a life, a story -


Mon regard incapable de se détacher de cette horloge.

Tic. Tac. Tic. Tac.

Battement de cils à peine imperceptible, reniflement discret, mâchoire qui se crispe, lèvres qui se pincent. Le langage corporel dans son excellence. Car ma voix semble s’être perdue à tout jamais dans les limbes de mes pensées obscures.

La machine du temps peut être impitoyable, jalouse, broyant le moindre détail sur son passage, se fichant des conséquences, de l'origine, des objectifs et de la finalité.

Elle se contente d'exister, là, ici et maintenant. Pour toujours et à jamais.

...


Rachel, épuisée mais souriante, et Harry, si fier, une main ferme sur l’épaule de Cameron, leur jeune garçon de deux ans, posent pour une photo de famille, la première à quatre membres. Eli vient de débarquer dans ce monde complexe, surprenant et loin d’être utopique. Pourtant, ce petit être ne sait rien de sa prochaine existence, ne pourrait deviner l'issue de ces années en devenir. Non, aucune boule de cristal quand on ouvre les yeux pour la première fois, aucune certitude après un premier cri. Vivante, voilà ce qu’elle est. Aimée, adorée même, sans aucun doute. C’est que l’amour et la bienveillance ont toujours été le socle de la famille Baker.
Père pêcheur, mère au foyer: les fins de mois difficiles qui s’enchaînent, inexorablement. Aucun changement, même minime, dans notre statut: nous sommes… loin d’être les plus riches de Monterey. Mais possédant la chose la plus importante dans ce monde: l’amour? Non, il serait hypocrite d’affirmer que j’en aurais manqué, de cette valeur fondamentale. Filiation très forte et frère que j’ai toujours adoré, j’étais une enfant discrète mais souriante. Polie et studieuse. Enfin… les premières années, en tout cas. Rien de particulier à l’horizon: jouant à la poupée, détestant vadrouiller là dehors, en pleine nature. Quelques ami(e)s, toujours invitée aux anniversaires, d'agréables souvenirs d'enfance auxquels je pense parfois. Chaque instant différent d’un quotidien rodé et déprimant pouvait m’apporter de pétillantes étoiles dans les yeux. Car même si nous étions fiers d’être des Baker, nous nous faisons souvent railler, à l’école, mon frère et moi. Cela ne m’a jamais vraiment atteint, enfin… je ne l'avais jamais vraiment avoué. Mais du point de vue scolaire, j’ai vite décroché. Assez tête en l’air, rêvant à une vie meilleure, je préfère m’absenter volontairement des cours, étant le parfait opposé de mon frère Cameron, désirant s’en sortir grâce aux études. Mais ces dernières n’étaient pas faites pour moi. D’ailleurs, je cherche ma voie, encore et encore. Le jardinage? La poterie? Le dessin? Oh, et puis, le piano… Oui, je tente, je ne reste pas bras ballants, à me plaindre, à geindre. Non, j’expérimente. Plus que de raison, d’ailleurs. Mais même si la musique me touche en plein cœur et que j’y accorde un intérêt certain… je n’arrive pas à me projeter dans un métier solide. Au grand dam de mes parents qui, après de longues économies, décident de nous emmener en vacances au bord de la mer, histoire de nous dépayser, de nous faire changer d'air. Chouette, une distraction! Passagère, sans doute. Mais à quatorze ans… rien n’est trop beau, ni trop différent. Je pensais vivre une semaine plaisante mais… La désillusion est assez violente.


