De l’amour à la haine il n’y avait qu’un pas, tout le monde le répétait. Mais pour Harmony, c’était plutôt comme avoir un pied de chaque côté de la frontière. Elle détestait Ace parce qu’il l’avait abandonnée, parce que ça faisait six mois qu’elle n’avait pas de nouvelles alors qu’auparavant ils n’auraient pas tenu trois jours sans se voir, tellement collés l’un à l’autre au lycée. Elle le détestait parce qu’ils s’étaient disputés la veille de son départ et qu’ils n’avaient pas pu avoir une de leurs traditionnelles séance d’excuses. Ace et Harmony avaient souvent des avis si divergents sur les choses que les gens se demandaient comment ils pouvaient être si amis, mais la vérité c’était surtout qu’ils se parlaient toujours avec une franchise inébranlable. Quitte à se mettre sur la gueule, et à venir s’excuser trois jours plus tard. Ils n’avaient jamais su rester fâchés. Sauf cette fois.

Elle l’avait traité de traître et d’égoïste et elle ne regrettait pas un seul de ses mots. Elle avait passé des années à essayer de trouver le courage de lui avouer ses sentiments, et lui il était parti quasiment sans rien dire, du jour au lendemain, à l’autre bout du monde. Elle ne lui pardonnerait jamais. Et ce qui faisait encore plus mal, c’était de savoir qu’il s’en foutait sûrement totalement. Sinon, il aurait envoyé un message, une lettre, un pigeon voyageur, n’importe quoi. Elle avait pensé qu’il finirait par faire le premier pas, elle avait fixé son téléphone toutes les dix minutes pendant des semaines, et pourtant rien. C’était sûrement mieux qu’elle n’ait pas avoué ce qu’elle ressentait pour lui, il se serait bien marré sinon.

Parce que malgré tout elle restait amoureuse. Et elle se détestait pour ça. En se regardant dans la glace elle avait envie de s’insulter ou de se hurler d’avoir un peu d’amour propre et d’oublier ce sale type pour qui, finalement, elle comptait bien peu. Elle masquait ça sous son eye-liner comme elle le pouvait. C’était comme vivre une rupture, alors qu’elle n’avait jamais été avec Ace. Enfin, pas comme ça. Après tout elle devait faire le deuil de ses sentiments. Mais il ne serait même pas là pour voir sa revenge dress.

Elle s’autopersuadait que sortir ce soir c’était la meilleure idée, la meilleure chose à faire. Elle se répétait que c’était super, qu’elle en avait envie, qu’au moins elle n’aurait pas à saouler son meilleur ami pour qu’il l’accompagne, lui qui était moins fêtard qu’elle. Voilà ce qu’il fallait qu’elle fasse : qu’elle trouve quelqu’un qui savait s’amuser. Et qui ne la laisserait pas tomber. Aller à une soirée, c’était déjà rencontrer des gens qui remplissaient au moins un critère. Un bon début.

Harmony embarqua dans son sac les faux papiers qu’elle s’était fait, passe-partout nécessaire pour boire de l’alcool – et elle y comptait bien. C’était un passage obligé pour un faussaire, de se faire ses propres papiers au moins une fois. Harmony s’était beaucoup entraîné avec sa propre identité, parce que toutes les informations étaient déjà vraisemblables. Elle avait recopié son passeports des centaines de fois, sous l’oeil avisé de son père. Et elle avait ensuite fourni ses amis proches, parce que s’amuser ensemble c’était quand même mieux. Enfin, ce soir il y avait peu de chances que les employés sachent apprécier l’étendue de son talent.

Elle se dirigea jusqu’à un bar, elle avait repéré qu’ils faisaient venir de bons musiciens ce soir et elle avait passé le mot parmi ses connaissances. L’amour de la musique l’aiderait peut-être à passer à autre chose, et à défaut il y avait de l’alcool. Qu’est-ce qui pourrait être plus parfait que ça ? Elle chassa la pensée de cette même soirée mais avec Ace, se confortant dans son envie de s’éclater toute seule, ou plutôt sans Ace. Il allait bien falloir qu’elle s’y fasse, de toute façon, alors autant prendre le taureau par les cornes tout de suite.

Avançant jusqu’au comptoir, elle commença par demander une bière qu’elle obtint sans mal, avant de se retourner pour essayer de repérer ses amis. Elle n’était pas vraiment toute seule. Elle connaissait des gens qui aimaient s’amuser. Des gens qui, d’ailleurs, étaient probablement eux aussi ébranlés par le départ d’Horacio et qui partageaient peut-être son envie de tourner la page de manière festive.

Elle reconnut le petit groupe, et surtout Ambrose. S’approchant rapidement, sa bière à la main, elle piqua une chaise à la table d’à côté et s’installa avec eux. Évidemment, elle était en retard. Mais c’était pareil au lycée – du moins quand elle daignait venir – alors ils n’étaient sûrement pas surpris.

- Comment ça va vous ? Lança-t-elle d’un air enjoué. Pas mal la musique, hein ?

Elle espérait qu’ils appréciaient sa proposition, même s’ils étaient sans doute loin de porter autant d’importance à l’ambiance sonore qu’elle, qui était musicienne dans son petit groupe. Et puis, c’était une manière de détourner l’attention et d’éviter qu’on vienne la charrier sur l’heure tardive de son arrivée.