a life, a story

& c’est ainsi que circule l’information…

“ NYLS NATHAN NORWOOD”

Cette voix qui résonne jusque dans la cave, là où j’aime me cacher pour enfin devenir invisible. Mon repère, ma cachette à moi, même Ezio ne m’accompagne pas, quand je rejoins la fraîcheur et le silence de cette partie de la maison. Je soupire lourdement, je sais ce qui m’attend dans les prochaines minutes mais je ne bouge pas d’un centimètre. Dans mon esprit d’enfant de huit ans, une vérité se dessine, immuable, infaillible : je sais qu’elle finira par me retrouver. Ou plutôt lui. L’un dans l’autre, c’est une fatalité, j’en ai bien conscience. Mais je ne baisse pas les yeux pour autant. Je refuse de pleurer, également. Je ne bronche pas, tandis qu’il arrive, enfin, enlève sa ceinture et réagis comme un primate, agissant de la seule manière qu’il connaisse : bêtement. Quand je rejoins enfin mes… parents, si on peut désigner de cette manière deux êtres qui auraient mieux fait de ne jamais se rencontrer et procréer, nous nous installons autour d’une table branlante, assis sur une chaise en bois raide, nous partageons un maigre repas, composé de haricots rouges à la tomate et de pain rassis. Un festin, en somme, car ces derniers temps, il m’arrive de passer toute une journée sans manger. Je tiens à peine cinq minutes avant de quitter cette table, j’évite un verre lancé par mon géniteur et embarque Ezio avec moi. Enfin, la liberté. Nous sortons dans la rue, quittant cette maison qui me répugne. Avec mon cousin, qui nous a rejoint il y a quelques mois quand sa mère, la sœur de Nyls Norwood Senior, est décédée d’une overdose (c’est vraiment la joie chez les Norwood…), j’ai trouvé un frère, un soutien sans faille, une lueur au bout du tunnel. Lui, on ne le frappe pas. On ne l’embête pas. Et je ne lui en veux pas. Nous trouvons un bâton, jouons avec, projetons de nous rendre au parc, mais un nœud se forme dans mon ventre, j’ai peur de croiser la bande d’idiots habituels qui se moque sans arrêt de moi. Nouveau loupé dans les battements de mon cœur quand nous passons devant chez Debbie Devinson, une jolie blonde de ma classe. J’entends encore ces mots “Norwood, c’est un maigrichon perturbé, tu sais Cassie…” et je préfère détourner le regard de la fenêtre de sa chambre. Je ne sais faire que ça : fuir. Je vois le monde tourner autour de moi, je subis un quotidien si noir, si détestable. Et j’aimerais que ça ne m’atteigne pas, que ma vie ai démarré d’une autre façon mais la réalité me rattrape. Au moment même où je vois la voiture de ma mère s’arrêter à notre hauteur. Retour en Enfer, sans concession. Je croise son regard, elle a pitié. Elle sait ce qu’il m’attend. Car son mari est assis juste à côté d’elle et me regarde lui aussi. Des flammes brûlent dans ses yeux, elles existent juste pour moi.

“T’as rien d’un Norwood, Nyls. Tu seras jamais un homme bon, t’es pitoyable.”

Et cette voix cassante, sifflante, je me jure de ne pas l’écouter. Dès que possible, je retournerais dans la cave. Priant pour qu’un jour ou l’autre, le changement soit de la partie.  

& "- Maintenant, qui peut me dire quel est le dénominateur commun de ces deux fractions ? Vous ne savez pas ou vous vous ennuyez ? - Hey, écoutez. Vous savez, si on s'ennuie tous ici, ne serait-ce pas vous le dénominateur commun ?"

"Nyls Norwood?"