La voiture familiale s'arrête, après de longues heures de route. Un véritable miracle qu’elle soit arrivée jusqu’ici, une presque épave qui ne fait que brouter et qui menace notre sécurité. Mais bon, je ne pipe mot, souhaitant que ces vacances démarrent sous les meilleures hospices. Je n’ai pas mon mot à dire alors… je me tais, comme toujours. Je soupire, je peste à demi-mots, m'extirpe du véhicule afin de m’étirer. C’est qu’en réalité, je n’ai pas l’habitude de manquer de respect à mes parents. Non, bien au contraire: je les aime, inconditionnellement. Mais je reste une adolescente, tâtonnant pour trouver mes propres limites. Cameron, lui, se propose pour mettre le plein, garçon parfait, serviable. Impeccable. Il m’agace au plus haut point, mon frère. En ce moment, il semble être synonyme de perfection alors que moi… je suis tout l’exact contraire. Le second enfant, râté, bien en dessous du premier. Je roule des yeux et préviens à peine d’une voix faible que je compte me dégourdir les jambes. Je m’éloigne du trio familial, frottant mes semelles abîmées contre le bitum. Tête baissée, je réfléchis, encore et toujours. Une véritable machine qui ne peut s’arrêter, pensant déjà à la future réaction de mes parents quand je vais leur apporter mon bulletin scolaire. Qui sera… misérable, aucune surprise là dessus. Et même s'ils m’aiment, même s’ils affirment m’accepter comme je suis… Je suis certaine que je vais avoir le droit à une remontrance. Méritée? Mmm, telle est la fameuse question qui te torture, Eli. Dans la vie, on récolte ce que l’on sème, comme aime te le répéter ton père. Alors, je…
Mais brusquement, alors que je passe la porte des toilettes pour femmes, je suis perturbée dans mes interrogations. Du coin de l'œil, je repère tout de suite un homme. Qui n’a rien à faire en ces lieux. Complètement paniquée, je me fige toute entière et le fixe du regard. De ces yeux bleus qui n’ont aucune idée de ce qu’ils s’apprêtent à voir, à subir.
D’une démarche pataude, il s’approche de moi, le pantalon baissé, son sexe sorti de son caleçon dégeulasse. Et même si chaque atome de mon pauvre corps sait que je devrais fuir, j’en suis incapable. Complètement pétrifiée, engourdie par cette frayeur qui emplit mon cœur, je me laisse faire alors que cet homme pose ses mains sur mon ventre, sur ma poitrine naissante, sur mon entrejambe vierge. Et après de longues secondes où le pire est à venir, je retrouve enfin de la contenance, du courage et pousse un long cri. Je n’ai qu’un espoir: que mon frère Cameron vienne à mon secours ou même mon père… Simplement, que quelqu’un m’entende…
Et alors que le drame n’est plus qu’une simple supposition et s’apprête à se jouer, la délivrance: un jeune homme d’à peu près mon âge, sortant de nul part. Se jetant sur mon agresseur, le frappant à la tête avec une pierre. La violence du choc me fait pousser un long hurlement mais enfin, je suis libre, libérée de cette emprise malsaine. L’homme au sol, beaucoup de sang coulant de son crâne… Je suis complètement amorphe tandis que le jeune homme m’attrape la main, me rassure, me dit simplement que je peux retourner chez moi, que je peux oublier. Le regard fixé sur son visage, j’arrive enfin à balbutier:

Je… Je m’appelle… M’appelle… Eli. Je… Eli.

Ce souffle saccadé que je n’arrive pas à calmer.
Je prends ce jeune inconnu dans mes bras, le serre si fort, pose mes lèvres dans son cou. J’ai eu si peur. Peur de mourir, peur de me voir… sali. Mais il a été mon jeune et efficace sauveur… Jamais je ne pourrais l’oublier.
Et retourner à ses vacances familiales fût incroyablement difficile.
Continuer à vivre. Malgré l'embûche, tracer son chemin.
Impossible. C’est arrivé, c’est une vérité que je ne peux repousser de la main.
Traumatisée, voilà ce que je suis.


