a life, a story
[Naître Harlow]Un vieux souvenir me trotte souvent dans la tête. Je ne sais même pas quel âge je dois avoir. Peut-être bien quatre ou cinq ans, puisqu’on y voit Abel. Mon père me porte sur ses épaules. J’ai l’impression d’être le roi du monde. Le bruit des vagues me berce autant que le rythme de son pas. Je tourne la tête vers maman et elle sourit. Depuis quand elle n’a pas souri de cette manière ? Une éternité….

J’étais un môme facile, je crois. J’ai très vite pris conscience que sourire, être poli et gentil me rapporterait - en plus de l’attention des adultes - quelques louanges et deux trois bénéfices supplémentaires. J’avais bien conscience d’avoir une famille “atypique” mais je n’ai jamais considéré ça comme un défaut. Dans ma tête, une moitié de frère ou de sœur, ça n’existe pas. J’entretiens avec chacun une relation particulière. Ils peuvent compter sur moi et ils le savent. En tout cas, j’espère. J’étais plutôt du genre à acquiescer quand ils se faisaient engueuler, puis à me marrer avec eux dès que nos parents étaient sortis de notre champ de visions. Est-ce que je les ai poussés au vice, de temps à autre ? Peut-être bien. Mais j’assumais, avec eux, jusqu’aux punitions pour lesquelles je n’avais rien à voir.

Abel est celui avec qui j’ai le plus de souvenirs en commun. Je ne me rappelle pas avoir été spécialement jaloux. J’étais surtout pressé d’avoir un compagnon de jeu. Bon, il a fallu attendre un petit moment avant de pouvoir vraiment jouer avec. Mais je voulais être son modèle, son exemple.
Kenny et Sam font ce truc de jumeaux à fonctionner généralement en duo. Je ne m’en sens pas spécialement exclu, finalement, peut-être à cause de notre différence d’âge. Kenny peut jouer les gros durs autant qu’il veut, je le connais suffisamment pour voir ce que ça cache. Puis, sérieusement, au fond, je suis sans doute moins fréquentable que lui. Plus égocentrique et attaché à ma propre personne. Quelque part, accumuler les conneries me paraît plus “sain” que d’enfermer tout à l’intérieur, comme peut le faire Sam. Je m’inquiète pour elle, et à la façon dont elle me regarde, j’ai l’impression que c’est réciproque.
Je n’ai presque pas vécu avec Lola, la dernière arrivée. Elle n’en est pas moins ma petite sœur et gare à celui qui la ferait pleurer. Elle est définitivement dotée du tempérament des Harlow. Je connais trop bien cette rage de vaincre qui l’anime, pour ne pas la soutenir. Si pour ça, je dois baver sur les miss devant la télé ou jouer les cheerleader pendant qu’elle s’entraîne à défiler, ça ne me pose pas de problème.
Chris est encore un gosse. C’est facile de lui faire plaisir et de le rendre heureux. Je crois qu’il s’éclate autant que moi quand il s’agit de bricoler des trucs. Ma mère pense absolument nécessaire de me faire son regard de dragon quand je l’emmène, auquel je réponds de mon sourire le plus adorable possible. Comme si j’allais lui apprendre des conneries. Mais franchement ! J’attendrais qu’il soit majeur pour ça.

J’ignore ce que c’est “un quotidien normal”. Chaque journée était différente, vivante. Je crois que ma mère est incapable de s’arrêter, et que mon père la soutenait quoi qu’il puisse se passer. On baroudait beaucoup. On aidait dès qu’il fallait. Franchement ? J’ai une éducation merveilleuse, assez pour connaître la valeur des choses, pour avoir le goût de l’effort et pour acquérir une volonté de m’appliquer à rendre le monde “meilleur”.

[Alors, qu’est-ce qui a changé Malone ? ] On ne parlera pas de ça. Je ne vous dirais rien sur ce jour là.

[Pourtant, il s’en souvient parfaitement. Il n’a rien oublié du 12 janvier 2010 à Haïti. Ces vacances ont marqué un tournant décisif dans la vie de la famille. Il en a tiré l'un des grands principes de son existence. Règle numéro 1 : Si maman panique, c’est que c’est la merde. Malone a longtemps été sujet aux crises d’angoisses. Parfois, encore, certaines circonstances le mettent particulièrement à mal. Une immense baignoire trône dans sa salle de bain. Elle a beau le narguer quotidiennement, il ne s’y installe que très rarement…. et n’y passe jamais un bon moment.  ]

[Règle numéro 2: Si mère-dragon pousse une gueulante, tu as été trop loin. (beaucoup trop loin) ]

J’ai été un sale petit con. J’aurais pu faire bien pire, devenir beaucoup plus problématique. Vous pouvez remercier ma mère. Au final, j’ai passé environ deux ans à tester notre lien en permanence. J’ai menti, triché, volé, fumé, séché les cours, et fugué pendant quatre mois. Horrible hein ? Je faisais juste en sorte que ma mère sache que j’étais en vie. J’allais voir mes frères et sœurs pendant leurs récrés.

Au fond, je me débattais sans arrêt. J’avais l’impression d’être un gamin à qui on aurait enfilé un costume trop grand. J'oscillais entre cette image du fils parfait et une révolte constante. Je me sentais tiraillé de tous les côtés. Mon père me manquait. Je le détestais d’être parti, autant que je voulais lui ressembler. Mais je ne serais jamais comme lui. J’ai juste appris à faire un peu mieux semblant.