Je lève mon bras, histoire de signaler ma présence à cette affreuse Madame Sudol, professeur de littérature. Regard sévère, voix courroucée. Bienvenue dans la bouche de l’Enfer, en direct du lycée de Monterey. Quelle plaie, vraiment. Mais au moins, je ne suis pas chez moi, c’est toujours ça de pris. Ma main finit par retrouver l’arrière de ma tête, je bascule ma chaise sur deux pieds, joue avec mon stylo. Le stéréotype de l’adolescent qui cherche à se faire remarquer et je dois dire que j’ai plutôt réussi, à voir Debbie Devinson qui n’arrête pas de se retourner vers moi en gloussant. Un sourire victorieux apparaît sur mon visage, je ne baisse pas le regard, bien au contraire. Je tente de me concentrer, mais c’est peine perdue : le roman dont elle parle, je l’ai déjà lu dix fois, et comme d’habitude, j’obtiendrais un A+ à son devoir prévu dans quatre jours. Je préfère donc regarder par la fenêtre, restant silencieux. L’envie de me lever, de m’activer me démange : comportement hyperactif elle a dit à l'infirmière. Au fond, ça me va comme qualificatif, c’est mieux que “le minable”, de toute évidence. Dès que la sonnerie finit par retentir, mettant fin à ce calvaire désagréable au possible, je saute sur mes deux pieds, attrape mon sac déchiré et rejoins Ezio dans le couloir, direction la salle des échecs. Passionné depuis quelques années à présent, mes excellents résultats scolaires ne suffiseront pas pour l’obtention d’une bourse, je dois mettre toutes les chances de mon côté et briller, d’une quelconque manière que ce soit. Et je dois dire que la méthode, la logique et la concentration nécessaire à cet art est libérateur. Au moins, j’ai trouvé une raison pour prolonger ma présence au lycée. Pour éviter de reprendre la route d’une maison que je dois considérer comme mon foyer, à priori. Mais que je déteste de tout mon coeur. Du coin de l'œil, je vois Debbie me dépasser, me sourire. Je ne peux m’empêcher de faire de même, me promet de lui proposer de m’accompagner au bal de promo qui aura lieu dans quelques semaines. Même si je sais que je n’ai pas un rond pour me louer un costume, lui acheter une fleur, lui offrir un resto. Non, ça, c’est une vérité immuable : l’argent ne fait pas partie de ma vie. L’amour parental non plus. Mais je trouve des compensations : j’ai Ezio. J’ai peut être l’opportunité, grâce à mon futur diplôme, de prendre mon envol. Enfin, la liberté. Elle est à ma portée, je suis à la croisée des chemins, tout est encore possible. Oui, l’horizon est dégagé, clair. J’ai foi en mon avenir : il ne peut pas être pire que mon présent, après tout.

& "Avoir une famille ne signifie pas que tu ne dois plus exister en tant qu'individu. Tu sais quelle est la meilleure chose que tu puisses faire envers les personnes qui dépendent de toi ? Être honnête avec elles, même si cela signifie que tu dois les lâcher"

"NYLS! NYLS! NYLS... PUTAIN NYLS, RÉPONDS MOI!"