Depuis cet incident, comme je le qualifie, je ne suis plus la même. Si d’ordinaire j’étais… un poil rebelle, là, je fomente une véritable guerre civile à l’encontre du monde entier et mon regard s’est teinté d’une noirceur qui ne veut pas me laisser en paix.
Je suis transformée et le pire? C’est que je ne veux pas en expliquer la raison. À PERSONNE. Ce jeune homme qui m’a sauvé d’une terrible agression, il me hante, je ne fais qu’y penser. Et surtout, une autre interrogation reste douloureusement en suspens: Est-ce que mon agresseur est… mort?
Et je me répète en boucle, encore et encore, que de toute manière, c’était lui ou moi. Que ce jeune homme n'avait pas le choix, que c'était comme ça. Je perds toute ma concentration en cours, qui n’était déjà pas fabuleuse. Alors, je finis par être pointé du doigt, je suis au pied du mur: mon proviseur convoque mes parents, leur annonce que Eli Hartley ne pourra pas passer en année supérieure, à la rentrée prochaine, mon niveau étant trop faible. C’est un coup dur, qui détruit le peu de moral et de confiance en l’avenir que je nourrissais encore, secrètement. Je suis une bonne à rien, une incapable…
Durant des semaines, je reste cloîtrée dans ma chambre. Écoutant autant de musique que possible afin de rompre ce silence insupportable. Jouant quelques notes sur le piano offert par ma mère, obtenu dans une brocante, il y a quelques temps. Casque vissée sur les oreilles, je fais les cent pas, joue avec un ballon de basket miniature, refuse toute interaction avec Cameron ou bien mes parents. Jusqu’à ce que mon paternel force les choses un soir, en toquant doucement à ma porte alors que j’étais sur le point de m’endormir. S’asseyant sur le bord de mon lit, il tente de me toucher l’épaule mais j’esquisse un mouvement de recul. Plonge mon regard dans le sien. J’aimerais tellement lui dire mais… je n’en trouve pas le courage.
À la place, un tout autre sujet qui vient s'immiscer entre nous: une proposition. Un très bon ami à mon père, Monsieur Henry, aurait besoin d’un coup de main. Un vieux monsieur un peu grincheux qui travaille…. dans les horloges, les montres, ce genre de choses un peu ennuyeuses, un peu… poussiéreuses? Je soupire, lui tourne le dos, fixant de ce fait le mur. Pff, je n’en ai aucune envie. Mais je comprends rapidement au ton de la voix de mon cher père que je n’ai pas le choix: c’est ça ou enfiler mes bottes de pêcheur dès le lendemain matin. Si je ne suis plus capable d'étudier, alors, j'irais gagner quelques billets. Avec cet ami ou bien mon père, il me laisse gracieusement le choix.
Alors, les mains dans les poches, dès le lendemain matin, presque à l’aube, en tout cas à mes yeux d’ado effrontée, j’étais au rendez-vous, passant pour la première fois la porte de chez Monsieur Henry.

La ponctualité, première valeur que j’ai apprise dans le monde du travail. Enfin…. Monsieur Henry, en tout cas, n’y est pas allé de main morte pour me faire retenir cet aspect fondamental. Deux minutes de retard et voilà que j’ai failli me prendre un outil dans l’oeil. Pour l’acceuil, on repassera. Mais au fil des jours, des explications, des missions, grâce à de la persévérance, de la minutie et beaucoup de dialogue, j’ai finis par sourire. À nouveau. Alors que cela faisait des semaines que ce n’était pas arrivé. J’avais trouvé ma passion. Un but dans la vie.
Horlogère. Voilà comment je mourrais d’envie qu’on me qualifie, dans l’avenir.
Monsieur Henry m’a tout appris. Tout.
Et surtout, à trafiquer une montre bas de gamme pour la vendre au prix fort. À peine trois semaines après mon arrivée, il m’apprenait déjà les ficelles de cet autre métier: Arnaqueur.
Si jeune et déjà en proie à une dualité amusante: mettre mon temps au service d’un objet si précieux, d’une mécanique si respectable. Et puis, parfois, en profiter pour ramasser plus de billets que nécessaire…

Oh, qu’est ce que je me suis éclaté, à cette époque.
Mais le meilleur restait à venir…


