Un nouveau dilemme se présente sous mes yeux effarés, devant ma conscience tourmentée, sous mon jugement certainement trop hâtif.
J’ai besoin d’un collaborateur. Oui, après avoir longuement réfléchi, c’est indéniable. Une décision lourde à prendre et qui génère des conséquences sans doute compliquées à gérer dans le futur mais qui pourtant paraissent nécessaires. Le Temps, cette fatalité qui nous oppresse plus que personne, dans la profession, me manque cruellement. Si je suis de retour à Monterey, c’est pour un tas de raisons, d’obligations: j’ai besoin de relâcher la pression. De ne plus me focaliser uniquement sur mon travail et les travers qu’il peut comporter. Certes, ma volonté de lancer Harnor, ma propre marque et boutique de montres, ne faiblit pas, au contraire. J’ai besoin de renouer avec un projet stable et surtout… légal. Mais je n’arrive pas à raccrocher. Mes “échanges orchestrés”, comme j’aime les nommer, sont comme une drogue, je suis accro, et même si j’en avais envie, je suis forcée de continuer. L’argent appelle l’argent et l’appât du gain a dépassé l’adrénaline des débuts. C’est un cercle vicieux, un serpent qui se mord avidement la queue et au sein de cette danse, ma cheville vacille, j’ai besoin de m’appuyer sur une épaule solide. Et de confiance. Capable d’agir et de se taire. Un profil bien particulier mais qui, je l’espère, n’est pas tout à fait aussi introuvable que je l’imaginais.

Un matin, un charmant jeune homme est venu déposer une candidature. Loin d’être épatée par son CV, qui était, je l’avoue, assez surprenant et valorisant, j’ai surtout ressenti un bon pressentiment. Le genre d’impression qui m’a trotté en tête durant des jours, jusqu’à ce que je me décide à le contacter afin d’échanger plus longuement au sujet du poste. J’ai préparé cet entretien avec un soin particulier, à mon image. Un plateau d’argent où est dressée une théière dont s’échappe une délicate odeur de thé parfumé à la cannelle ainsi que deux tasses et soucoupes, évidemment. Un service précieux, rare et chiné dans la boutique d’antiquités du centre-ville. Il est important de faire travailler ses collègues et voisins, encore davantage de souligner l’aspect formel de cet entrevue.
Après tout, l’issue devrait être favorable aux deux parties prenantes, n’est ce pas…?

Après l’avoir rapidement accueilli avec les formes qui s’imposent, nous prenons place sur deux fauteuils bergères, recouverts d’un tissu beige en lin et des pieds en manguier. J’ose espérer qu’il ne tâchera pas cette merveille, tandis que je lui propose un scone préparé par le talentueux pâtissier du coin de la rue. Mon regard perçant ne cille pas, il tente de le sonder, d’analyser chaque fait et geste.
Mais ce sérieux n’a peut-être pas sa place. Eli, détends toi. Tout va bien se dérouler, tu n'auras pas à essuyer un échec de plus.
Tandis que j’attrape son CV, curieux et très diversifié, soit disant passant, et que j’enfile une paire de lunettes qui m’est à présent, et à mon plus grand regret, nécessaire afin de déchiffrer des textes quand il s’agit d’un document présenté à plus de dix centimètres de mes pauvres yeux fatigués, je me racle la gorge et attaque par cette simple, étonnante mais cruciale interrogation:

Monsieur Pixley, êtes-vous prêt à conserver jalousement le plus passionnant des secrets?

Mes pauvres résolutions envolées, tandis que j’attends patiemment une réponse. Et quelle que soit la forme, quel que soit le fond, elle sera fatalement intéressante.
Si seulement il se doutait de ce qui l’attend, en travaillant à mes côtés…
Je suis un Diable. Qui contamine tout sur son passage.
Qu’est ce que je m’étais promis, déjà? D’être raisonnable.
Une fois de plus, Eli, tu as tout faux...