Cette voix suppliante me brise le cœur, je pose ma main sur la porte qui nous sépare, Ezio et moi. Mais je ne plierais pas, je n’ouvrirais pas. Ma décision est prise. Une discussion serait inutile, énergivore, futile, fataliste. Je renifle bruyamment, pose mes mains sur la commode, dont les tiroirs sont ouverts. Et surtout : vides. Jetant un œil rapide sur mes bagages, je fais le tour de cette chambre, de ce taudis. Et curieusement, j’ai envie de sourire, de rire même, à gorge déployée. Bientôt, je vais quitter cette maison, cette ville. Me débarrasser de mes chaînes, découvrir de nouveaux horizons. L’excitation est à son comble, je frémis, exalté par cette sensation nouvelle : l’espoir. Mes mains ont besoin d’être occupées, je continue à faire le tour de la pièce, souhaitant ne rien oublier. Car je ne reviendrais pas, ma décision est prise. Je m’apprête à partir, à marcher droit devant moi et je ne me retournerais sous aucun prétexte. J’attrape cette blouse, mon uniforme au fast food du coin, qui me rapporte quelques misérables dollars. Seule occupation que j’ai trouvé alors que tous les garçons de mon âge sont à la fac. Mais Nyls Norwood n’a pas eu cette chance, n’a pas assez d’argent, a loupé un virage. Cette aigreur qui me dissout le ventre, je ne veux plus la ressentir. Je veux qu’elle disparaisse. J’étouffe ici, j’ai besoin de respirer, de m’en aller. Besoin vital, urgence capitale. Plus une seconde à perdre. Mon seul regret, quand enfin je prends place dans l’avion qui me conduit en Irlande, est de quitter Ezio. Ce frère que je décide d’abandonner, mais lui et moi sommes trop différents à présent. Voilà des jours qu’il tente de me retenir, de me faire changer d’avis. Mais ma décision est prise et je ne serais pas Nyls Norwood si je changeais d’avis. Nos chemins, réunis par le destin quand nous étions enfants, se séparent à l’aube d’un âge adulte qui lui promet un destin fabuleux, une évidence, grâce à un héritage conséquent d’un oncle du côté de sa famille. La vie lui sourit, contrairement à moi. Je ne peux compter sur personne. Ah, mais si, que suis-je bête ... sur moi même. Voilà la réalité : cette chienne d’existence m’impose de me battre contre ma personne. Duel inégal, brutal mais je gagnerais. Je veux devenir Quelqu'un. Partir à la quête du bonheur, combat bien singulier que je ne peux pas mener à Monterey. Mes dernières économies, je les ai dépensées pour ce billet d’avion. Pour un avenir radieux, pour un projet délirant, à mon image : quitter mes parents, sans un mot. Gagner de l’argent, enfin. Cette obsession séculaire pour un fait aussi dérisoire mais à mes yeux, devenir riche n’est pas seulement un projet : c’est ma nouvelle raison de vivre. Soupirant, je déniche de mon sac à dos un livre concernant les paris sportifs. Enfin, la liberté. Mais un travail colossal m’attends : une chance, pas deux, de gagner mon pari sur la vie. Quelle ironie, vraiment.

& WUBBA LUBBA DUB DUB!

Nyls, franchement, tu gères, qu'est ce qu'on ferait sans toi?

Je souris, baisse les yeux, compte les billets. Ces bouts de papiers qui sont le symbole de ma nouvelle liberté, celle que je goûte depuis quelques mois maintenant, depuis que je suis arrivée sur la terre providentielle irlandaise. Yan est un gars bien et je suis plus que ravi de payer ma tournée. Maintenant que j’en ai les moyens. La promesse que je m'étais faite à moi-même de réussir, de devenir quelqu'un, semble enfin s'être concrétisée: à force de courage, d'audace mais aussi de beaucoup de travail et de persévérance, j'y suis arrivé. Les paris sportifs qui étaient au départ très hésitants et désastreux en termes de rendement sont à présent régulièrement satisfaisants, voire carrément providentiels. Je suis aux anges: ici, personne ne me connaît. Je ne peux décevoir personne, je n'ai pas de fantôme derrière mon épaule. Et surtout: l'argent que j'amasse autour de ma pauvre carcasse m'ouvre des portes... étonnantes. Je dors à peine: profite de la journée pour étudier les probabilités et toutes les nuances des paris et la nuit, je sors, je fais la fête. Je m'essaie à quelques folies, je ne me suis jamais senti aussi... vivant. Pour de vrai. Dans ma poitrine, je sens mon coeur battre, réellement. Cette expression prend tout son sens. Et j'ai carrément l'impression qu'il veut s'enfuir, hors de ma poitrine, surtout quand il la croise, elle: Sylvia. La petite sœur d'un mec que j’ai rencontré dans un bar, il y a quelques semaines. Elle est belle, pour son sourire, je pourrais me damner. Mais au fond de mon cœur, il me manque encore une qualité, cruelle, implacable, malgré l’argent: l'assurance. J'attends pas moins de trois mois avant d'enfin lui adresser la parole. Mais en moins de trois semaines, je peux affirmer au reste du monde que j'ai la sensation de l'avoir toujours connu. Nous nous ressemblons autant que nous sommes différents. Quelque chose colle entre nous, une évidence naturelle, une symbiose parfaite. C'est un fait immuable, elle devient le centre de ma nouvelle vie. Et sous les néons des boîtes de nuit, à travers la fumée des cigarettes, entre deux prises de substances illicites... Je le sais. Monterey, à cet instant, ne me manque plus une seule seconde. C'est elle, ma maison...