Une pluie infernale qui s’abat sur Monterey, gronde là dehors une tempête comme on n’en a jamais connu. C’est grandiose, majestueux: à l’image de ce qui se passe là, ce soir. Le dernier jour du reste de ma vie.
Ce soir, je viens de prendre la décision la plus difficile de toute mon existence : Quitter définitivement ma famille. Connor Hartley, l’homme que j’appelle mon mari depuis plusieurs années à présent. Avec qui je vis une vie confortable, un équilibre agréable que nous avons construit, réalisant le plus beau des projets, ensemble, main dans la main: devenir parents. Incapabe de procréer de manière naturelle, notre motivation ne s’est jamais tarie et nous avons rapidement opté pour l’adoption. Adorable enfant de cinq ans à peine, une blonde au regard perçant. Dès que je l’ai vu, j’ai su: l’amour qui a emplit mon cœur ce jour-là était incomparable, incommensurable, grandiose, renversant.
Harper est devenue, ce jour-là, le centre de ma vie. De mon Univers. Elle était tout, j’étais enfin quelqu’un d’autre qu’une femme, qu’une soeur, qu’une fille: je suis devenue sa mère.
Et quelle déception, Eli, tu vas lui apporter d’ici quelques minutes. Furieuse contre cette fatalité, contre moi-même, contre ma lâcheté sans nom, je remonte la fermeture éclair de mon sac de voyage, passe une main dans mes cheveux, ajuste mon manteau sur mes épaules. Il est l’heure. Jetant d’ailleurs un regard sur la montre que j’avais offert à Connor, il y a quelques semaines, à l’occasion de son anniversaire et qui est posé là, sur la table de chevet, je sens une forte nausée m’envahir.
Mon Dieu, mais qu’est ce que je suis en train de faire?
Descendant à toute vitesse les escaliers, j’ose à peine poser un regard sur le mur de photos, dizaines de cadres aux tailles différentes et retraçant NOTRE vie de famille. De l’arrivée de Harper dans nos vies, ce premier jour formidable où nous avons pu la serrer dans nos bras, ses premiers tours en vélo, son premier anniversaire entouré de son parrain, Caleb, Ronnie, Cameron, tous nos amis, tous mes proches.
Arrivée en bas des escaliers, je pose mon sac sur le parquet ciré, aperçoit du coin de l'œil Connor se lever de son fauteuil, coupant la télévision alors que le match de foot de son équipe favorite est en train de se jouer. Mais il sait, me connaît. Il peut lire dans mon regard une vérité que je ne veux toujours pas accepter moi-même…

Mais dans la vie, parfois, l’heure du dilemme sonne bien trop tôt et il est tout bonnement impossible d’y échapper: Rachel Baker, ma mère, est gravement malade. Mourante diront certains médecins alors que d’autres affirment qu’il est encore possible de la soigner. En échange d’une somme d’argent… considérable. Fond dont mon père ne dispose pas, l’état financier des Baker n’ayant jamais vraiment bougé d’un iota au fil des années. Et même si je suis heureuse avec cette vie de famille, j’ai opté pour un emploi de bureau à mi-temps qui me laisse du temps libre pour profiter de ma fille et de mon mari. Mais qui ne m’apporte pas un salaire bien conséquent. L’argent ne fait pas le bonheur mais pourrait-il… sauver la vie de ma mère? Désespérée, folle de douleur à l’idée de perdre celle qui est et restera mon modèle dans ma vie, je reçois une proposition douteuse mais bien réelle de la part de la famille de Connor, il y a deux semaines de cela. N’ayant jamais été apprécié par le clan Hartley (à cause de mon origine sociale sans doute, j’ai appris à ne pas trop se formaliser sur ce détail), l’enveloppe glissée dans mes mains par le propre père de Connor ne laisse aucune confusion possible: je suis payée pour disparaître de la vie de mon mari et de ma fille. Dimanche soir, dans très exactement deux semaines, je dois faire mes valises, partir sans me retourner. Ébahie, j’ai posé la question qui me brûlait les lèvres à cet instant: Vous… vous avez appris pour ma mère, n’est ce pas? Mais je n’obtiens aucune réponse, seule une portière qui claque et cet affreux dédain qui me cloue au sol. Je réfléchis, longtemps. Je pèse le pour et le contre, des nuits durant. Je ne suis pas sotte, je vois bien que Connor remarque que quelque chose ne va pas.
En effet, plus rien ne semble tourner rond dans ce monde: et alors que je me racle la gorge, j’annonce à mon mari, le plus sobrement possible: Je… je pars. Je m’en vais. Pour toujours. La gorge nouée, les larmes qui menacent d’inonder mes yeux… C’est une véritable torture. Bien entendu, le ton monte rapidement, Connor ne comprend pas, exige des explications, tout de suite, sans attendre. Il croise les bras sur sa poitrine, semble résigné. Il jure que je ne quitterais pas cette maison sans fournir des explications. Alors, je lui avoue, à demi-mots: Je n’ai pas le choix, Connor. Je dois partir, il le faut, je dois… m’occuper de ma mère. Mais j’en ai trop dit: le père de Connor m'a juré que si j’avouais la vérité à son fils, notre accord serait annulé. Alors, je me débat, hausse le ton à mon tour, fais comprendre à mon mari qu’il est inutile d’insister, je ne dirais rien de plus. Il ne lâche pas le morceau, le duel devient inégal. Mais le plus dur est à venir: alors que je me lance dans des réponses hasardeuses, je remarque ma petite Harper, assise sur une marche, dans le dos de Connor. À cet instant précis, mon cœur se brise. Mais ma décision est prise: je dois m’en aller. J’ai accepté cet argent afin de sauver ma mère. C’est une histoire de famille, de relation filiale très forte. Une mère que je retiens fermement, une autre qui abandonne sa fille. Harper tente de me retenir, de ses petites mains que je couvre de bisous chaque soir, avec ce regard tendre duquel je suis tombée follement amoureuse, de ses bras fins que j’adore enlacer. Je lui inflige une souffrance réelle, qui rebondit jusqu’à mon âme. Mais je ne peux plus faire machine arrière: il est trop tard. L’heure est passée, déjà…
Je pars, ma fille. Grandis, deviens une femme forte et belle. Adieu.
Et enfin, j’inspire, attrape mon sac, ouvre la porte et rejoint la nuit, la pluie et ma tristesse infinie.


