L’ordinateur était la seule source de lumière dans la pièce. Les volets fermés, le salon était dans une profonde pénombre malgré la pleine journée et le soleil radieux à l’extérieur. L’homme qui vivait ici était un homme de la nuit, qui préférait jouer avec la pénombre plutôt que de se montrer en plein jour. Le sol était jonché de crayons de couleur, de dessins, de papiers plus ou moins importants. Des jouets traînaient ici et là. L’enfant qui vivait ici n’était pas dans l’appartement : aujourd’hui, pleine semaine, c’était l’heure de l’école. Bientôt, elle rentrerait et Jayden devra décrocher ses yeux de son foutu ordinateur pour ranger son appartement et offrir un appartement digne de ce nom à sa fille.
En attendant, il se perdait dans les multiples papiers, revoyant certains contrats. Une exposition aurait bientôt lieu et ses clients étaient déjà venus le voir pour obtenir des tableaux. La veille, il avait failli se faire tuer par un client qui attendait avec impatience son certificat de provenance. Heureusement, Harmony lui avait été d’une grande aide. Pour autant, il devait toujours garder les yeux rivés sur l’actualité. Il se perdait dans sa recherche d’œuvres d’art, répondait rapidement à ses mails ou des sms qui lui arrivaient. Couplé à cela, Jayden tombait parfois sur des articles ou des publications concernant l’art et les tableaux, évoquant sa curiosité. Son regard descendit vers le bas à droite de son ordinateur : encore une heure avant que sa fille ne rentre de l’école. Il poussa un profond soupir, tentant d’évacuer le stress. Sur la table, de nombreux papiers traînaient, mais il n’avait pas le cœur a tout ranger. Pendant encore de longs instants, Jayden se perdit dans ses contemplations avant qu’on ne frappe à sa porte. Soudain, son cœur se mit à tambouriner rapidement dans sa poitrine. Il attrapa tous les dessins au sol et les crayons pour tout rassembler en un tas, ferma son ordinateur, attrapa ses propres papiers pour les rassembler et les poser sur le laptop. Ça frappa une nouvelle fois.

« Ouais, j’arrive ! »

Il se précipita pour attraper deux-trois vêtements qui traînaient, les balançant dans le panier de la salle de bain. Il arriva devant la porte d’entrée, hors d’haleine. Il tenta de reprendre son souffle avant d’ouvrir puis appuya sur la poignée.

« Ah, ce n’est que toi. Ça va alors. » Découvrant Eli sur le palier de sa porte, il la salua avant de rerentrer dans son appartement, se rendant compte qu’il s’était mis à stresser pour rien. « Viens. Entre. Fais comme chez toi, tu connais la maison. » Il en profita pour attraper une assiette qui traînait, la mettant dans l’évier. « Qu’est-ce qui t’amène ? Tu veux boire un truc ? » Eli et lui étaient tellement proches que tout n’était que formalité entre eux, banalité, comme s’ils se connaissaient depuis le bac à sable. En réalité, ils se connaissaient depuis moins longtemps que ça, mais c’était inutile de le préciser.

On dirait bien que je suis dans la…
Bref, tout le monde se doute de la suite de cette phrase, il n’existe aucune ambiguïté, aucun secret à protéger. Mais la vulgarité n’est pas une composante de mon caractère naturel. Je tente, et je dis bien je tente, de rester une femme distinguée en toutes circonstances, ce genre de personne impressionnante, loin d’être impressionnable, justement. Ai-je réussi ce périlleux exercice, dans mon existence? Rien n’est moins sûr. J’ai surtout la terrible impression de mener une double vie perpétuelle, ce qui est loin d’être évident. Je jongle entre deux facettes que je tente de faire coexister, tant bien que mal. D’un côté, je suis Eli Hartley, qui est revenue à Monterey après une longue absence. Presque trop usante. Les retrouvailles avec ma vie d’avant, auprès de Connor et Harper, n’ont pas été des plus émouvantes, bien au contraire. Les rancœurs sont trop profondes, le silence a perduré durant trop longtemps. Tout est perdu… Ou presque.
Et d’un autre, je suis Eli, Claire, Daphnée, Mary ou encore Daisy. Cette femme qui interpelle mais qui disparaît aussitôt qu’on tente de s’approcher afin de tenter de la découvrir. Je joue, je transforme, je travestis, j’entourloupe. Telle est ma véritable nature, que je tente de restreindre en interprétant cette femme d’entreprise assurée, la femme d’affaires qui réussit et qui ne se contente pas d’un seul combat.

Mais aux côtés de Jayden, je n’ai pas besoin de jouer un rôle, ni même de mentir. Il connaît tout de moi, et surtout le pire. C’est pour cette raison précise que je n’hésite pas une seule seconde, tout en sortant de ce rendez-vous qui a… clairement mal tourné. Tout en me précipitant jusqu’à mon véhicule, m’y réfugiant telle une petite fille prise en faute, je réfléchis à la vitesse de l’éclair, sentant mon cerveau en surchauffe en l’espace d’une poignée de secondes. Bien entendu, je suis tentée de contacter Stan, mon cher et tendre, qui a toujours été à mes côtés dans les périodes les plus compliquées. Mon quotidien n’est pas aisé à suivre et pourtant, j’ai la sensation qu’il me suivrait jusqu’au bout du monde. Telle son égale, je sais que rien ne peut nous arriver… Même lorsque le pire a tenté de nous réduire à néant. Sortant victorieux de notre dernière péripétie, abattus mais loin d’abandonner la partie, nous tentons désormais de mener une vie paisible, ayant même décidé d'emménager ensemble. Nous sommes les heureux locataires d’une bâtisse surplombant les hauteurs de Monterey, d’où je me sens toute puissante. Équilibrée, comme si, enfin, les pièces d’un puzzle décidaient de s’emboîter à la perfection.