@Charles Pixley    ; vraiment navrée pour ce long retard pour une réponse, merci de ta patience  

J'accepte sa gourmandise avec plaisir, la remerciant pour cette délicate attention et ne me fais pas prier; je la mange en un rien de temps, prenant soin de ne pas en mettre partout. Sans son autorisation, je me lève afin de trouver une poubelle et d'y laisser tomber les miettes que j'avais récupéré puis reviens tranquillement à ma place, prêt à l'écouter. Une question, comme si c'était la plus importante, celle qui allait déterminer mon avenir sans pour autant prendre en considération les autres révélations que je pourrais lui apporter. Je m'appuie sur l'un des accoudoirs afin de me redresser et lui adresse un grand sourire, un p'tit peu amusé. "Oh vous savez, je ne suis pas vraiment de nature jalouse mais vous avez réussi à m'intriguer." Une réponse digne d'un recruteur, au culot je me dis que ça peut fonctionner. "Cependant, peu importe le lourd secret qui vous ronge, il sera garder avec moi jusque dans ma tombe si cela peut vous rassurer." lui répondis-je. Au moins, elle a le mérite d'être franche, je ne peux pas lui enlever. Mais que pouvait être ce secret? J'attends une réaction de sa part, ne sachant si je dois vraiment rajouter quelque chose sur un mystère que je ne saurais pour le moment deviner. "Auriez-vous quelque chose d'illégal à me confier, Madame  @Eli Hartley ? Des montres bon marché à vendre à une somme faramineuse, des missions digne d'un pickpocket afin de faire grossir les stocks, des cambriolages?" Je ne dirais pas que je suis son homme pour aucun de ces défis, ce genre d'illégalités n'étant pas trop ma came mais si pour le plaisir je devais m'y prêter, juste pour essayer... Non! Charles, calme-toi, tu es censé être rangé depuis des années, tu ne vas pas t'imaginer être dans la bande d'Oliver Twist. Il est vrai, le réglo avant tout. Le bien c'est bien, le mal c'est pas bien, on répète! Mais peut-être ai-je été un peu trop loin, un peu trop familier avec cette dernière et peut-être que cela causera aussi ma perte. "A moins que vous ne m'avouiez que votre pizza préférée est la hawaïenne? Bien que je considère la quatre ou mille fromages comme le fléau de la gastronomie." Histoire d'essayer de rattraper le coup...

C’est un entretien d'embauche à double tranchant que je suis en train de mener, sans me douter une seule seconde qu’il prend des allures de joute verbale dont je ne suis pas certaine de maîtriser tous les codes. Je suis parfaitement lucide au sujet de ma recherche initiale: si j’ai ouvert cette boutique, fondé la marque “Harnor”, ce n’est pas pour rien et surtout pas à Monterey. Devenir une femme d’affaires respectable au sein de ma propre ville n’est pas anodin, je reviens en femme victorieuse, conquérante et assurée. En somme, tout l’inverse de ce que j’étais en la quittant, il y a de cela des années.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai envie de faire confiance. Envers ce candidat, à la voix calme, apaisée et si sérieuse. Envers ce visage captivant, ce regard profond et cette assurance évidente. Il semble avoir les pieds sur Terre, ce garçon. Très lucide et vif d’esprit. Et me voilà percée à jour. En moins de… quatre minutes cinquante secondes, pour être précise.
La première sensation qui me gagne est de me sentir évidemment vexée. Suis-je donc aussi facile à déchiffrer? Un véritable livre ouvert? Des années que je m’efforce de donner le change, usant de stratagèmes complexes, longuement réfléchis et planifiés par avance pour finir… grillée par un gosse?! Mes joues s’empourprent tandis que je réponds, la voix brisée:

Je… Comment savez-vous que…

La blague qui suit peine à me faire sourire tant ma mâchoire se veut crispée. Tentant vainement de me montrer conquise par un sourire frustré, je finis par expirer longuement, tout en bondissant hors de mon siège, attrapant fermement le dossier de ce dernier et plantant mon regard dans celui de Monsieur Pixley tout en lui posant LA seule question qui s’impose:

Monsieur Pixley… Charles, vous me permettez d’utiliser votre prénom…? Comment… À quel moment vous…

Bon, Eli, cesse ton petit jeu immédiatement. Tu auras beau fournir tous les efforts du monde pour donner le change, on ne peut devenir ce qu’on a jamais été. Tu restes une gamine indisciplinée, colérique et traumatisée. Tu restes le genre de femme qui fonde une famille pour l’abandonner dans la foulée, le genre de menteuse qui disparaît dès que la situation devient trop complexe, le genre d’amante qui préfère s’éclipser dès que le soleil se lève…
Depuis quand penses-tu être une bonne comédienne, Eli Hartley…?
Ce n’est pas aujourd’hui que tu pourras tenter la royal quint flush avec un jeu misérable. Baissant le menton vers le sol, je finis par abdiquer et énonce cette franche confession au jeune homme sans doute déstabilisé par mon attitude radicalement différente de mon entrée en matière:

Bon, Charles… En effet, j’ai besoin d’un sérieux appui. Afin que cette boutique remplisse son rôle: donner le change. Afin de continuer à faire prospérer mon activité… parallèle. Et pour répondre à votre question, oui, également illégale. Pensez-vous en être… capable? Et surtout, motivé pour ce genre de missions? Et ne me parlez pas de cette calamité qu’est la pizza hawaïenne, la seule qui vaille est une simple Margarita.

Enfin, nous arrivons au but de la manœuvre initiale. Bien que les questions de gastronomie italienne restent annexes, bien entendu…


@Charles Pixley    

Je fronce légèrement les sourcils en la voyant silencieuse. Aurais-je été trop loin? Aurais-je tout simplement vu juste? Ses joues rougissant, son manque de confiance dans ces quelques mots prononcés, je tente de détendre l'atmosphère mais elle semble d'autant plus crispée. Je ne rajouterai rien, la laissant reprendre le contrôle de cet entretien. Mais bien qu'elle tente de reprendre ses esprits, elle ne parvient pas à aligner deux mots, prise au dépourvu. Une moue moqueuse sur ma trogne, je me rassis correctement dans le fauteuil, replaçant ma jambe par-dessus l'autre en joignant mes mains afin d'être dans la meilleure des positions pour y plonger mon regard d'azur dans le sien et le soutenir. "Un coup de chance je dirais, le pifomètre bien réglé." Je n'ajoute rien le temps de quelques secondes puis lui souris. "J'aime à imaginer toujours le pire, le coup tordu qui pourrait se cacher derrière, casser cette image de citoyen modèle. Ce n'était pas contre vous." tentais-je de la rassurer. Mais la reine essaie de se rattraper, réfléchissant avec précision aux mots qu'elle est prête à employer. Et comme un bon élève, je l'écoute avec attention. De l'illégal. Encore. Je sais que je suis encore mis à l'épreuve. J'ai la possibilité de la remercier, de lui dire que son secret sera bien gardé mais que je ne veux pas me retrouver impliqué dans des choses qui pourraient la dépasser elle et se répercuter sur moi. Je m'étais promis de rester droit dans mes bottes mais ce genre de choses, est-ce réellement illégal? Si j'ai mis le doigt où il faut dans ses activités, récupérer de vieilles montres qui ne serviront plus jamais afin de les réparer et les revendre, n'est-ce pas là notre métier en soi, excepté si la famille la réclame en retour? Un moment d'hésitation. Je pense surtout à Albane en ce moment. Elle est au courant de ce penchant pour jouer avec les limites et me connaissant, je lui en toucherais un ou deux mots, comme avec le reste -qu'elle ne doit pas savoir dans sa globalité j'imagine mais qu'elle a certainement bien flairé, la jeune femme étant tout de même perspicace et surtout ayant voulu être le plus transparent possible. Peut-être s'était-elle dit que le pire qu'elle puisse s'imaginer s'était effectivement passé. Et plus d'une fois. Allez savoir. Toujours déguisé, on n'en a jamais réellement discuté carte sur table. Et si ce moment devait arriver, je lui répondrais en toute honnêteté, quitte à la voir partir définitivement de ma vie. C'est la moindre des choses, savoir avec quel genre d'ordure elle pourrait passer le reste de sa vie si elle le désirait. Mais là n'est pas la question. Je prends une grande respiration que je viens relâcher en soupir, laissant @Eli Hartley dans l'incertitude durant une bonne grosse minute. "Je peux vous aider à réaliser vos missions mais je veux être le plus légal possible en prenant ce travail. Si vous pouvez m'épargner, je vous en serais reconnaissant mais si supposons, c'est une question de vie ou de mort, alors je serais votre complice." Je marque une pause. J'ai touché un ou deux points avec mes hypothèses mais sans vraiment en savoir davantage. "Jusqu'à où poussez-vous votre vice? J'aimerais le savoir en détail si vous le voulez bien. Quelles sont exactement ces autres activités que vous menez en parallèle?" Quitte à me répéter ces choses déjà soulignées, et ne sait-on jamais s'il y a des choses de plus inappropriées encore.