Je peux le lire dans ses yeux: il est saoul. Enfin. Il doit sans doute penser que je suis une escort ou même une prostituée, qui sait. Mais qu’il est loin de la vérité. Son jugement envers ma robe trop courte, mes cheveux parfaitement coiffés, mon rouge à lèvres rouge sang? Je n’en ai que faire.
Ce soir, je travaille. Rien ni personne ne pourra me détourner de ma mission: revendre cette montre plus de quinze fois le montant de sa réelle valeur. Et ce client qui finit une nouvelle fois son verre semble convaincu. Poignée de main scellant notre accord, je glisse les billets de ma poche. Sourit. Commande une nouvelle tournée, histoire de fêter cette énième arnaque.
Voilà plus de deux ans maintenant que j’ai quitté Monterey, Connor, Harper, mon travail, ma vie. Je crois que ce soir, je suis dans une ville paumée du nom de Pendleton, quelque part au milieu de l’Oregon. J’ai changé d’État, bien entendu. J’ai changé de nom: ce soir, je me fais appeler Christine. Je suis une autre femme: brisée. Terrassée par le chagrin: Ma mère, après un long combat, a fini par pousser son dernier soupir, la maladie étant trop forte. Elle a perdu ce combat. Qu’elle repose en paix.
J’ai donc sacrifié ma famille, en vain. J’ai tourné le dos à la gentille, aimante et tendre Eli Hartley. Je suis devenue… une autre femme, créature néfaste qui passe maintenant son temps à tromper les gens, à trafiquer des montres pour pouvoir les revendre au plus haut prix. Monsieur Henry m’a tout appris: je ne fais que disposer de cet enseignement et le mettre au profit de mon nouveau quotidien. J’ai besoin d’argent. Vite. C’est une solution toute trouvée alors: j’ai du talent, de la passion. Et l’occasion d'acquérir rapidement des billets verts qui pourraient me racheter une conscience.

