Seconde chance.
ft  @Sylvia Norwood     

Mes pas sont lourds, dans ce couloir d’hôpital que j’ai arpenté de trop nombreuses fois. La centaine peut aisément être utilisée, le millième sans doute exagéré. Peu importe la teneur de mes propos, seuls les souvenirs restent. Et comptent. Je réitère des gestes familiers que j’ai pourtant copieusement détesté. Une habitude bien trop douloureuse à adopter mais qui s’est insinuée dans mon quotidien, glissant comme un perfide serpent, déversant un poison sans égal, saupoudrant gorge serrée et crises de larmes à répétition. Les choses ne sont pas plus différentes aujourd’hui, à un détail près: tout est bouleversé. L’ordre naturel a repris ses droits, le miracle s’est produit. Et à présent, je dois adapter mon attitude, oscillant entre surprise paralysante et bouillonnement de sentiments bien déchirants. Angoisse naissante dans la poitrine, elle comporte aujourd’hui une saveur particulière, presque désagréable en bouche. Celle d’un met savouré il y a bien longtemps et face auquel je ne pense plus être capable de saliver. Jamais je n’aurais pensé me lasser d’un repas aussi complet, aussi satisfaisant. Mais à force d’être privé de nourriture, j’ai tout bonnement arrêté de stimuler un appétit infini. Je ne prends plus de plaisir, je survis, grignotant à la va vite, ayant toujours cette sensation de faim dans le ventre, mais qui ne peut plus se retrouver comblé avec celle qui aurait dû me rassasier à tout jamais.
Le temps a fait son œuvre et enfin, je sors d’un bloc de glace dans lequel j’étais piégé depuis plus de cinq longues années.  
Aujourd’hui, il fond à la vitesse de la lumière, l’eau coule sous mes pieds, à moi de faire attention de ne pas glisser en tentant de retrouver une vie brisée et qui ne pourra plus jamais ressembler à l’idéal que nous avions construit.
Je puise au fond de mon âme afin d’avoir le courage nécessaire d’affronter ce tête à tête qui n’a plus rien de plaisant. Cela n’a rien d’un mauvais rêve ni même d’une exagération forcée.
C’est tout simplement ton destin, Nyls. Fais lui face, te défiler n’est pas envisageable.
Main moite sur la poignée de la porte, vision infernale mais enchanteresse. Une fois de plus, les paupières de Sylvia sont closes. Mais l’atmosphère est empli d’une force de vie qui prend le dessus, elle règne en parfaite impératrice, possède tous les droits. Montre qu’elle nous est supérieure, telle une divinité. Un cœur bat, une respiration timide se fait entendre, une poitrine se soulève.
Scène habituelle mais extraordinaire. Quand la fatalité rencontre le prodige.
Me penchant vers le visage encore endormi de ma femme, je dépose un baiser fugace sur son front, réalisant à peine que mon alliance, que j’ai improvisé comme pendentif autour d’une chaîne, pend à mon cou, venant frôler la naissance de sa chevelure. Ce bijou agit à ma place, cherche à retrouver sa moitié et je souffle, timidement, tel un petit garçon prit en faute mais qui se retrouve forcé de prendre la parole, n’ayant plus le choix:

Sylvia… Bonjour. C’est moi, Nyls. Est-ce que tu te souviens…?

Oui, ma femme, te souviens-tu de moi? De ce lien qui nous unit depuis si longtemps, de cette promesse que nous nous étions faîtes, à l’époque? Celle de rendre l’autre heureux et comblé et ce jusqu’à notre mort commune.
Qui est fatalement arrivé le jour où tu as décidé de prendre le volant dans un pareil état. Tu as brisé le destin d’une jeune femme, le tien, le mien…
Tout se retrouve éparpillé autour de nous, nous flottons en suspens dans un Univers détruit.
Déboussolé, je tente de me maîtriser mais l’émotion est plus que palpable.
C’est l’heure de rendre des comptes, Madame Norwood… Et une fois de plus, je suis là.
Non plus à tes côtés mais en te faisant face. Ennemi improvisé par la force, bousculé et transformé à tout jamais.
Prenant place dans le fauteuil accolé au lit d’hôpital, je soupire, sans te quitter des yeux.
Prends tout le temps qu’il te faudra, je ne bougerais pas de là…
J’ai une mission à remplir, il est de mon devoir de la mener à bien, peu importe le temps que cela prendra.
Sylvia, toi et moi, nous allons souffrir, encore davantage, si cela est possible…
L’horizon s’obscurcit, ma vision se trouble.
Cette chambre, après avoir été ton obscur tombeau, est devenu ton antre de salvation.
Rien n’est perdu, tout commence maintenant.