&  "Parfois la science ressemble plus à de l'art qu'à de la science. Mais beaucoup de gens ne le comprennent pas."

"..."

Et pourtant, je sais. Je peux le lire, dans ses yeux. Même si rien ne s'échappe de la bouche de Sylvia, je peux le deviner, elle répète mon prénom. Encore et encore. Nyls. Nyls. Nyls. Dans son esprit, son ton doit être suppliant. Et je sens mon coeur se serrer, ses émotions circulent dans mon esprit à présent, vibrent sous ma peau. Tout comme moi, qui plante mon regard dans le sien, ne le lâchant pas, osant à peine cligner des cils, respirer même: je broie sa main dans la mienne. Je ne sais pas quoi faire d'autre. Sans doute car la situation que nous sommes en train de vivre est inhabituelle, traumatisante mais que nous n'avons pas le temps de penser à "l'après", que seul l'instant présent compte. Puisque c'est tout ce qu'ils nous restent: assis, à genoux, l'un devant l'autre. À penser que notre fin est proche. Et autour de nous, le temps semble s'être arrêté: pourtant, quatorze autres âmes retiennent leur souffle, à l'unisson. Sous le courroux d'un preneur d'otage, qui a décidé qu'en ce Mardi matin, nos vies peuvent basculer. Il se prend pour Dieu, joue avec nos destins. Je ne bouge pas d'un centimètre, tandis que mes mains moites serrent encore un peu plus celles de Sylvia. Sur le carrelage froid et sale de ce supermarché, mes larmes terminent leur course. Je me dis que c'est la fin, que c'est mon heure. Que jamais je ne pourrais cocher toutes les cases de cette liste de choses à faire que j'ai secrètement rédigé, il y a quelques semaines. Que mes rêves ne se réaliseront jamais: ceux de demander sa main, à Sylvia, celui de devenir père, grand-père, homme et amant, aimé et aimant. Mais après des heures de tension insupportable et de peur immense, la délivrance. La police arrive, arrête ce fou furieux, non sans violence. Mais nous sommes libres, nous pouvons retrouver nos quotidiens, nos respirations sont un trésor inestimable.

Et si seulement tout aurait pu s'arrêter là. Mais l'inattendu a toujours eu cette saveur particulière, dans ma bouche: celle de la surprise, de l'agréable et des opportunités. Quelques jours plus tard, tracassé, j'ai décidé de rechercher les autres victimes de la prise d'otage, car je sentais au fond de mon cœur que je devais faire quelque chose. Sylvia ne semblait pas passer au-delà de ce traumatisme et j'ai réalisé que les autres non plus. Et là, deux miracles se sont produits:

J'ai découvert ma vocation, celle d'écouter les autres, de leur apporter des solutions pour les résoudre. Souffrir m'a permis de me dépasser, de ne pas perdre mais de transformer. De ne plus subir les conflits mais de les apprivoiser, d’en faire une force car enfin résolus, ils deviennent expériences et moteur d’un apaisement sans précédent.

Et surtout, Sylvia m'a offert l'opportunité de sourire à la vie, de la savourer, plus encore depuis la prise d'otage: elle m'a appris qu'elle était enceinte.

Un battement d'ailes de papillon. Et le tsunami. Moi qui ai toujours vécu dans un brouillard permanent depuis petit, enfin, tout était clair. Je savais où je voulais aller et surtout revenir: À Monterey. Pour enfin devenir quelqu'un de bien, d'équilibré. Un père, un mari. Et un homme épanoui.

& "Le monde est rempli d'idiots qui ne comprennent pas ce qui est important. Et ils tenteront toujours de nous séparer."

"Monsieur Norwood, vous allez bien?"

