un sang froid qui me manque cruellement dans ma vie privée plus que chaotique.
Baissons les armes. Cessons de nous battre. À quoi bon, hein…?
Une guerre fratricide, c’est la dernière chose dont nous avons besoin.
Resserrons les rangs. Keller, rassemblement!

Je penche la tête tandis que Daniel pose son bouclier au sol. Je plisse des yeux, attends sagement la suite. Parce qu’elle ne tardera pas à venir, n’est ce pas…?
Et bah, c’est raté. Les confidences n’auront pas lieu entre le rayon des pâtes et des rouleaux de papier toilette, et au fond, ce n’est peut-être pas plus mal. Hochant la tête, j’abdique à mon tour, affirmant d’une voix basse:

T’as raison, je te suis sur ce coup-là. On paie nos achats et on se commande des pizzas? J’sais pas de quand il date, ton reste de lasagnes, j'ai pas envie de tomber malade. Et c’est moi qui paie. J’ai pas d’autre programme et même si j’en avais eu, t’es ma priorité. Allez, on se bouge.

Espérons simplement que la carte de crédit passe à la caisse, ainsi qu’auprès du livreur de pizzas. J’ai pas envie de m’emmerder avec des broutilles comme l’argent, nous n’en avons pas besoin ce soir. Les vingt minutes suivantes peuvent se résumer ainsi: deux hommes qui se séparent, qui règlent leurs courses, plus de questions gênantes, plus de justifications à apporter. À la sortie du magasin, je me dirige vers mon véhicule, opine du chef en direction de Daniel et lui demande, après avoir déposé mon sac dans le coffre:

Je te suis, Dani?

Et oui, je te suis, Dani. Car il en a toujours été ainsi…
Je n’ai jamais cessé de te prendre dans mes bras. Je suis devenu adulte, con, sur la défensive.
Mais je peux toujours sécher tes larmes, tu sais…

Je suis tendu, je suis clairement tendu. En même temps, l’aîné Keller me met dans une situation inconfortable et je ne suis pas à l’aise. Je ne sais pas comment réagir. Je déteste les non-dits, les malentendus, les sous-entendus. J’ai souvent reproché à Elena de ne pas clairement me dire les choses et d’attendre que je les devine. Ce n’est clairement pas l’endroit pour en parler. Je ne veux pas me mettre dans tous ces états dans un supermarché, ce n’est pas le lieu. « En fait… Je ne comprends juste pas… » je commence alors, avant de me rendre compte que non, mes questions peuvent attendre. « D’accord, faisons comme ça… » j’acquiesce, je baisse les bras, je range les armes, nous en parlerons plus tard. Très bien. Nous nous dirigeons alors vers la caisse, réglons les courses, déchargeons tout dans nos coffres respectifs et nous voilà prêts à prendre la direction de chez moi. Le trajet se fait en silence, même si je bouillonne intérieurement. Je tourne les clefs dans la serrure, ouvre grand la porte, laisse Ezra rentrer et referme la porte aussitôt.

Je ne sais pas par quoi commencer, la première question qui me vient, c’est… « Pourquoi ? » je demande en me tournant furtivement vers lui, croisant les bras sur mon torse. « Je ne comprends pas comment on peut en arriver là, Ezra. » Putaaaaaaaaaaain ! Il a une femme, il a deux garçons merveilleux et quoi ? Je le retrouve achetant une boîte de préservatifs à une heure tardive de la nuit pour finir sa nuit avec… je ne sais qui ? je ne sais où ? En tout cas, avec une femme qui n’est pas son épouse et ça, je ne cautionne pas ! Nos principes sont ainsi bafoués, contraires à tout ce que papa et maman nous ont toujours appris. Dans n’importe quel couple il y a des hauts et des bas, c’est normal, nous sommes humains et notre patience a des limites… Mais tout de même ! Arriver jusque là ? Tromper ?! Non je ne comprends pas ! Je ne cautionne pas ! « Putain Ez… » je soupire et passe nerveusement une main dans les cheveux. « T’es pas heureux avec Josy ? Pourquoi vous n’en parlez pas ? Pourquoi vous n’essayez pas de trouver une solution ? Pourquoi tu choisis la facilité ? » Je lui dis alors sur un ton sanglant, en plantant mon regard dans le sien. Je suis déçu, triste pour Joséphine qui fait partie intégrante de la famille et surtout, écœuré par son comportement. Un gamin de 16 ans qui ne contrôle pas ses pulsions, voilà ce qu’il est ! « T’aurais aimé qu’elle te fasse ça, elle ? C’est ça l’exemple que tu donnes à tes enfants ?! » Je secoue la tête, je pourrais hurler, mais le ton glaçant que j’emploie aura un effet pire encore. Je suis hors de moi bon sang !

Je me laisse tomber sur le canapé et prend ma tête entre les mains. Beaucoup trop pour moi tout ça, je ne réalise pas ce qui se passe et je ne suis pas sûr de souhaiter avoir toutes les infos. Incroyable mais vrai… C’est un cauchemar. Soudainement, je me lève alors et me dirige vers mon bureau pour récupérer deux feuilles agrafée l’une avec l’autre. J’ai le cœur qui tambourine dans la poitrine, puisqu’il s’agit d’une soirée révélation, il n’est pas au bout de ses surprises le big bro. « Histoire que nous soyons deux à être déçus ce soir, tiens, jette un coup d’œil à ça. » je lui balance les feuilles qu’il tente tant bien que mal de rattraper. Ce n’est pas possible… Nous devons être maudits, je ne vois que ça comme explication ! Je pousse un soupire et le regarde, attendant impatiemment sa réaction. A y réfléchir et avec un peu de recul, même si je ne tolère pas du tout son comportement à Elena, que je ne l’accepte pas, que la forme est dépourvue de sens… Je préfère qu’elle soit partie, plutôt qu’elle m’ait trompé. « Elena s’est barrée. On divorce. » Je lui dis, le cœur sur le bord de l’implosion. Alors arrêtons de prétendre que tout va bien, juste pour cinq minutes.