a life, a story


- Papi j’ai froid !

La petite pleurnichait, avançant difficilement dans la neige. Son grand-père ne la regardait pas. Il se contenta de soupirer, les yeux figés sur l’horizon, sur la route, sur la nuit qui tombait. Sur son dos se trouvait un énorme sac à dos bien rempli. Les affaires des petites. Le strict nécessaire, évidemment.

- Mes chaussettes sont mouillées…

Mais le grand-père n’écoutait toujours pas. Il balaya les plaintes de la petite d’un revers de la main qui ne suffit pas à la faire taire. Elle n’avait pas l’habitude. Elle était trop jeune. Elle ne devrait pas être là, avec lui, sur la route de la cabane. Mais la vie était ainsi faite : parfois on n’avait pas le choix. Aucune des trois silhouettes ici n’avait le choix.

- Tais toi.

Cette fois-ci le grand-père tourna la tête. Ce n’était pas lui qui venait de parler, mais son autre petite-fille. Plus âgée. Qui lui ressemblait plus. Alaska. Un prénom prémonitoire, donné par son père qui, à sa naissance, croyait encore que sa femme le laisserait retourner passer les saisons de chasse dans l’État qui l’avait vu naître. Les deux filles n’avaient jamais mis un pied en Alaska avant ce soir-là, pourtant. Le soir où leur grand-père avait acquis leur garde. Accident de voiture.

***

C’était la première fois qu’elle avait le droit d’accompagner son grand-père à la chasse. Alaska avait l’impression d’avoir attendu ça toute sa vie, pourtant l’excitation ne se lisait pas sur son visage. On lisait rarement quoi que ce soit sur son visage. Grandir sur une terre aussi inhospitalière ne lui posait pas de problèmes, et elle apprenait avidement tout ce qu’elle pouvait. Elle savait déjà poser des pièges, et réparer la plupart des objets de la cabane. Elle avait déjà aidé son père à dépecer les carcasses pour cuisiner la viande. Mais ce jour-là c’était encore autre chose, un symbole, la plus grande des premières fois.

Ce jour là, après une traque qui dura plusieurs heures, après avoir suivi les traces dans la boue au travers des arbres, ce fut à son tour d’appuyer sur la détente. Le tout sous l’oeil approbateur de son grand-père. Les deux filles étaient bien différentes. Mary était plutôt une fille de la ville, elle n’appréciait pas vraiment les saisons de chasse ni la vie en pleine nature. Elle se retrouvait embarquée là-dedans contre son gré. Mais Alaska… Alaska prendrait la relève. Elle serait une fière traqueuse, une chasseuse hors pair. Le grand-père en avait eu la confirmation ce jour-là. Elle avait un don pour la chasse.

***

Il se faisait vieux, mais il n’aurait jamais abandonné sa vie. De toute façon, même s’il avait voulu écouter Mary et partir vivre en ville, il n’avait pas l’argent pour ça. Progressivement, les rôles avaient changés. Alaska se chargeait de nourrir la famille, sa sœur, à contrecœur, se chargeait des peaux des animaux, et partait les vendre. Elles s’occupaient de leur grand-père de leur mieux malgré leurs divergences d’opinion. L’équilibre devenait instable. Alaska avait du mal à comprendre que cette vie qui lui plaisait tant, qui lui semblait aller de soi, n’était pas au goût de tous et encore moins de sa sœur, qui avait pourtant vécu la même chose qu’elle. Qui avait reçu la même éducation. Mais là où Alaska voyait la liberté des grandes étendues, Mary voyait le désert, la solitude et le danger.

Leurs efforts conjoints, pour leur grand-père, maintinrent la paix aussi longtemps que ce fut possible. Jusqu’à ce que Mary tombe malade.

Tout s’effondra. Mary avait besoin de soins, et il fallait payer. Habituée à vivre simplement dans leur cabane au fond des bois, au rythme des saisons, la famille n’avait pas ce qu’il fallait. Alors Alaska prit sa décision. Il fallait trouver un travail. Ce jour-là, quand elle sortit des urgences en soutenant son grand-père fatigué et dévasté, elle prit sa décision. Elle allait intégrer l’armée. Pour sa sœur.

***

Chasser des animaux, chasser des humains, quelle différence ? De bien des aspects, les humains étaient des proies plus faciles. Alaska n’avait eu aucun mal à s’adapter à la vie de soldat. Elle n’était pas bavarde, ce qui convenait à tout le monde, mais surtout elle avait l’habitude de mener une vie difficile pour laquelle il fallait se battre. Les conditions extrêmes ne l’effrayaient pas, et elle savait se sortir des mauvais pas. Ce ne fut néanmoins pas ce qui lui valut son surnom, ni sa réputation.

Alaska, ça aurait presque pu être un surnom en soi étant donné que c’était presque la seule chose que ses camarades d’infortune finissaient par savoir d’elle à force d’insister. Mais les soldats ne pouvaient pas se borner à répéter son prénom. Et puis, Alaska avait un don. Une vision. Sniper. C’était là son rôle désormais, et sa vue aiguisée et ses tirs précis lui valurent d’être surnommée Eagle. Un aigle, ça pouvait repérer ses proies à 1km, avec un champ de vision à plus de 240°.

Alaska avait souri, la première fois qu’on l’avait appelée Eagle. Elle était flattée de la comparaison, qui la ramenait encore à sa terre. Là où elle comptait bien finir ses jours, une fois sa sœur rétablie et leurs dettes payées. Auprès de leur grand-père, s’il vivait jusque là.

***

Les opérations et les médicaments s’enchaînaient plus vite que les soldes d’Alaska sur son compte en banque. Alors elle quitta l’armée, en grandes pompes, avec les décorations qui reflétaient la qualité de son travail. Et elle s’engagea ailleurs. Mercenaire. Alaska ne voyait pas de problème avec  le fait d’être payée pour tuer… Ni même avec le fait de tuer gratuitement. Elle jugeait le monde à l’aulne de ce qu’elle connaissait : la nature, sauvage, où la loi du plus fort était toujours la meilleure. Elle serait la plus forte, pour Mary.

Même si ça voulait dire vivre en Californie, loin de sa famille.

Et c’est ainsi que naquit Anubis.