À mon retour, j’ai écopé non pas d’une punition, mais d’une discussion très longue. J’ai pleuré dans les bras de ma mère en lâchant tout ce que j’avais sur le cœur. Ma colère, ma rancune. Ma douleur aussi. Ce trou lancinant dans mon ventre, laissé par la perte d’un père. Parfois, je voudrais croire au paradis. J’aimerais bien réussir à m’imaginer qu’il me voit de là où il est et qu’il n’est pas trop déçu. Je m’en sors pas si mal que ça, non ?
[Règle numéro 3 : Si quelqu’un devrait me donner un rein, ce serait elle. ]
Un autre gros projet dans lequel je me suis lancée avec les autres. Vous vous rappelez quand je me suis barré ? J’ai atterri dans un squat. Étrangement, être entouré de personnes aussi paumées que moi m’a réconforté. J’y ai beaucoup appris sur moi, autant que sur mon rapport aux autres. Je ne reviendrais pas sur ce sujet. Alors, quand l’idée a germé de faire de cet endroit quelque chose, je n’ai pas hésité. On s’est tous retroussé les manches et, par la force du collectif, cet endroit a fini par ressembler à quelque chose. Ce n’était toujours pas suffisant à mes yeux. Avec l’appui financier de ma mère et de Stan, j’ai acheté le bâtiment pour une bouchée de pain, en 2016.

Si je ne gère rien pour ce qui est des locations, je supervise largement l’avancement des travaux. J’ai investi mon temps, mon énergie et une bonne partie de mes salaires pour faire de cet endroit… Un lieu ressource. Quelque chose d’inspirant, de moderne, et de novateur, en restant le plus respectueux possible de l’environnement. Je suis incroyablement attachée à cet endroit. L’ambiance n’est pas sans me rappeler mon enfance, ma famille, et l’auberge de ma mère. Peut-être qu’elle a déteint sur moi. Peut-être que j’essaie encore de l'impressionner, de la rendre fière, de faire amende honorable…. De lui rendre son sourire.

Je crois que c’est cet immeuble qui m’a donné envie de lancer ma propre entreprise. Mes méthodes ne sont pas toujours les plus éthiques, même si je ne l’admettrais jamais à voix haute. Cependant… Il faut parfois se salir les mains pour faire évoluer les choses dans le bon sens. Non ?

[Dark Side of the Moon]

Je vous ai parlé de mon oncle Stan ? Non. Évidemment. Le psy - celui que j’ai dû voir et à qui j’ai souri en jouant mon meilleur rôle de gentil garçon - estime bénéfique d’avoir eu un deuxième modèle paternel. Il a raison. En revanche, je crois qu’il ignore dans quel domaine il a pu jouer les mentors.

Dès tout petit, je vous l’ai dit, j’ai compris qu’un physique avantageux ouvrait des portes. La curiosité, en premier lieu, m’a poussé à aller expérimenter à quel point cela pouvait me servir. J’ai commencé par des petits mensonges, par-ci par-là, juste pour voir combien de temps, je pouvais les tenir. Ensuite, je me suis fait passé pour un autre sur Internet. Je pouvais m’imaginer mille et une vies, juste en le décidant. L’appât du gain n’est arrivé qu’après. Finalement, c’est très facile de se faire envoyer de la thune et de disparaître dès que ça devient chaud. Stan a compris mon petit jeu. Je ne sais plus trop s’il a essayé de m'enguirlander ou non. Toujours est-il que je ne l’ai pas vraiment écouté.

Petit à petit, très progressivement, c’est devenu un art de vivre. L’adrénaline ressentie, la sensation d’être au-delà des codes, cette impression de contrôle et de pouvoir alors que je pourrais tout perdre dans un claquement de doigts. Ces effets me grisent. J’ai l’impression d’être un funambule, suspendu au-dessus d’un canyon. Si jamais c’est trop “facile”, je m’ennuie. Je sème des indices… J’aime frôler la limite et retourner la situation à mon avantage. J’aime qu’on m’aime ! Tant pis si ce n’est pas pour ce que je suis. Peu importe si tout est bâti sur des conneries. Tout le monde ment. J’ai simplement l’honnêteté (savourer l’ironie), de l’admettre !

Ma spécialité réside dans la séduction des cibles avant de pousser discrètement à l’investissement. Je n’éprouve aucun scrupule à me glisser dans le lit de femmes. Je suis passé expert dans l’art de conquérir les épouses délaissées, même si le frisson s’avère plus intense quand il y a un minimum de résistance. Il m’est arrivé de profiter de ces instants pour… Subtiliser un bijou ou une œuvre de grande valeur (aussitôt remplacé par un faux). Dans ces cas-là, je travaille en réseau et ne suis que l’artisan d’un dessin plus important.

Et Stan alors ? Disons qu'à l'occasion, nos intérêts se rejoignent suffisamment pour instaurer une coopération. Cet homme est un génie.  Ma mère n'en sait évidemment rien. J'imagine trop bien la déception que cela lui causerait.

Objectivement ? Je pourrais me passer de ces larcins. Psychologiquement ? Je n’en suis pas certain. Je trouve, dans le chaos semé, une certaine satisfaction. Un genre de revanche sur la vie ? Ou sur moi-même ?
[En vrac]