Fin 2023

J’aurais dû refuser ! C’est en tout cas ce que je me dis, maintenant que je me retrouve devant le fait accompli, à quelques pas de la porte d’entrée de Monsieur Pixley. Mon carnet de commandes est largement bien rempli avec les fêtes de fin d’année. Je suis également davantage sollicité pour des permanences à la boutique ! J’ignore comment je vais bien pouvoir faire coïncider cette requête inattendue avec mon emploi du temps. J’essaie de calmer le soupçon d’angoisse, occupé à me ronger le ventre. Il est trop tard pour s’en vouloir. Mon incapacité à dire “non” vient de me jouer un bien vilain tour. Je me suis engagé pour venir en aide à cet homme. Il n’est pas question de reculer en le laissant dans l’embarras. Alors, je tâche de voir le côté positif de l’affaire… Cette période de l’année m’éprouve toujours beaucoup. Garder l’esprit occupé pourrait m’empêcher de déprimer. Après tout, cela pourrait bien fonctionner.

Je prends donc mon courage à demain et m’avance dans l’allée. Une fois devant la bâtisse, je me fais violence pour sonner immédiatement. Je me régule et m’empêche de tergiverser ! La décision est prise, Archibald ! Cela suffit ! Quand la porte s’ouvre finalement, ma résolution s’envole. Je suis désespérant. Pendant cinq interminables secondes, je me retrouve incapable de prononcer la moindre parole. Je reste là, planté comme un arbre au milieu de la route, silencieux et rigide. - Je… Vous… Vous avez une très belle maison.

Ah vraiment ? C’est tout ce que je trouve à dire ? Il va me prendre pour un promoteur immobilier avant de me fermer la porte au nez, c’est sûr. Je fronce les sourcils, atrocement effaré par mon manque de professionnalisme. - Pardonnez-moi. Je ne me suis pas présenté. Bonjour, je suis Archie. Euh… Archibald Monroe. Je lui tends la main, incapable, dans l’instant, de modérer mon anxiété. C’est quand même fou, à mon âge, d’être aussi maladroit ! On aurait pu penser que les années me forgeraient un caractère plus trempé. Nullement. Aujourd’hui encore, je suis facilement déstabilisé. Heureusement, l’expérience me permet de retrouver plus rapidement une certaine stabilité. Je grimace en prenant une inspiration. - Vous m’avez contacté pour une collection de meubles à réparer et rafraîchir. Malheureusement, aucune de mes connaissances n’était disponible aujourd’hui pour nous aider. Encore une fois, j’ai vaguement conscience de ne pas me montrer sous mon meilleur jour. J’essaie pourtant de retrouver la tranquillité qui me caractérise. - Je ferais mon possible pour vous aider. Voilà qui est un peu mieux.

@Charles Pixley

Un coup d'oeil sur le calendrier histoire de me confirmer sur la date prévue avec l'ébéniste contacté. Un autre sur la pendule afin de suivre la ponctualité de ce dernier. Des coups sur la porte, je l'ouvre, regarde de haut en bas l'individu qui s'y présente. "Eh bien merci? Par contre, si vous êtes témoin de Jéhovah, ça ne m'intéresse pas." Comment mal aiguiller les gens pour qu'ils se présentent. J'attends, continuant à le fixer jusqu'à ce qu'il se décide à parler. "Ne vous en faites pas, je me doute bien de la raison de votre venue." Je lui adresse un sourire, m'écarte de la lourde pour le laisser entrer. "Ne vous en faites pas pour votre collègue, on y parviendra à deux, peu importe le temps que cela prendra." lui dis-je en nous dirigeant vers la cuisine. "Vous serez bien récompensés pour l'aide que vous me fournirez." Car je sais bien que ce n'est pas un mince travail à faire. "Vous voulez un café avant d'attaquer?" lui proposais-je. Deux tasses, la machine enclenchée, je me ramène à l'îlot central où j'insiste pour qu'il s'assoit quelques minutes. "Normalement, j'ai tout ce qu'il faut pour cette lourde tâche, niveau matériel j'entends. Peinture aussi sauf si cela ne fait pas parti de votre domaine, je m'en chargerais en suivant." Une gorgée, je le regarde. Ca va le faire oui, à deux gaillards, ça devrait passer, non? Rassurez-moi.