Est-ce dû à cet effet de confiance que je me retrouve en si mauvaise posture, aujourd’hui? Sans doute. Oui, très certainement, même. J’ai joué, persuadée de connaître toutes les règles, et il semblerait que j’ai perdu. Loin de lâcher l’aspect illégal de mes activités, je réalise que malgré mon âge avancé, je peux tout à fait oublier des détails, cesser de gérer l’imprévu comme il se doit. L’esprit confus, je me rue donc chez Jayden, le seul qui sera disponible pour m’écouter et surtout apprivoiser la véritable tornade que je deviens au fur et à mesure que j’approche de son appartement.
Paniquée, oui, c’est le terme le plus approprié afin de me qualifier.

Après avoir trouvé une place en double file, n’ayant certainement pas la patience de me dégoter autre chose, je grimpe les marches de l’escalier quatre par quatre, énergisée par l’adrénaline qui ne cesse de couler dans mes veines. Haletante et réalisant que mes vingt ans sont déjà loin derrière moi, je tape doucement sur le bois de la porte d’entrée, attendant sagement que mon meilleur ami finisse par m'ouvrir. Tandis que je découvre son visage quelque peu crispé, je ne peux attendre son approbation afin de pénétrer dans son appartement, claquant vivement la porte, me plaquant contre, comme un enfant pris en faute et je siffle entre mes lèvres quasi closes:

Jayden… J’crois que j’ai fait une connerie. Genre… Dans le top cinq, quoi. Tu vois le genre…?

Je suis tellement sous le choc, terrifiée et inquiète que je manque à tous mes devoirs. Posant deux doigts tremblants sur le bout de mon nez, réflexe que je conserve depuis l’adolescence, j’ajoute, tentant de sourire, le résultat ne doit pas être suffisant pour convaincre l’homme avisé qu’est Jayden:

Pardon, je… Ça va, toi? Désolée pour l’entrée surprise, hein… Mais je ne savais pas vers qui me tourner.

Non, Eli, ça c’est un affreux mensonge. C’est ta fierté parfois insupportable qui t’a forcé à baragouiner une bêtise pareille?
Oui, sans doute. Mais au pied du mur, il n’y a plus qu’une seule solution: abdiquer.
Ou tout du moins, apporter à l’adversaire un coup fatal qu’il faut préparer avec soin, aux côtés des meilleurs…

Parfois, lorsque Jayden se mettait à travailler dans la pénombre, seul, face à lui-même, il divaguait. Il passait de ses affaires à sa regrettée femme, repensant à quoi aurait pu ressembler leur vie si elle avait continué d’être présente. Chaque jour, Jayden se battait pour subvenir aux besoins de sa fille, pour se battre contre le deuil. On lui avait dit que le temps calmait la douleur et ces gens-là n’avaient pas tort. Chaque jour était plus simple que la vieille, sauf quand on revenait à des jours ou des endroits marquants, des petits détails de la vie quotidienne qui nous font plonger à nouveau dans cette état semi-dépressif où on ne veut avoir affaire à personne. On se sent seul et on souhaite prolonger cette solitude, tombant inévitablement dans un cercle infernal. Ce qui empêchait Jayden de tomber dedans, c’était la présence de sa fille. C’était les travails, les collaborations avec Harmony ou les soirées passées avec sa compagne d’armes, Eli. Elle était à la fois une collaboratrice, une amie et une confidente. Rencontre fortuite. Présente chaque fois qu’il avait besoin d’elle. Il remerciait le monde de l’avoir mis sur sa route.
Pas de faux semblants entre eux, c’était ce que Jayden avait toujours apprécié. Quand il tentait de tenir sa femme à l’écart de ses affaires, il y avait une Eli qui était au courant de tout. Autant qu’il savait tout d’elle.

La chose à laquelle il ne s’attendait probablement pas en ouvrant la porte, c’était la réaction complètement paniquée d’Eli, comme si elle était pourchassée par le grand méchant loup. Bien qu’excellente actrice quand il s’agit de berner son monde, Eli n’est pas du genre à faire des blagues de ce type à Jayden : il s’était passé quelque chose. Alors qu’il retournait à son ordinateur, Jayden se retourna doucement sur le chemin, l’écouta. Il poussa un profond soupir en l’entendant. Il imaginait déjà de quoi il retournait. Espérant peut-être que son attitude la calmerait, Jayden partit se rasseoir à son ordinateur, prêt à l’écouter.

« Je te propose pas un café vu ton état. » Il leva les yeux vers elle et tendit la main pour lui proposer de s’asseoir quelque part … Il se rendit compte qu’il y avait des papiers même sur les chaises. Le quarantenaire se leva mollement pour dégager une chaise et reprit place. « Allez, viens, raconte. On va voir ce qu’on peut faire. » La meilleure chose dans ce genre de situations ? Écouter, examiner et prendre la meilleure décision, le plus rapidement possible. Et parfois, si cela était nécessaire, élaborer un plan : c’était ce qu’il aimait le plus dans ce job. Certes, c’était particulièrement dangereux. En revanche, quand il s’agissait de jouer au plus fin, c’était la came de Jayden. Il était déjà prêt à faire des recherches sur son ordinateur allumé pour sortir Eli de son pétrin. Fallait-il encore qu’elle lui raconte ce qui lui était arrivé.