Je me faufile jusqu’aux toilettes, en profitant pour rafraîchir mon maquillage. Sortant mon mascara de mon sac à main, mon cœur se serre alors que j’aperçois dans mon sac à main deux documents, ayant pour destinataire les deux personnes les plus importantes de ma vie: premièrement, un chèque, déjà rempli, que je m’apprête à envoyer à ma fille, Harper. L’abandonner ne signifie pas que je ne peux plus être là pour elle. Matériellement parlant, je me jure d’être présente dès que possible. De la somme d’argent offerte par les Hartley, je n’ai plus rien, j’ai tout donné à mon père. Par contre, depuis des mois, je travaille nuit et jour et mène à bien plus d’une dizaine d’arnaques par semaine. Autant que cet argent serve à quelque chose… Aux futures études de Harper. À la recherche contre diverses maladies, aux associations aidant les femmes, les enfants, les animaux. Je donne, sans compter. Tentant d’expier mes péchés, tant bien que mal.  
Et en plus d’envoyer cette formalité financière, je joins une lettre. Destinée à Harper, bien entendu et parfois, j’en ajoute une pour Connor, mon mari… Mon ex. Car même si je crois aux relations à distance, là, notre histoire est définitivement terminée. Je pense à lui, parfois. Quand, dans ma chambre d’hôtel, la solitude devient si pesante qu’elle me force à lâcher prise et à pleurer durant de longues minutes. Je mène une vie de baroudeuse, je n’ai plus aucun contact avec mon ancien quotidien. Plus aucun, sauf deux personnes. Tout d’abord, Anya, la femme du meilleur ami de mon mari. Une femme que j’ai bien souvent considéré comme une de mes meilleures amies. Et qui ne pose pas vraiment de questions, ne cherchent pas à savoir le pourquoi du comment. Elle m’assure transmettre les chèques et courriers, et je la remercie infiniment pour cela. Elle a toute ma confiance, c’est certain. Je souris en pensant à elle mais déchante quand Cameron apparaît dans mon esprit. Avec mon frère, on peut dire que la relation est… tendue. Dès qu’il a su pour mon départ, il m’en a voulu. Fortement. Et évite toute discussion sauf quand… cela est nécessaire. Il m’en veut, je le sais. Et ne peut lui reprocher son attitude. La première à me détester… C’est moi-même.
Claquement de porte, deux clientes éméchées du bar qui rient en sortant de la drogue en poudre de leur pochette. Je souris, jette un coup d'œil dans le miroir.
Allez, on y retourne…


La fête s’éternise, ne semble jamais connaître de fin. Pour une fois, je me laisse aller à quelques pas de danse, à un verre de plus que ceux que je m’autorise quand je suis en plein service. Je lâche mon attention, me dis que me détendre ne me ferait certainement pas de mal. C’est que ces derniers temps, j’enchaîne les “échanges orchestrés”, comme j’aime les appeler. Des années que je mène cette vie bourrée d’arnaques, ce quotidien  qui me plaît, qui m’apporte un certain confort dont, au fond, je ne pourrais plus me passer. Je continue à faire preuve de générosité, dès que possible, envers ma fille, envers ces femmes, ces hommes qui souffrent. Je ne cesse de faire de généreux dons, assumés, qui j’espère s’occupent de changer le monde, apportant une petite aide qui pourrait tout faire basculer.
Mais les proies deviennent plus riches, les challenges plus intéressants.
Je faisais cela par nécessité, au début. Reprenant à zéro chaque aspect de ma vie, j’avais tout à reconstruire. Mais à présent que j’ai renoué avec cette passion découverte à l’adolescence, plus rien ne semble m’arrêter. Je transforme, avec minutie, des montres sans valeurs en trésor inestimable. Vend au plus offrant, me fait d’indécentes plus values. Je me sens presque pousser des ailes, je suis accro à cette adrénaline, à ce frisson qui parcourt ma colonne vertébrale, à chaque fois qu’une transaction s’opère. Je suis foutue, c’est la vie que j’ai décidé de mener. Autant y croire et aller jusqu’au bout de cette folie.

