a life, a story - « … Ce qui amène aussi à l’exclusion de vos filles. Ça prend effet maintenant et cela pour deux semaines. C’est un comportement que nous ne pouvons pas cautionner. »

Une journée qui commençait pourtant dans le calme le plus absolu. Stoppée de façon brutale à la suite d’un appel du proviseur de Monterey High School. Tout en essayant de garder la tête haute, je quitte l’établissement scolaire avec mes filles, déscolarisées pour quinze jours. Une succession de conneries qu’elles collectionnent et dont je dois assumer les conséquences. Jumelles dans tous les sens du terme. Elles ne font jamais rien l’une sans l’autre jusqu’à même être virées du lycée toutes les deux. Une fois à l’extérieur du lycée, je ne dis rien. Mon visage est fermé. Je suis en colère. A deux doigts de les laisser rentrer à pied. Ce qui m’empêche de leur hurler dessus c’est le fait qu’elles ne disent rien, elles sont silencieuses, ne se plaignent de rien, acceptent la situation. Elles réagissent en adultes… après que leur manque de maturité les aient menés ici mais il n’y a pas de petites victoires ! Installées dans la voiture, je n’allume pas le moteur, rien du tout. Je vise l’horizon un petit instant.

« Qu’est-ce qui vous a pris de taguer et crever les pneus de la voiture de votre professeur de maths ?! »

Les adolescentes partagent un regard avant qu’Aisling ose répondre à ma question.

« C’est un gros sexiste ! On a déjà essayé de se plaindre à la direction mais rien n’y fait. Le mec est prof de maths et il arrive quand même à balancer ses opinions de merde sur les femmes et nos droits. Ça m’a gonflé, j’ai commencé à lui crever les pneus avec Jess et Holly puis Aoife nous a rejoint en graphant des slogans féministes sur sa caisse, explique ma fille.
- J’ai fait ça proprement, j’suis un peu l’artiste de la famille, ajoute Aoife. »

A travers le rétroviseur, je leur jette un regard choqué, stupéfait, encore un peu énervé, rempli d’incompréhension mais scotché par l’audace. Des détails ont été ajoutés à la version du proviseur. Un peu rassurée de savoir que mes filles n’ont pas tout simplement agi stupidement, risquant de gâcher leur dossier universitaire pour rien.

« Très bien. Je vous prive de téléphone seulement pour ce soir et demain toute la journée… »

Les protestations commencent d’ores et déjà à fuser dans la voiture. J’hausse le ton.

« ET ! ET ! Vous allez me nettoyer et ranger l’intégralité de la maison, sans rechigner et samedi soir, vous ferez du baby-sitting pour tata Sio.
- Gratuitement ?, demande Aoife.
- Oh que oui, gratuitement ! »

Un regard furtif sur ma montre. Merde ! Il faut que j’aille chercher Muirgheal. Ceinture bouclée, c’est en direction du gymnase de la ville que je me rends en toute vitesse (tout en étant prudente, évidemment !). J’arrive pile à l’heure pour récupérer ma plus jeune fille à son cours. A peine garée, je la vois courir en direction de la voiture et pour cause, la pluie s’installe doucement mais sûrement.

« C’est vrai que vous avez cramé la bagnole de votre prof ?! »

Visiblement, les rumeurs vont de bon train. C’est presque comme si je n’existais pas. Toutes les trois, installées à l’arrière de la voiture, discutent de ce « moment ouffissime » en toute gaieté comme si l’exclusion de l’établissement et l’inscription de cette incident sur leur dossier scolaire n’étaient que des détails sans importance. Toutefois, je ne dis rien. Pour une fois qu’elles ne sont pas en train de se disputer. Je profite de l’un des rares moments de calme que je peux avoir entre les trois demoiselles.

Rapidement, nous reprenons la route. L’heure est à aller chercher Dierdre à la gare. Première de mes filles. L’aînée qui montre l’exemple, à la fac depuis deux ans, maintenant, c’est avec nostalgie que je me souviens du jour où je l’ai emmené dans cette même gare pour qu’elle puisse continuer ses études, études qui lui tiennent à cœur. Trempée, elle monte rapidement dans le véhicule après avoir déposé sa valise dans le coffre. Elle monte à l’avant à mes côtés. Je ne peux m’empêcher de lui faire un câlin. Nous nous sommes vues il y a quelques semaines mais véritable maman poule, j’ai dû mal à lâcher prise.