Le malaise me grignote. L’accueil de Monsieur Pixley, aussi surprenant, soit-il, n’y est pas pour grand-chose. Je fais mal la différence entre humour et moquerie. Les codes sociaux restent, pour moi, aussi mystérieux que les profondeurs de l’infini. Je suis mon hôte, toujours quelques pas derrière, à me fondre dans la discrétion. - Euh…Auriez-vous du sucre s'il vous plaît ? Sans en avoir pleinement conscience, je me mâchonne les lèvres. Les premiers signes de détente apparaissent dès que nous entrons dans le vif du sujet. J’acquiesce, soulagé de regagner un terrain familier. - Je vous propose de procéder de la façon suivante. Nous commencerons par un état des lieux des travaux à effectuer afin de débuter les restaurations qui ne nécessitent pas de matériel trop spécifique. Ainsi, si nous remarquons des manques, j’aurai tout le loisir de récupérer les outils adéquats chez moi dans la soirée… Malgré sa charmante proposition d’hébergement, j’ai trop besoin d’un cadre serein pour me ressourcer.

Le nez dans le café, je passe plus de temps à me gorger de l’odeur qu’à en savourer le goût. Tout chez moi, ralentit la course du temps. - Avez-vous des préférences ? Je peux m’occuper de la peinture… Mais qu’est-ce que je raconte ? Je ne suis pas peintre ! Une grimace me fait plisser les yeux avant que je ne parvienne à préciser le fond de ma pensée. - Je suis tout à fait d’accord pour vous venir en aide, même s’il faut peindre. Je saurais me débrouiller simplement… J’ai appris les bienfaits de la solidarité. Si l’on ne m’avait pas tendu la main, je ne serais jamais parvenu à sortir la tête de l’eau. Enfin, de l’alcool, dans mon cas. - Je suis plus à l’aise avec le traitement du bois. J’ai pour habitude de respecter scrupuleusement l’origine et la date de création des meubles qu’on me confie. J’aime reproduire les techniques de l’époque afin de ne pas… Désharmoniser l’ensemble. Néanmoins, cette méthode requiert de la patience et du temps. Je ne suis pas certain que nous en ayons en quantité suffisante. - Allons voir cet atelier, si vous le voulez bien. Cela nous permettra d'être fixé. Je tâche d’afficher un sourire rassurant. Dès lors qu’il est question de travail, je me sens, si ce n’est pas sûr de moi, au moins dans mon élément.

@Charles Pixley

Des morceaux de sucre sur une soucoupe, je la pose face à l'ébéniste. Ce dernier n'ayant pas l'air très à l'aise, je tente de partir sur un terrain où il le sera davantage, vu qu'il est là pour ça, ça va de soi. "C'est ce qu'il y a de mieux à faire, en effet." Je m'accoude face à lui, l'observant dans ses moindres détails avant de secouer la tête négativement. "Pas vraiment." lui répondis-je avant qu'il ne m'explique ses spécialités. "Pas de souci alors. Allons-y maintenant." Je finis ma tasse d'une traite que je dépose dans l'évier avant de l'inviter à me suivre. Il y a cependant une chose pour laquelle je dois le prévenir. "Il se peut que je ne sois pas tout le temps là en journée. J'ai commencé un travail il y a peu mais je peux m'arranger pour commencer plus tôt histoire de ne pas vous laisser tout ce chantier." J'ouvre la porte du local, lui laissant le loisir de détailler les dix tables et les quarante chaises qui les accompagneront, une dizaine de meubles qui serviront de coiffeuse dans les chambres. Et je continue. "On pourra procéder avec un cahier des charges s'il le faut, où vous commenceriez et suivant les indications, je prendrais la suite jusqu'à tard dans la nuit s'il le faut. Elle prévoit d'ouvrir dans deux mois environ." S'il venait à s'enfuir, je n'en serais pas étonner. "Bon, sur les dix tables, j'en ai attaqué trois, pour les chaises, il en manque il me semble trente à faire et je n'ai pas encore touché aux coiffeuses." Un raclement de gorge, je me tourne vers lui avant de lui désigner mes outils. "Qu'en dites-vous alors?" m'inquiétais-je. "On peut se faire quelques shooters avant si vous souhaitez prendre un peu de courage." Une proposition comme une autre, loin d'imaginer qu'il ait eu un problème avec ceci.

Au lieu de lui redire que je ne pourrais pas être présent tous les jours, du fait de ma propre activité, je me contente de hocher la tête. C’est que… Je ne sais franchement pas comment m’y prendre. Sans être réellement froid, Charles se montre relativement directif. Pourtant, j’ai l’impression qu’il essaie de me mettre à l’aise. Le rendu me paraît si étrange que j'ignore comment me positionner. Je le suis, ma tasse à la main, jusqu’au local. Là, je m’arrête, appréciant visuellement la quantité de  meubles à sa charge. Dois-je lui rappeler que nous ne sommes que deux ? Possible. Il a l’air de penser que deux mois suffiront pour abattre ce travail monumental, sans rogner sur la qualité, en ayant tout deux une activité annexe. Sous les couches d’inquiétudes et du stress, vivote doucement un sentiment d’espoir.