Seconde chance.
ft  @Nyls Norwood  

20 janvier 2018 :

Nyls où es-tu ?

Depuis ton départ je n’ai pas quitté des yeux les différentes horloges accrochées dans chaque pièce de notre maison. La cuisine, le salon. À croire que c’est une véritable obsession. Le temps qui passe, lentement, pendant que je ressasse toujours les mêmes questions. Devenues fixations…

Que fais-tu ?

Un simple coup de téléphone et tu es parti. Sans me prévenir ou m’avertir. Tu as instantanément oublié que nous sommes samedi. Que chaque foyer qui vit ici, dans ce foutu pays, et probablement dans le monde entier, passe le week-end ensemble. En famille. Te souviens-tu de ce qu’est une famille ? Même Luna semble me fuir. Elle est enfermée dans sa chambre et ne veut apparemment pas en sortir…

Comme les horloges ne suffisent plus, je tends devant moi mon poignet. J’y vois la jolie montre que tu m’as acheté à noël dernier. Sans doute pour que je compte, heure par heure, jour après jour, tes absences ou tes départ inopiné. Elle affiche dix-neuf heures trente. Je sais qu’elle avance. La jolie montre que tu as achetée. Toute d’or et d’acier. Il y a même au-dessus du XII, un diamant qui trône. Comme une récompense, un trophée. D’avoir tenu une nouvelle fois, soixante minutes entières sans hurler !

Il est  temps d’endosser mon rôle de mère, ma fonction première, le devoir que tu m'as assigné. De me lever de ce canapé dont je n’ai pratiquement pas bougé. À peine. Pour me servir un verre…
Le sol bouge sous mes pieds. Un étourdissement peut être, depuis ce matin je n’ai presque pas mangé. Mais je suis lucide. Mon esprit est clair. Tellement que je sais pertinemment que je n’ai pas besoin d’appeler Luna afin qu’elle vienne m’aider. Je vais préparer et servir le repas seule. Faire semblant !
J’ouvre le frigo.
Sur les étagères vides, il n’y a que quelques yaourts. Une bouteille d’eau.
Puis planqué derrière le tonic entamé.
C’est vrai je l’ai dissimulé, comme on cache une maladie honteuse que l’on ne voudrait pas montrer.
J’hésite. Un peu. Mais le choix est en réalité vite fait. Un dernier avant de t’affronter…

Aujourd’hui :

Je ne dors plus !
Enfin. Je suis éveillée…

Je n’arrive plus à me rappeler. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
De brèves images de notre dernière dispute me reviennent instantanément. Indubitablement.
Et puis ?

Et puis. J’ouvre les yeux. Du moins j’essaie. Je suis toujours très fatiguée. M’endormir. Encore. Ce bruit de machine, cette pulsation latente, ce signal constant m’en empêche totalement.
Mes paupières sont lourdes. Mes membres engourdis. Péniblement je soulève un doigt. L’index, remue doucement. Impossible de déplacer la main entière. Pour vérifier que tu es là Nyls. À mes côtés…
Ces simples efforts m’anéantissent. Le brouillard m’enveloppe d’un coton laiteux, voile impossible à déchirer sans m’épuiser !

…

Deuxième tentative.
Toujours le même son organique. Ce maudit bip qui est bizarrement réglé sur ma respiration. Je n’ouvre pas encore les yeux. Trop compliqué. Bouger. Aussi difficile.
Mais je sens. Mes narines s’affolent et reconnaissent l’odeur si particulière de ces molécules olfactives. Ton parfum boisé.
Je sens.
Ta bouche se poser.
Sur mon front ?
Sur mon front…
Je sens le contact froid du métal d’un pendentif accroché à ton cou. Une médaille ? Un ornement ? Depuis quand ?
Et j’entends…
La porte qui s’ouvre.
Les bruits de pas. Hésitants.
Le grincement des pieds métallisé du fauteuil que tu as rapproché.
Un soupir…
Dépit, frustration, colère, amertume, ressentiment ???
J’entends également ta question, cette question aussi stupide que glaçante. Si je me souviens de toi ?
Après toutes ces années de vie commune oses-tu me demander si mon cœur, mon corps et mon âme t’ont oublié ? Je te les ai tous donnés, sans retenue, sans regrets, déposés à tes pieds !