« Ça a été le voyage ?
- Long ! Faut vraiment que je repasse mon permis !
- Ouais, ça serait bien. Quand on fait les boutiques avec maman, elle nous force à prendre des fringues qu’on aime pas.
- Maman est là et maman vous paye vos vêtements alors vous plaignez pas. Vous savez, vos tantes et moi, on aurait adoré que notre mère nous offre les séances shopping. Au lieu de ça, on a dû aller travailler. Je peux vous assurer que bosser à Starbucks c’est “cool” que dans les séries Netflix et Gilmore Girls. »

A mes dires, mes filles lèvent les yeux au ciel et se plaignent de mon discours moralisateur, digne d’une maman. Digne de la mère reloue qui raconte sa vie passée. Mes filles, mieux que personne, savent tout de ma vie, à quelques détails près, évidemment. Mais rares sont les choses que je leur ai cachées. De mon enfance où j’étais l’enfant parfaite, devant servir d’exemple à mes petites-sœurs, remonter les bretelles de mon frère lorsqu’il faisait des bêtises typiques du môme qu’il était, à une époque, de la fille populaire, reine du bal, appréciée de tout le monde au lycée, à ma participation à un télé-crochet (que j’ai gagné, duh), ma rencontre avec leur père, mon statut de travailleuse sociale. La chose que j’espère, sincèrement, c’est qu’elles ne fassent pas les mêmes erreurs que moi. Sauf qu’au même titre où je souhaitais ça pour mes sœurs, je ne peux empêcher l’inévitable. Je ne peux empêcher le mal qu’il risque de leur tomber dessus, qui leur ait déjà tombé dessus, toutefois, je peux être cette épaule réconfortante et cette oreille attentive.

Une fois Dierdre récupérée, direction le théâtre de Monterey. Cette fois-ci, et pour boucler la boucle, c’est Mairead, deuxième de la fratrie Fitzgerald-Lester, que je dois prendre à la fin de ses répétitions. Représentation qui est dans une dizaine de jours et qu’il est impossible, à quiconque chez les Fitzgerald et Lester, de louper. Une grande première pour ma gamine passionnée depuis toujours qui tient un rôle important, bien que secondaire. Au moins, cette fois-ci, elle n’est pas une fourchette volante dans une interprétation très étrange, d’un professeur en fin de carrière, de Toys Story.

Sur le chemin, la pluie s’est arrêtée. Les ragots, potins croustillants se multiplient dans la voiture. Je ne dis rien, je les laisse parler entre elles, profiter de cet instant ensemble. Elles partagent, j’entends tout mais c’est presque comme si elles oubliaient que leur bonne vieille mère était présente et je participe à ces échanges avec elles. Un petit sourire se dessine sur mon visage. Et sans que cela se stoppe, je me stationne sur le parking. L’attente est un peu plus longue que pour ses frangines. Il n’est pas rare que cela arrive.

Je sais ce que c’est. Évidemment, ma carrière n’a été que de très courte durée. Le temps de gagner ce télé-crochet, de sortir deux singles, tomber amoureuse de mon parolier, tomber enceinte, me marier et faire une croix sur cette carrière dans la musique qui m’était promise. J’ai préféré être une mère plutôt qu’une chanteuse et c’est sans aucun regret que j’ai fait ce choix. Je le referais s’il était à refaire, ça ne fait aucun doute. Il n’y a rien que je regrette chez mes enfants. J’aime tout chez elles, même leur défaut et le fait qu’elles crèvent des pneus. Il faut dire que j’essaye de vivre une existence sans remords. Bien sûr, j’en ai. Particulièrement un. Et chaque jour, je m’en veux de le ressentir, mais c’est ma relation avec leur père, Derek. Tout s’est passé si vite entre nous. Nous n’avons pris le temps de rien, principalement parce que nous n’en avions pas. Nos filles sont arrivées si vite dans nos vies et sans s’en rendre compte, nous étions aveuglés par cet amour que nous pensions avoir l’un pour l’autre. L’illusion d’une famille parfaite et unie était si inscrite en nous que nous avions cru, que nous l'avions calqué sur notre couple. Pensant que nous étions fait l’un pour l’autre, que nous étions fous amoureux, que nous étions heureux alors que nous vivions nos pires instants. Déterminés à l’idée d’être les meilleurs parents pour nos cinq filles, de ne pas décevoir nos familles et leurs regards admirateurs à notre égard, nous nous sommes laissés couler dans de faux semblants.