Et puis, au milieu de la foule si dense, si empressée, je le vois: nos regards qui se croisent pour ne plus se lâcher. Il est là, bien entendu. Qu’il soit absent aurait été des plus décevants.
Il s’approche de moi, se frayant assez facilement un chemin jusqu’à moi. Daniel. C’est comme ça qu’il s’appelle, comme ça que je le salue. Je souris, ravie de le retrouver et quand il me dit: Comment vas-tu, Claire?, je ne suis pas choquée ni même surprise. Pas le moins du monde. Parmi tous les prénoms d’emprunt que j’utilise, c’est celui là que je lui présente depuis toujours. Depuis notre rencontre, qui remonte à si loin, presque au début de ma nouvelle vie. À chaque fois, le même pincement dans le ventre, effrayée à l’idée qu’il découvre mon mensonge. Mais après tout… il n’y a aucune raison qu’il ne me croit pas. N’est ce pas?
Des années que nous nous connaissons. Que nous nous sommes apprivoisés, découvrant les véritables intentions de l'autre. Mensonge, tromperie, arnaque: tels sont nos centres d’intérêts communs. Et à chaque fois, une nuit qui se termine dans la pénombre d’une chambre d’hôtel. Doux baiser, brutal échange physique. Tantôt tendre et adorable, tantôt fiévreux et intense. Daniel ne me laisse pas indifférente: voilà la seule vérité qui ne change jamais.
Ce soir-là, nous dansons ensemble, le temps d’une seule chanson. Et ensuite, nos chemins se séparent, je le perds au milieu de ces centaines d’inconnus. Enfin… c’est ce que je croyais.
Grimpant les escaliers jusqu’au rooftop où se tient une contre soirée très intéressante, je découvre un panorama impressionnant sur Los Angeles qui me coupe le souffle. Je suis de retour en Californie, après de longues années où je n’ai pas osé remettre un pied dans l’État de ma naissance. Mais ce fût plus fort que moi: quand Cameron m’a appelé pour l’accident de voiture de ma fille Harper, j’ai souhaité la retrouver. New York aurait pu être ma prochaine destination mais quand mon frère m’a appris qu’elle était de retour à la maison, j’ai souhaité être dans les parages. Transgressant même cette règle que je m’étais imposé: ne pas rentrer en contact avec elle et lui envoyant une superbe montre sur laquelle je travaillais depuis trois mois. Une beauté rare et précieuse, tout comme ma fille. Incrustée de pierres précieuses, brillante, solaire, magnifique.
Et malgré ce présent, c’est un silence radio qui se prolonge. Qui me tord le ventre.
Mais ce n’est pas le moment d’y penser. Au travail, Eli.

Enfin, je repère ma cible, là bas, dans un coin de la terrasse. Je m’apprête à le rejoindre, après quelques foulées pleines de contenance, mais je sens une pression sur mon avant bras, quelqu’un qui me retient. Levant les yeux vers le visage de Daniel, il n’a pas besoin de dire grand chose. Je comprends. Je sais. C’est le client de trop, c’est celui qui pourrait précipiter ma chute. Daniel et moi, nous procédons de la même manière, nos terrains de chasse étant les soirées mondaines, les bals, les grands rassemblements. Où nous pouvons nous perdre, nous noyer, passer inaperçus. Du bout des doigts, j’attrape l’émeraude qui se niche dans mon décolleté, pendentif sacré qu’il m’avait offert, il y a de cela des années. Je comprends que je dois faire preuve de prudence, que cette fois-ci, la première fête est finie et que la seconde est sur le point de démarrer.
Car nos retrouvailles sont toujours trop courtes, imprévues. J’en savoure chaque seconde, ne sachant pas quand je pourrais de nouveau le revoir, l’embrasser, lui offrir mon corps, mes pensées, mon sourire.

Enfin une nuit où je ne serais plus seule, en tête à tête avec mes questions et mes regrets…


Une nouvelle lettre que je manque de louper, marchant dessus et laissant une trace noire de semelle sur le papier immaculé. Posant mon regard sur l’écriture fine qui a laissé mon nom, prénom et adresse sur une enveloppe de qualité, je frissonne.
Encore lui.

