☆ Keep quiet

West Monterey. CA

Début Avril 2024.

Toutes les choses ne sont pas bonnes à dire, ou à entendre.
Il y a des choses qu’on veut absolument garder sous silence. Comme la souffrance que j’éprouve actuellement. C’est me donner l’illusion que je garde un certain contrôle sur ma vie. Ce qui n’est pas le cas, bien sûr. Rien ne va, tout fout le camp. J’ai l’impression de subir plus que je ne vis. J’ai surmonté bien des épreuves ces dernières années. Je me suis toujours relevée après chaque échec de FIV, je me suis toujours dit, la prochaine sera la bonne, et on recommence encore et encore. On perd facilement espoir jusqu’au jour où il y a cette lueur qui s’en échappe et nous réchauffe le cœur. Quand je suis tombée enceinte de Madeleine, je ne croyais pas à ma chance. Ce bébé, qui s’était déjà bien installé dans mon ventre, a ravivé un espoir que je pensais éteint et aujourd’hui, je l’aime plus que tout au monde. Je suis reconnaissante en cette chienne de vie, qui m’a donné ce que j’ai toujours voulu avoir, aussi loin que je m’en souvienne. Maddie est devenue ma fille à l’instant où je suis devenue sa mère. Les débuts n’ont pas été si simple, parce que je me suis retrouvée seule avec elle et j’étais tellement angoissée à l’idée de ne pas être une bonne mère pour elle, qu’en fait, je l’étais déjà, juste parce que je m’inquiétais de son sort. Mes parents, mes sœurs, tout le monde s’est montré très heureux et très impliqué dans la vie de cette petite fille.

Le mois dernier, j’ai fait une fausse couche. Je venais à peine de l’apprendre. Enfin, Caleb et moi, on l’a appris en même temps de la bouche de Joanne, la veille de notre mariage. C’est à peine si on s’est projeté avec ce bébé surprise. Oui, parce qu’on n’avait pas prévu d’avoir un bébé. En fait, je ne pensais pas que ça nous tomberait dessus comme ça, vu nos antécédents, mais il faut croire que nous avions tort, sur certaines choses. Avec Caleb, on n’a jamais parlé d’avoir des enfants. ça ne m’a d’ailleurs jamais effleuré l’esprit, jusqu'à ce jour-là. Là, on a réalisé qu’on allait être parents. Nous avons vécu une lune de miel totalement différente de ce qu’on imaginait. On a osé parler de cet avenir qui nous faisait peur, mais qu’ensemble, rien ne serait insurmontable. Et puis, il y a eu le drame. J’ai beau faire comme si cela n’avait pas d’importance mais c’est faux. Je souffre. Je souffre tellement. Pour l’avoir vécu plus d’une fois par le passé, je sais à quel point ça affecte une personne. Deux, dans notre cas. Comme ce fût le cas à l’époque. Je ne veux surtout pas reproduire les mêmes erreurs, je ne veux pas m’éloigner de Caleb comme je me suis éloignée de Conrad. Je ne peux pas minimiser ce que j’ai subi, ce que je vis actuellement mais c’est plus fort que moi. Je me renferme sur moi-même, refuse d’en discuter. Je refuse parce que ça me fait mal. C’était si soudain, pas du tout prémédité et pourtant, ça m’affecte comme jamais. Je ne comprends pas pourquoi ça m’arrive à moi, tout ceci ? J’aimerais fermer les yeux, respirer un bon coup et reprendre la vie heureuse que j’avais, juste avant cette douloureuse perte.

Revivre une nouvelle fausse couche c’est difficile. C’est douloureux et je n’arrive pas à extérioriser tout ce que je ressens. Je suis incapable de me rendre au travail, je suis incapable de parler à Caleb alors qu’il souffre tout autant que moi de cette situation. On devrait savourer chaque minute de notre nouvelle vie à deux, et au lieu de ça, on laisse la douleur prendre le dessus sur nous. C’est horrible. Pourtant, aujourd’hui je dois faire un effort. Je dois sourire, faire semblant. Récupérer Madeleine à la garderie pour aller voir Conrad. Je ne sais pas si j’suis prête pour ça, mais j’ai promis qu’il pourrait voir sa fille. Il est sorti de l’hôpital il n’y a pas si longtemps, après sa frayeur de décembre dernier, je me suis retrouvée à son chevet quelques fois, mais ce n’était pas ma place, bien évidemment. Il y avait… Rose. Je ne la connais pas, mais visiblement, elle est sa personne de confiance, et bien plus que cela, il faut le reconnaître. Nous n’avons échangé que quelques banalités mais c’est tout. Est-ce que ça me fait quelque chose ? Oui, bien sûr que ça me fait quelque chose. Je serais vraiment hypocrite de dire le contraire, non ? Une forme de jalousie, je ne sais pas mais ça vient me pincer dans ma poitrine. Je suppose que c’est normal ?