La volonté de rester et de garder cette image lisse nous a mené à un point de non-retour. Moins d’un an avant que Derek ne soit diagnostiqué avec un cancer, j’ai appris une de ses nombreuses infidélités. Une relation avec une de ses collègues, qu’il entretenait depuis de nombreuses années. Je l’ai appris par le biais d’une amie. Ainsi, j’ai compris, j’ai réalisé la vaste supercherie qu’était notre relation. Aucun de nous deux n’était heureux. Et visiblement, Derek le vivait mal, très mal. Amoureux d’une autre depuis longtemps, je n’étais qu’un frein à cet amour. Une révélation qui m’a fait mal, qui m’a profondément fait souffrir. Partenaires depuis le début de notre vingtaine, qu’il ne m’est jamais dit, qu’il ait préféré tout enfouir en lui, se taire et perpétuer cette mascarade, me mentant à chacun de nos anniversaire, de nos fêtes, de nos célébrations, un tel secret, tromperie a manqué de m’anéantir. Je n’étais devenue qu’une version fade et sans vie. C’est un soir, alors que les filles dormaient toutes chez des amies que j’ai osé le confronter. Je me souviens encore de chaque mots que je lui ai dit.

« Pas besoin de faire semblant, Derek. Je sais tout. Ça fait un petit bout de temps que je sais. J’ai imaginé tellement de scénarios dans ma tête. J’ai d’abord pensé à te dégager de ma maison. Sauf que je veux pas que les filles subissent ton adultère. Je veux qu’elles aient un père. Parce que tu es un bon père. Ensuite, j’ai pensé à te tromper, moi aussi, te faire comprendre ce que c’est. L’humiliation, le mal-être et les maux qu’on ressent. J’ai pas eu le courage. J’ai pas eu le courage. J’ai même pas eu l’envie d’aller voir un autre type. Non, au lieu de ça, je suis restée seule. A réfléchir. Ressasser, espérant trouver ce que j’ai fait de mal. Est-ce que c’est parce que je veux toujours avoir raison ? Est-ce que c’est parce que je suis un peu trop sur le dos des gens que j’aime ? Est-ce que c’est parce que j’ai du mal à me remettre de la mort de Cal ? Est-ce que c’est parce que je suis têtue ? Est-ce que c’est parce que j’ai toujours le dernier mot ? Est-ce que c’est parce que je ne prends pas assez soin de toi ? De notre couple ? Est-ce que c’est parce que je ne suis pas assez ? Et j’ai compris. On se connait depuis des années, on a presque vingt ans de mariage dans les pattes. On s’est tellement habitués l’un à l’autre qu’on a arrêté de faire attention. On se contente de faire semblant. C’est plus simple. On est seuls. On est ensemble mais on est putain de seuls. J’ai essayé. J’ai essayé et encore essayé d’arranger les choses…, je marque une pause, retenant mes larmes du mieux que je peux. On revenait à chaque fois en arrière. Et j’étais trop occupée à te faire porter le chapeau, à faire croire que je passais à autre chose, que tout allait bien malgré tout alors que non. J’espérais à chaque fois que tu viennes t’excuser comme si tout était de ta faute. Maintenant, je comprends pourquoi rien n’a jamais avancé. C’est parce que tu es malheureux et tu dois être tellement inquiet sur ce que ta famille va penser de toi que tu préfères vivre triste avec moi plutôt qu’épanoui avec ta collègue. Je suis le choix de la facilité, je suis pas le choix du cœur. Je suis le choix du dépit. Je me rends compte de la situation délicate que tu subis à cause de ta famille…, des larmes coulent le long de mes joues, je les sens et je les laisse se déverser sur ma peau. Sauf que tu sais que je ne sais pas lâcher prise. Je t’en veux. J’ai l’impression que tu m’abandonnes. A chaque fois que tu vas la voir, tu me laisses tomber, tu m'humilies, parce que tu n’as pas le courage. Je suis le dommage collatéral de ton mal-être, j’en paye le prix alors que j’ai tout tenté pour nous sauver, que je t’ai donné cinq filles merveilleuses. Je tente au mieux de paraître forte mais je suis si fatiguée de tout ça. Je te demanderais bien si je mérite de vivre tout ça mais je sais que ce n’est pas le cas. Je sais que ce n’est pas ton intention. Je sais que je devrais te pardonner, finalement. Parce que tu n’es pas le seul responsable. Mais pardonner, ça demande de la force et je ne me suis jamais sentie aussi faible de toute ma vie. »