Le vent venait de tourner, dans le bureau de mon arrière boutique. Une chaleur entêtante avait laissé la place à un trouble polaire qui n’allait pas tarder à être chassé pour un climat tempéré qui resterait une constante sur laquelle nous allions devoir nous concentrer.
Il en valait de la qualité de notre échange, de l’issue qui allait finir par être positive et ce du point de vue des deux parties. En somme, tout allait très vite mais notre capacité d’adaptation finirait par nous apporter un rythme de croisière conséquent.
Plus aucune raison de travestir la réalité, nous venions enfin de passer aux choses sérieuses. Plus de temps à perdre, ce qui relève d’une fabuleuse ironie, quand on y pense. Cette boutique vendant exclusivement des montres est là pour une raison bien précise, que j’ai toujours jalousement voulu gérer de manière solitaire et autonome. Farouchement indépendante, je ne suis pas pour autant une femme stupide et entêtée. Ou en tout cas, j’espère sincèrement ne pas l’être devenue. Me fourvoyer dans une manière de faire et de penser était tout ce que je détestais, en somme. Mais pour renouer avec une vie tranquille, en apparence tout du moins, la réussite de ma boutique devenait essentielle. Devenir une femme d’affaire accomplie était ma nouvelle lubie pour laquelle j’étais prête à tout. Le succès sur ce domaine était, en quelque sorte, ma clé d’entrée pour une nouvelle vie, sa pierre centrale, un savant mélange entre un passé avec lequel j’étais prête à renouer et un futur chargé de promesses alléchantes.

Le self control dont fait preuve Charles face à mon attitude plus que déstabilisante me laisse pantoise, pourrait presque faire pencher la balance. Mais malgré mes sentiments ambivalents au vue de la situation, je réalise surtout qu’il est le candidat parfait, que je n’aurais jamais osé espérer. Il remplira toutes les missions qui incombent à son poste, et plus encore. Tracassée, je suis rapidement mise en confiance par un jeune homme plein d’audace et faisant preuve d’une lucidité effrayante, prouvant tout de même qu’il peut devenir un formidable atout.
Je reste tout de même sur la réserve… Mes activités, aussi illégales et dangereuses qu’elles soient, n’ont toujours regardé que moi. C’est bien là tout le problème mais également la force du choix que j’ai fait dans ma vie: J’ai fini par refuser l’éventualité d’impliquer qui que ce soit, là dedans. La seule personne que j’ai autorisé à assister à mes délits, c’est Daniel, cet amant de plusieurs soirs à qui je ne veux pas penser, pour le moment. D’un vague hochement de tête, je reprends le fil de la discussion. Enfin, nous y voyons plus clair, au sein de cet échange. Charles a été très explicite, voilà ce qui me pousse à me pencher vers lui, tentant d’être la plus concise et directe que possible:

Depuis plus de dix ans, je… Je prends un malin plaisir à m’amuser dans le domaine du recel. En clair, je modifie des montres quelconques en véritables pépites que s’arrachent à prix d’or auprès de pauvres victimes qui se veulent connaisseurs en la matière. De sombres égocentriques, si vous voulez mon avis. Souvent des hommes, navrée de devoir souligner ce détail loin d’être sans importance.

Un furtif sourire vient se greffer sur mes fines lèvres, mais là n’est pas le sujet. Je poursuis, ma voix grave résonnant en écho entre les murs de ce bureau qui se transforme peu à peu en confessionnal:

Mais cela ne vous concerne pas. Ni maintenant, ni plus tard. Avec Harnor, j’ai surtout envie de prendre un nouveau départ. Je crée les montres moi-même et celles- ci sont fabriquées avec amour. Ce commerce doit être performant, vous comprenez…? Maintenant que vous savez quel genre de femme je suis réellement… Pensez-vous que je pourrais ajouter à la liste de mes qualificatifs que je suis sur le point de devenir votre patronne?

J’attends sagement la réponse, profitant de ce répit afin de siroter une boisson chaude. Qui s’avère délicieuse, cela ne fait aucun doute.

@Charles Pixley