Je voudrais me débattre. Je voudrais crier. Mais je n’arrive à rien contrôler.
Ouvrir la mâchoire. Parler…
D’une voix caverneuse, comme sortie d’outre-tombe j’arrive à murmurer :

- Nyls…

Seconde chance.
ft  @Sylvia Norwood     

Un long rire qui s’échappe de mes lèvres, rapidement rejoint par celui de Sylvia. Une bouteille de soda ouverte, le gaz s’échappant bruyamment de son contenu. Un énorme gâteau au chocolat posé au centre de la table, des ballons qui se baladent sur le carrelage immaculé. Ce souvenir reste le plus beau que j’ai réussi à débusquer dans ma mémoire fragile, il est fidèle, si poignant. Nous fêtons dignement le sixième anniversaire de Luna, notre perle, notre protégée, notre trésor adoré. Son regard est pétillant tandis qu’il se balade consécutivement sur le visage de son papa, de sa maman. Sainte Trinité choyée, rien ne pourrait détruire cet équilibre, ce bonheur simple mais si réconfortant.
Oui, mais voilà, mon téléphone portable se met à sonner. Et ce serait trop beau d’espérer que ce soit celui de la ligne privée, non, là, il est question de mon autre amour, de ma grande passion: mon travail. Une urgence se permet d’obtenir la place de choix dans mes priorités du jour, il n’y a pas besoin d’explications, ma maîtresse n’est pas cachée, elle est au contraire poussée sur le devant de la scène.
Je n’oublie pas de déposer des baisers sur les fronts de celles que j’aime tant, comme une excuse voilée, imprononçable. Et je disparais. Une fois de plus.

Me connecter à la réalité est encore plus douloureux que tout ce que j’imaginais. L’aigreur qui monte dans ma gorge, mes pupilles qui se dilatent, la sensation d’une pierre s’est installée dans mes entrailles.
J’agis tel un pantin, une marionnette sans âme, gesticulant de manière si pitoyable. Je me pensais plus fort, plus solide, plus déterminé que cela. J’ai toujours assumé mes responsabilités, je n’ai jamais fui ni même refuser la moindre situation complexe.
Mais je n’arrive plus à m’en nourrir. Tout cela me répugne.

Je demande à Sylvia un effort que j’estime être insurmontable. Partagé entre le dégoût, la peur et l’incertitude, je navigue seul désormais à travers l’océan de ma vie, en proie à une tempête historique.
Je cligne des yeux, plusieurs fois, avant de réaliser que l’impensable se déroule à l’instant même.
Sylvia est réveillée.
La sortie de sa longue léthargie semble douloureuse. Mais aucun pincement ne vient gagner mon coeur. Je reste distant, mon dos est bien droit, ma mâchoire contractée. Machinalement, je mâchouille l’intérieur de ma joue, je cherche mes mots, tente de dégoter la meilleure entrée en matière possible pour la douloureuse confession que je dois lui accorder.
Je n’ai aucune envie d’être ici, mais l'alliance suspendue à mon cou me rappelle mes obligations.
Jusqu’à ce que la mort vous sépare…
Que faire, quelle direction emprunter quand elle n’est jamais réellement venue à notre secours…?

Sylvia… Sylvia, c’est moi, Nyls. Luna ne va pas tarder… Mais je voulais te voir. Seul. Sylvia, voilà plus de cinq ans que tu étais plongée dans le coma. Tu as eu un accident…

Sens-tu cette sensation t’envahir, ma femme? Peux-tu percevoir ce feu qui succède à la glace? Oui, ton absence a jeté un froid dans mon quotidien, ton sommeil a été synonyme d’une prison qui a figé nos existences dans le temps. Mais désormais, la machine est remise en marche.

J’aimerais rire, Sylvia, mais je n’y arrive pas. Mon âme aspirée, mes pupilles éteintes, mes mains tremblantes.
Oui, c’est perceptible. Toi qui me connaît par coeur, toi qui a accepté ma demande.
Pour le meilleur et pour le pire.
Que nous reste-t-il, alors… Quand le meilleur a viré au pire et que le pire ne peut être transformé?

Mon cœur tambourine dans ma poitrine, il provoque un vacarme qui pourrait nous rendre sourd. Ma vue se trouble, je prie pour devenir aveugle.
Mais la parole, elle, ne demande qu’à se manifester.
Nous avons des droits l’un comme l’autre, en tant qu’humain individuel, couple unit. Mais mon devoir est désormais de tout te dire, Sylvia.
Tu dois l’entendre, d’une manière ou d’une autre.