Prendre sur moi, faire semblant. C’est mon mantra pour aujourd’hui. Si je m’écoutais, je serais rentrée directement avec Maddie, pour la laisser aux soins de Caleb, je me serais enfermée dans la salle de bain pour pleurer toutes les larmes de mon corps mais au lieu de ça, je me retrouve à frapper à la porte de chez Conrad, ma fille dans les bras. En plus de lui accorder du temps avec Madeleine, il faut qu’on discute de ce qu’on va faire à présent. Je veux dire, pour elle. J’aimerais que tout ceci se passe au mieux pour elle et certainement pas devant des avocats. Je détesterais d’en arriver là. Trouver un terrain d’entente, comme on se l’est promis, avant que Conrad soit à l’hôpital. Plusieurs mois se sont écoulés depuis ce jour-là mais j’aimerais savoir si ma vision à propos de notre fille est la même que la sienne ? Quand il m’ouvre la porte, j’étire un sourire, un peu timide.

— Salut, j’espère que j’suis pas trop en avance ?

Comme je ne voulais pas être en retard, je préfère avoir un peu d’avance, histoire de ne pas me faire reprocher quoi que ce soit. Enfin, est-ce qu’il me reprocherait d’avoir un peu de retard, si ça avait été le cas ? Aucune idée. Je le détail, quelques instants, il a l’air en meilleur forme que sur son lit d’hôpital où il se battait contre une infection. Son cancer des poumons le rend d’office plus fragile qu’une personne « saine ».  J’ajoute alors :

— Tu as bonne mine, Conrad. Ça fait plaisir.

w; @Conrad Jones   

☆ Keep quiet

West Monterey. CA

Début Avril 2024.

Je suis rentré de l’hôpital il n’y a que quelques jours mais assez rapidement, j’ai repris contact avec la mère de Maddie, je tiens sincèrement à revoir ma fille. Ce qui vient de se passer, ce qui s’est produit entre décembre et maintenant m’a fait réalisé à quel point, ma vie, la vie en général ne tient qu’à un fil et je ne veux plus perdre une minute, que ce soit avec ma fille, avec Rose ou avec notre enfant qui viendra bientôt agrandir notre famille. J’avoue avoir été un peu surpris lorsque je l’ai appris, mais je suis tellement heureux en même temps. J’ai l’impression que la vie m’offre un nouveau départ, qu’elle accepte de me donner une seconde chance afin de ne pas refaire les mêmes erreurs et j’en suis tellement heureux. Je sais que cette fois je ne gâcherai pas tout, je sais que cette fois je peux avoir confiance en la mère de mon futur bébé, et cela change tout. Bien entendu que notre amour est récent, bien entendu que nous avons encore beaucoup à découvrir chez l’un ou chez l’autre, mais je sens qu’avec Rose, je peux m’ouvrir totalement. Je lui ai d’ailleurs dit bien plus de choses que je ne l’avais fait avec la mère de Maddie, peut-être un signe que nous n’étions pas fait pour être ensemble, elle et moi.

Rose a décidé de profiter de la venue de Maddie et de sa mère pour aller faire quelques courses et passer à son cabinet voir si tout va bien. Elle a beaucoup de mal à me laisser seule, je sens qu’elle a peur, qu’elle a eu très peur pendant cette période, alors je la comprends et je dois bien le reconnaitre, j’aime qu’elle s’occupe de moi de cette manière, j’aime qu’elle soit au petit soin pour moi, j’aime qu’elle cherche par tous les moyens à rendre simplement ma vie plus belle. Un léger sourire s’étire sur mon visage en repensant à notre petite dispute de ce matin, enfin dispute c’est un grand mot, notre petite chaquinerie car j’avais décidé de lui préparer son petit déjeuner et qu’elle est venue me prendre la poêle des mains, me suppliant d’aller me reposer. Elle est venue s’installer à la maison après ma sortie de l’hôpital et chacun des moments que nous vivons tous les deux est une bénédiction du ciel. Elle me rend heureux. J’ai bien évidemment cédé et je l’ai laissé préparer des œufs brouillés pour nous deux.

