En arrivant au ranch, je prends soin de garer ma moto du côté de l’auberge. L’idée, c’est d’échapper à la surveillance aguerrie de notre chère matriarche, tout en prenant en compte qu'elle a des yeux partout. Encore plus efficace que l'œil de Sauron. Peut-être que c’est idiot, mais, à mon âge, transgresser l’interdit m’amuse encore. Puis, franchement, maman en a assez bavé ces derniers temps pour ne pas avoir à s’agacer de ce petit écart de conduite en jouant la voix de la raison. Enfin… C’est compliqué pour chacun d’entre nous mais, ça l’est peut-être encore plus pour mon frère. Sam et lui forment un duo fusionnel, depuis toujours. L'un va rarement sans l'autre.

Kenny ne s’épanche jamais sur ce qu’il ressent. Il évacue différemment. Il le fait, généralement en enchaînant les conneries plus grosses que lui. Je ne peux ni le blâmer, ni le juger. Je n’ai pas toujours été un modèle concernant la gestion des émotions. Alors, forcément, j’ai saisis la perche qu’il m’a tendu en me proposant de le rejoindre. Comme si j’aurais pu faire autrement ! Être présent pour mes proches fait partie des fondements de ma personnalité. Peut-être à cause de ce qu’on a traversé ensemble, à Haïti. Ou peut-être que j’essaie de me racheter de mes propres erreurs, par ailleurs.

Le soleil est encore haut dans le ciel lorsque j’arrive au lieu de rendez-vous. - T’as vraiment ta tronche des mauvais jours, c’est critique. Heureusement que je suis là pour relever le niveau ! J’affiche un sourire en coin, un brin moqueur. Quoi ? J’aurais pu l’aborder en prenant des pincettes ? Allons donc. Il m’aurait taxer de verser dans la sensiblerie en roulant des mécaniques. J’en mettrais ma main au feu. De toute façon, je ne suis pas vraiment sérieux. Il doit bien le savoir.

Je m’assieds sur la souche d’un arbre, juste en face de la cabane, laissée à l’abandon depuis un moment déjà. Je me rappelle encore trop bien des jours passés à regarder mon père la construire. J’étais tellement fier d’apprendre le nom des outils et d’être chargé de les lui apporter. Est-ce que les années de bonheur sont vraiment derrière nous ? Putain, ça craint. - Tu te rappelles quand on jouait ici ? Je l’interroge tout en un sac devant moi. Penché dessus, je déchire le carton d’un pack de bière avant d’en sortir deux. Je les ouvre consécutivement et lui en tends une. - À moi aussi, elle me manque, fais-je, le regard fixé sur ce vestige de notre passé. Par pudeur ? Par respect pour la sienne, surtout. L'émotion dans ma voix n'a rien de feinte. Je suis l’aîné. C’est à moi de les protéger. C’est mon rôle. J’ai sacrément merdé. - Comment tu t’en sors ? Pas si mal, je dirais, dans la mesure où il n'a pas encore sauté dans un avion pour poursuivre les recherches tout seul.

@Kenny Harlow