Parfois, il y a des instants dans la vie, des journées qui semblent banales et qui deviennent... inoubliables. Le jour où je suis devenu officiellement psychologue a coïncidé avec celui où Freya est venu au monde. Une coïncidence impressionnante, une date qui ne s'oublie pas, pour rien au monde: le 15 novembre. Monterey s'est transformé ce jour-là: auparavant, cette ville était morne, triste. Symbole de tristesse et de suffisance qui me broyait le cœur. Mais en un claquement de doigt, le soleil est revenu et jamais je ne pourrais continuer à éprouver cette aigreur, cette colère envers mon passé. Non, Sylvia et moi sommes devenus parents et quand j'ai attrapé le minuscule doigt de Freya, touchant la chair de ma chair pour la première fois, c'est comme si je connaissais enfin le sens de la vie. La vraie. L'infirmière pose sa main sur mon épaule, paniquée quand elle me voit devenir blanc. Je cligne des yeux, ébahis devant tant de beauté. Devant cette perfection. Cette nouvelle vie. Les bruits qui m’entourent sont étouffés, ma vision se floute, je tombe à genoux : ma fille. Elle est là. Son cœur bat, ses yeux s’ouvrent sur le monde, ses petits poings se serrent, l’ardeur de vivre se ressent déjà. Freya. Ma divinité à moi. La gravité n’a plus de sens, tout mon passé, mon présent, mon futur se mélangent, ma concentration n’a jamais été aussi intense : j’attrape son corps minuscule, de peur de lui faire mal, de la blesser, de briser cette essence nouvelle, cette positivité qui se dégage de quelques heures de vie.

Mais cette journée a été vécue différemment pour Sylvia. L'accouchement a été éprouvant, aussi bien physiquement que moralement. J'étais jeune, surtout dans ma profession, et je n'ai pas su remarquer les signes. Comme on dit: les cordonniers sont les plus mal chaussés. Emporté par l'euphorie de l'arrivée de Freya et mon envie de rapidement développer ma clientèle, je n'ai pas su voir les signes. Sylvia était malheureuse, mal dans sa peau, très peu satisfaite de sa condition de jeune maman. Et peu à peu, de manière insidieuse, l'alcool est arrivé dans sa vie. De mon côté, j'étais heureux. À tous les niveaux. J'aimais Sylvia, j'aimerais profondément la femme qu'elle était, j'étais raide dingue de ma fille et passionné par mon travail. J'avais même retrouvé Ezio, mon cousin, que j'avais quitté de manière brutale, à l'époque, mais après une longue discussion, j’avais ce plaisir de le compter dans mon proche entourage. Tout allait si bien. Sylvia cachait si bien son jeu. Quelques fois, je sentais sa fragilité, je tentais de lui en parler. Mais je la respectais bien trop pour la forcer, pour la faire plier.

La confiance n'exclut pas le contrôle, comme on dit.
Oui, comme on dit...

Monterey était à bannir, autrefois. Ensuite, cette ville est devenue une bénédiction. Mais la chute qui suivit était imprévisible.

& " Écoute, j’aime pas te le dire comme ça mais ce que les gens appellent « l’amour » est juste une réaction chimique qui contraint des animaux de se multiplier. Il frappe fort, Morty, alors il s’efface lentement, te laissant moisir dans un mariage voué à l’échec. Je l’ai fait. Tes parents vont le faire. Brise ce cycle. Va au delà de tout ça. Concentre toi sur la science."

"Monsieur Nyls Norwood, je suis au regret de vous annoncer que..."

Mais un hurlement m'a empêché d'entendre la suite de cette phrase. Celle qui fait partie des horreurs qu'on ne souhaite jamais entendre. Jamais. Tombant à genoux, le sol se dérobe, je perds l'équilibre, la raison. L'amour de ma vie, je l’ai perdu. Je l'ai senti. Un morceau de mon âme s'est envolé, cette nuit-là.  
Sylvia Norwood, née Greward, 34 ans, est dans le coma.  

Et c'est entièrement de ma faute.