Et si nous y arrivions ? L’ébauche d’un sourire me tire le coin des lèvres. Si je ne suis pas adepte des défis, j’aime l’idée de l’accompagner dans ce projet. Mes rêveries sont tuées dans l'œuf par le rappel à la réalité. Des shooters ? - Non merci. Je me renferme sans le vouloir. Je me noircis de gravité, cherchant mes mots. Rien ne me force à en dire davantage sur ma situation. Rien, si ce n’est ma nature, profondément honnête. Je me refuse à cacher qui je suis ou à tromper mon monde. Dire la vérité est important, au moins à mes yeux. Je me gratte le menton avant d’annoncer :  - Je suis sobre depuis 5 ans. Inconsciemment, mes doigts caressent le jetons de bois, dans le fond de ma poche. J’en tire une certaine tranquillité. Avec le temps, j’ai pris l’habitude de ce que suscite cette nouvelle chez mes interlocuteurs. Souvent, ils oscillent entre pitié et gêne, sans plus savoir quoi dire ou comment réagir. Avant d’en arriver à un silence mortifère, je préfère adopter un discours rassurant. - En revanche, je vais avoir besoin de caféine en quantité relativement astronomique. Est-ce que ça lui suffira ? - Nous devrions commencer immédiatement, Charles. C’est de loin la meilleure option si vous souhaitez tenir les délais. Je m’emploie à retrousser littéralement les manches de mes vêtements. S’il souhaite m’arrêter et me renvoyer, cela sera son choix et je n’aurais aucun droit de m’y opposer. Au moins aurait-il bénéficié de quelques conseils.

Je passe une main sur l’une des tables. Je palpe la matière, tout du long, teste le poids en imprimant une pression dessus. Accroupis, j’observe la nature du revêtement, la peinture, le vernis choisi. - Si nous sommes efficaces, nous pourrons finir de poncer toutes les tables avant demain matin. Je me glisse en dessous pour vérifier autant la stabilité que la solidité. - Venez voir. De l’index, j’indique l’endroit où se rejoignent le plateau et les pieds. - Le temps a fragilisé la structure. Nous allons devoir la renforcer. Vous avez deux options : soit on rajoute des angles pour améliorer le soutien, peut-être en utilisant le même bois… Soit, nous refaisons l’intégralité des pieds. Au moins pour celle-ci. Je vais vérifier les autres. Je m’attèle à cette tâche dans la foulée. J’observe chaque table tour à tour, scrutant les détails.  - Dans quoi travaillez-vous ? Si ce n’est pas indiscret, bien sûr.  Faire la conversation devrait briser la glace, non ?

@Charles Pixley

Je suis sobre depuis 5 ans. Oh. En plein dans le mille. Normalement cette expression bidon traverse mon esprit dès lors où je devine plus ou moins une partie de l'histoire d'un individu et je ne saurais comment expliquer le fait que cette éventualité ne m'est même pas traversée l'esprit. "Au temps pour moi. Le café sera très bien. Avec ou sans sucre?" La vie continue son cours tout de même. Si on devait s'arrêter de réagir dès lors où un malheureux incident vient chambouler cette existence, on serait plutôt considérer comme des végétaux. Je frappe dans mes mains pour nous motiver lorsque ce dernier propose de s'attaquer à toute cette marchandise. Je lui fais signe de revenir rapidement avec un thermos en main.

Deux tasses de café que je ramène vers lui, posant la tasse sur la table en question le temps du repérage. Ponçage en priorité. Je prends note puis me rapproche à sa demande, passant la main au même endroit que ce dernier. J'hoche la tête. "Ce serait un peu plus long mais j'ai une préférence pour refaire les pieds si besoin." lui dis-je tout en me dirigeant dans l'angle du garage pour récupérer la ponceuse, des gants et des lunettes de protections. "Vous avez tout ce qu'il vous faut avec vous ou je vous dépanne?" Nope, je n'ai pas vraiment de temps à perdre si ce n'est pour un café, que je prends un malin plaisir à déguster. "Je suis dans l'horlogerie. D'ailleurs si vous avez de vieilles montres qui ne vous servent plus à rien, je suis preneur ou si vous voulez en faire réparer... Quitte à se rendre quelques services." Un léger sourire se dessine sur mes lèvres avant de m'affaire à la première table venue et de commencer le travail. De la poussière partout. Je passe un petit coup avant ma main pour sentir le rendu et continue sur cette lancée. "Bien évidemment, si vous voulez faire des pauses, c'est quand vous voulez. Ne vous sentez pas obligé de respecter des horaires précis." l'informais-je. Une autre gorgée et on continue. Allez, ça devrait le faire!