Je suis installé sur le canapé lorsqu’on frappe à la porte. Je me lève rapidement et en ouvrant je découvre ma petite Maddie qui a encore grandi. Je ne l’ai pas revu depuis ce jour de décembre où j’ai failli quitter ce monde, elle ne pouvait pas venir à l’hôpital et je le reconnais je n’aurai pas aimé qu’elle me voit ainsi. Elle me sourit légèrement, alors que sa mère me fait remarquer que j’ai l’air d’avoir bonne mine. Je les laisse alors entrer dans la maison et tout en refermant la porte, je réponds :

Oui oui je me sens beaucoup mieux…

Je les rejoins au salon et j’en profite pour attraper Maddie qui se laisse désormais faire. Je la prends dans mes bras, tout en imaginant la réaction de Rose qui me dirait que ce n’est pas raisonnable, que je ne dois pas user mes forces ainsi, mais je profite de ce moment. Cela fait tellement de bien de pouvoir prendre ma fille dans mes bras. Elle me montre son doudou, elle semble en être très fière et j’en profite pour lui dire qu’il est vraiment très beau son doudou. Je la repose rapidement et je lui montre un espace que nous avons aménagé avec Rose pour qu’elle puisse jouer. J’ai acheté une petite cuisine et des ustensiles de cuisine afin qu’elle puisse jouer et rapidement elle trouve ses marques. Elle pose son petit doudou sur le tabouret de la cuisine, comme si elle allait lui donner à manger et cherche dans tout le petit bazar quelque chose qui restera sans doute un mystère pour moi. Mais je suis heureux de voir que cela lui plait. Je me tourne alors vers la mère de Maddie et je lui demande :

Tu veux boire quelque chose ?

☆ Keep quiet

West Monterey. CA

Début Avril 2024.

La vie est injuste. Ce n’est pas nouveau.
Elle donne, elle reprend. Elle donne encore pour reprendre ensuite. C’est l’histoire de ma vie, ça !

La vie m’a offert bien des cadeaux empoisonnés, pendant mon mariage avec Conrad. Pourtant, il a fallu que tout s’arrête pour qu’elle daigne m’offrir une chose encore plus précieuse que je ne l’imaginais : Madeleine. Ce n’était pas une simple promesse en l’air. C’était LA promesse. Le seul vrai cadeau qui compte réellement. Et puis, ma vie n’a cessé d’être compliquée mais je m’en suis toujours sortie, comme j’ai pu. Je me suis laissé guider par un nouvel amour, une nouvelle lueur. Un nouvel espoir auquel je ne croyais plus. Alors la vie a jugé bon, de m’offrir un second cadeau. Je ne me suis pas méfiée. Je l’ai accepté. Tout comme Caleb. Pourquoi refuser un tel bonheur ? Celui d’être parents, une seconde fois, ça n’a aucun prix. Je n’ai juste pas imaginé un seul instant, qu’il était aussi pourri que tout ceux que j’ai eu, dans mon précédent mariage…

Aujourd’hui, je me rends compte que cette vie n’a aucun sens pour moi. Qu’elle se nomme Karma ou encore Destinée, j’ai beaucoup de mal à croire en elle, à lui faire confiance aveuglément. Quand on a vingt ans oui, on pense qu’on est invincible, que rien ne peut nous atteindre ou que rien ne peut nous briser. C’est faux. Complètement faux. La trentaine arrivée, on voit bien qu’elle nous mène en bateau depuis des années. Elle nous promet Monts et Merveilles, de belles paroles mais en fait, ce n’est qu’une garce. Elle donne abondamment, pour mieux reprendre ensuite. Et quand elle reprend, elle dévore tout sur son passage. J’ai le cœur en miette. Elle m’a encore fait du mal et grâce ou à cause d’elle, je me sens tellement minable. Ce n’est pas un sentiment nouveau, je l’ai déjà ressenti à de nombreuses reprises. Je déteste juste qu’elle me le rappelle sans cesse…

Quand j’arrive chez Conrad, avec Madeleine dans les bras, je sais que je vais devoir me montrer forte et faire semblant d’aller bien. Ce qui m’arrive ne le concerne pas. Je n’avais pas plus envie d’en discuter avec lui lorsque cela nous est arrivé à nous, alors je ne vois pas pourquoi j’en parlerais aujourd’hui, alors qu’il n’a rien à voir dans toute cette histoire. Il m’accueille avec une meilleure mine que la dernière fois et j’affiche un faux sourire sur mon visage. Une fois à l’intérieur, je remarque tout de suite un coin jeux. Pour Maddie, de toute évidence. Quand il tend les bras vers notre fille, qui s’y laisse glisser, je continue de sourire et n'oppose aucune résistance. Après tout, je suis ici pour elle. Elle est en droit de connaître Conrad, de connaître ses origines et de tisser des liens avec lui. Lorsqu’il était à l’hôpital, j’y ai d’ailleurs beaucoup réfléchi. Je ne serais pas celle qui empêchera Conrad de voir sa fille, bien au contraire, mais j’aimerais trouver une entente avec lui, sans passer par des avocats. Je trouve ça tellement violent. Parfois c’est nécessaire mais je crois que dans notre cas, on peut faire les choses bien.