Ce corbeau, qui depuis des mois, m'empoisonne la vie. Première lettre laissée à mon attention, au comptoir de mon hôtel habituel, à Los Angeles. Fronçant des sourcils, je n’avais pas compris. Je n’avais jamais reçu de lettres… j’ai pensé à Harper, à Connor mais… après tout ce temps? Ce serait si étrange et inespéré… Et puis, mon ignorance avait rapidement été balayée quand j’avais lu ce courrier. Pas de lettres découpées dans un vulgaire journal, non, c’était une missive tapée à la machine à écrire. À l’ancienne. Pas de mystère concernant son identité: mon maître chanteur était l’homme qui m’avait agressé quand j’étais adolescente. Sur cette aire d’autoroute, alors que j’ai manqué de perdre à tout jamais mon innocence, mon sauveur d’un jour qui s’est occupé de le mettre hors d’état de nuire.
Je le pensais mort, ce gros porc. Mais non, il a survécu.
Et fomente une vengeance depuis des années, dans l’ombre. Et il a enfin trouvé le courage de s’avancer dans la lumière pour mettre en place son plan machiavélique.
La nervosité qui revient, une fois de plus, qui me cogne le cœur, qui chamboule mon âme. J’ai lu la lettre du maître chanteur, qui ne change pas des précédentes: si je ne verse pas 10.000 dollars d’ici deux semaines sur son compte off-shore, il s’en prend à Harper. Alors que d’habitude, il préférait me menacer sur mes activités illicites qu’il a découvert je ne sais comment, là, il franchit un nouveau cap. Une nouvelle limite qui est tout simplement celle de trop.
Terrorisée, je jette le courrier toxique sur le lit, m’avance vers la gigantesque baie vitrée afin de prendre l’air sur la terrasse confortable. Mon regard se perd dans l’immensité de l’océan, ma voix se tord alors que je tente de hurler, encore et encore. Je suis coincée, putain.

Retour à Monterey, aux origines, là où tout a commencé et là où tout pourrait se terminer. Ma fille? Je ne lui ai pas parlé depuis presque quatorze ans. Et pourtant, je l’ai vu, il y a peu. De loin, je l’ai cherché, suivi. Et quand je l’ai observé, attablée, jouant avec ce gobelet de café en carton qui se plie sous ma nervosité, je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir le cœur qui se soulève. Elle est devenue si belle, une femme charismatique, souriante, vive et terriblement attachante. Mon bébé. Je ne sais comment rompre cette glace qui s’est érigée entre nous. De ma faute, bien entendu. Tout est de ma faute. Jamais je ne permettrais qu’on lui fasse du mal… Et après ce moment de pure émotion, je me dirige vers notre ancien quartier. À l’arrière d’un taxi aux vitres teintées, sous mes yeux ébahis, j’aperçois également Connor, sortant de notre maison, allant chercher le journal, en bas de jogging. Mon… mari? Ex? Rien d’officiel, justement. Il serait temps d’affronter ses obligations, d’engager des procédures qui mettraient fin à notre mariage.

Un bip familier qui me sort de mes rêveries: l’arrivée d’un nouveau mail, sur ma boîte professionnelle. Créer une marque, oui, c’est partir d’en bas. Mais après trois années de travail… honnête et acharné, je suis fière de pouvoir marcher la tête haute, étant enfin une femme d’affaires respectacle, avec une notoriété qui grandit jour après jour. Je me suis fait un nom dans ce monde fermé qu’est l’horlogerie et j’en suis terriblement satisfaite. C’est que j’y suis arrivée, par retrouver ma dignité, l’équilibre que j’avais connu, jadis. Harnor, c’est le nom que j’ai choisi pour dénommer ma fierté professionnelle. Contraction des deux prénoms les plus importants de toute mon existence. S’il suffisait de penser à l’autre pour arranger les choses, cela ferait bien longtemps que tous mes tracas auraient disparu…

Mais à présent, je n’ai plus qu’un objectif en tête: débusquer ce maître chanteur, le payer, encore et encore, pour que jamais ma fille ne soit inquiétée. Mais je ne suis pas au bout de mes surprises…
Les mensonges, encore et toujours, s’occupent de tout détruire sur leurs passages.  
Brisons le cycle: apportons un soupçon de vérité dans cette existence qui est gangrénée par les tromperies, les non dits et les à peu près…
Je suis aux portes d’une troisième vie. Cette fois-ci, je n’aurais plus le droit à une autre chance.