Ce soir-là, Sylvia avait bu. Freya, quinze ans, notre fille adorée, était exceptionnellement à la maison, elle qui passait son temps chez ses copines. Mais comme dirait l'autre, l'instinct ne trompe personne. D'ordinaire, Sylvia ne buvait jamais devant notre fille. Sauf ce soir-là. Ce soir où j'ai dû rentrer tard du travail, une patiente avait besoin d'une double séance et je possède un défaut professionnel: je ne sais pas dire non. Et j'avais oublié de prévenir Sylvia. Ces derniers temps, sa jalousie était devenue la raison de sa consommation d'alcool. Ou bien je ne réalisais pas que sa maladie était en train de s'épancher? Je ne sais pas, je ne sais plus. Tout est flou, dans mes souvenirs, je n'arrive plus à voir clair. Tout ce dont je me rappelle, c'est d'avoir levé la voix. Terriblement déçue qu'elle s'abaisse à cette pulsion devant notre fille, j'avais attrapé la bouteille, avait vidé son contenu dans l'évier de la cuisine. Et ce simple geste qui aurait dû la sauver avait au contraire déclenché l'étincelle de mon futur enfer. Si rapidement que je n'avais pas eu le temps de réaliser ce qui était en train de se passer, elle avait attrapé les clés de sa voiture et avait pris le volant. Ébahi, j'avais fait de même, la suivant de près, tentant de l'appeler pour la raisonner. Mais évidemment, elle avait oublié son téléphone portable. Le cœur battant, la peur et la haine se mélangeant, l'impensable se produisit.

Elle avait grillé un feu rouge. Quelques mètres derrière elle, j'avais freiné quand elle avait percuté cette voiture. La violence du choc m’avait soulevé le cœur, m’avait pétrifié. Sortant de mon véhicule, je me suis dépêché de prévenir les secours. Approchant de ma femme, tout ce sang m’avait terrifié. Et d’autant plus quand j’avais réalisé l’ampleur du désastre. Je me souviens avoir murmuré “Sylvia, mon amour, qu’est ce que tu as fais”...

Je me souviens avoir suivi l’ambulance, de très près. Priant tous les Dieux, de toutes les religions, pour que Sylvia s’en sorte. Pour que les passagers de l’autre voiture s’en sortent également, pour que leurs vies soient épargnées. Un jeune homme, deux jeunes femmes. Qui n’avaient rien demandé à personne…

Mes prières semblent ne jamais avoir été entendues.

Les minutes suivant son admission à l'hôpital furent longues et douloureuses. Son état était critique, elle avait perdu tellement de sang... Au moment même où les médecins m’annoncent que Sylvia est plongée dans un profond coma, Freya apparaît, accompagnée d'Ezio. Bouche asséchée, regard suppliant. Je n’ai rien su lui dire.
Depuis ce jour, j’ai non seulement perdu Sylvia mais aussi ma fille. Freya me considère responsable de son état, étant donné que je n’ai pas réussi à la retenir dans cette fuite précipitée.
Elle a complètement raison et depuis cette date, la culpabilité hante mon esprit. Brouille mon âme. La honte, le désespoir… Voilà mes compagnes de vie, désormais.

Depuis ce malheureux accident, je me noie dans mon travail. Je vis seul, Freya ayant choisi d’élire domicile chez des ami(e)s. Le dialogue est rompu, je ne souhaite pas non plus l’entretenir. Je me sens si malheureux et fautif.
J’organise des groupes de parole, tentant d’expier mes fautes. Car la peine est lourde, le tribut de mon échec, je le paie encore aujourd'hui: j’ai appris, à peine quelques heures après l’accident de Sylvia, que la jeune passagère de l’autre voiture était décédée sur le coup. Que sur les trois personnes présentes dans la voiture, deux s’en étaient sorties. Mais pas elle.
Samara. J’ai tenu à connaître son prénom. J’ai tenu à me renseigner.

Et quand sa mère a poussé la porte de mon groupe de paroles, je me suis dis que…

Il n’était sans doute pas trop tard pour agir.

Nyls, tente de réparer, de recoller les brisures de ta vie.

Tu ne peux plus rien faire d’autre…