Je hoche la tête, refusant ainsi de boire quelque chose. Madeleine prend possession de la petite cuisine aménagée dans le salon, pour elle. Elle n’a aucune difficulté à y prendre ses marques, parce que nous  avons la même à la maison et nous jouons avec elle aussi. Quand ce n’est pas avec sa peluche préférée, c’est nous qui devenons ses cobayes. Elle nous donne à manger, à boire et petit à petit, elle construit son monde imaginaire. Il n’est jamais trop tôt pour rêver.

— Regarde comme elle s’amuse ! Elle est tellement à l’aise et reproduit chacun de mes gestes, c’est fou !

À cet âge, les enfants nous copient beaucoup, ils nous observent même si ce n’est pas l‘impression qu’ils donnent. Comme à cet instant où je me tiens à côté de Conrad, mes mains dans les poches arrière de mon jean. Elle ne nous regarde pas et pourtant, elle enregistre tout. Les oreilles traînent, même s’ils n’en ont pas l’air !

w; @Conrad Jones   

☆ Keep quiet

West Monterey. CA

Début Avril 2024.

En proposant à la mère de Maddie quelque chose à boire, je le reconnais, je cherchais simplement à faire durer ce moment un peu plus longtemps. J’ai tellement l’impression que les moments que je passe avec ma fille sont courts, sont trop courts, beaucoup trop courts. Malheureusement, elle refuse et semble vouloir rester debout. J’espère sincèrement qu’elle ne pense pas déjà à repartir, elles viennent juste d’arriver. Ce n’est pas que j’ai très envie que la mère de Maddie reste plus longtemps, non mais Maddie oui et d’ailleurs il faut que je lui en parle, il faut que j’évoque ce sujet avec elle. J’ai eu des nouvelles de mon avocate et le document que j’ai signé, disant que je renonçais à mes droits parentaux, est nul et non avenu. Je suis donc toujours bien le père de cette jeune demoiselle qui semble prendre beaucoup de plaisir à jouer avec la cuisine qu’on lui a installé avec Rose. Sa mère me fait remarquer qu’elle l’imite beaucoup, mais je préfère ne pas relever, je n’ai pas envie de penser à cela, je n’ai pas envie de replonger dans des souvenirs trop douloureux, je n’ai pas envie de penser à la vie qu’elle mène, je préfère tout ignorer, je préfère faire tout simplement comme si cela n’existait pas. C’est horrible à dire, je le sais mais parfois l’ignorance est la meilleure réponse à apporter à une douleur trop importante. Cette douleur n’est pas aussi forte que lorsque j’ai perdu Mia c’est vrai, peut-être parce que je n’ai pas perdu Maddie en même temps que Sio, alors que j’avais perdu ma fiancée et mon futur enfant, ou alors tout simplement parce que mon amour pour Sio n’était pas aussi fort, je ne sais pas, je n’en sais rien et je ne le saurai sans doute jamais et cela me convient parfaitement.

Je m’éclipse un moment dans la cuisine, car même si la mère de Maddie ne veut rien boire ce n’est pas mon cas. Je me sers une citronnade, et je reviens rapidement dans le salon. La mère de Maddie est accrochée à son sac à main, son regard posé sur notre fille, et j’ai la très nette impression qu’elle n’a qu’une envie repartir. Alors il faut que je lui parle maintenant, il ne faut pas que j’attende. Je tire une chaise de la salle à manger et je m’y installe. Je lui proposerai bien de faire pareil, mais je sens déjà ce qu’elle va me répondre, je lui montre tout de même une chaise de la main sans rien dire. Elle fera comme bon lui semble. Et finalement, je lui lance :

Il faut qu’on parle un peu tous les deux…

Je parle discrètement mais la mère de Maddie m’a quand même entendu. Elle me regarde attentivement, j’ajoute alors :

J’aimerai pouvoir passer du temps avec Maddie… sans toi… je ne sais pas, sur une journée par exemple… tu me la laisserais le matin et je te la ramènerai le soir… est-ce que tu penses que cela pourrait être possible ? Qu’elle se familiarise avec ma maison… qu’elle prenne ses marques… et qu’elle apprenne à connaître Rose aussi… enfin si tu le veux bien sûr…

Elle ne m’a pas demandé mon avis pour Caleb mais je ne veux pas la mettre en colère alors que j’ai vraiment besoin qu’elle me dise oui.