Tout résonne dans mon esprit. Jamais de ma vie, je n’ai été aussi honnête, aussi transparente avec quelqu’un. Bien que ça n’a pas été le miracle, tant espéré au fin fond de mon être, étrangement, cela a apaisé toutes les tensions qui régnaient entre Derek et moi depuis de nombreuses années. Rien que de repenser à cette nuit-là, j’en tremble. Mon corps s’est montré si vulnérable envers une personne qui, bizarrement, n’avait jamais eu affaire avec cette partie de ma personnalité. Incroyable lorsque l’on sait qu’il me connaissait depuis mes dix-huit ans, Derek. Et même s’il m’a fait du mal, qu’il m’a causé l’une des pires souffrances possibles, la pire a été sa mort. Foutu cancer diagnostiqué trop tard. Refus catégorique de suivre une chimio, il a vécu les derniers mois de sa vie de façon intense. La sensation d’avoir retrouvé l’homme dont je suis tombée amoureuse. Il voulait qu’on se quitte de la plus belle des façons, et il a réussi. Merveilleusement réussi. Les années sont passées, de l’eau à couler sous le pont. Si une infime partie de moi lui en veut, encore assez pour me souvenir de ces moments si douloureux, je travaille durement sur mon pardon.

« Non ! C’est mort, j’veux pas aller dans le coffre ! C’est toujours moi alors que j’suis la plus grande ! »

Directement, ces dires hurlés me sortent de mes pensées. Et voilà que la tornade Mairead est arrivée ! S’en suit directement une dispute entre les cinq femmes à en devenir. C’est bien simple, dans ce brouhaha d’insultes, de critiques et de mauvaise foi, je ne peux pas en placer une seule. Alors, dans la plus grande des indifférences, je quitte ma place, claque la porte de ma voiture, ouvre le coffre de la voiture, m’y installe et la referme presque aussitôt. Elles ne se rendent compte de rien, elles continuent de se disputer. Il faut bien une petite minute avant qu’elles ne se taisent, se rendent compte que je ne suis plus installée au siège conducteur et que je suis derrière elles.

« Bon, qui prend le volant ? Dierdre ? Ah, non, tu peux pas. Mairead ? Non plus ! Peut-être Aoife ou Aisling ? C’est pas possible non plus, mince ! Et Muirgheal n’a jamais touché un volant de sa vie. On fait comment, du coup ? On prend le bus ? »

Un silence sans faille, presque religieux. Sans dire un mot, Dierdre donne sa place à sa petite-sœur et prend ma place dans le coffre. Je reprends la place de conducteur, toujours sans un mot. Tranquillement, je reprends la route. Direction, la maison ! Sur la route du retour, les langues se délient, au fur et à mesure.

« Pardon, Maman. »

Deux petits mots dits par Mairead et qui sont rapidement répétés par les quatre autres frangines. Un petit sourire s’installe sur mon visage. Ce n’est jamais un plaisir de faire la morale à mes filles et je suis contente qu’elles soient assez matures pour se rendre compte que ce n’est pas pour les embêter. C’est là que je me rends compte, en tout cas, j’ose l’espérer, que je ne me suis pas trop mauvaise dans mon rôle de mère. M’occuper de cinq jeunes et futures adultes, toute seule, c’est effrayant, fatiguant, un peu désespérant parfois mais c’est dans ce genre de moments que je vois qu’elles me rendent bien tout le mal que je me donne pour elle, au quotidien. Ça vaut bien toutes les carrières du monde.