a life, a story



Me pliant en quatre pour passer à travers cette fenêtre minuscule, je gémis mais enfin, j'arrive à mon but. Une fois n’est pas coutume, je réussis une nouvelle fois à m’extirper de cette séance hebdomadaire de catéchisme… mais à quel prix? Je sais que je risque de le payer cher, fuir de la sorte n'est pas un comportement acceptable, surtout pas pour un Salomon. Mais peu m’importe, le jeu en vaut la chandelle. Le sourire jusqu’aux oreilles, je sais d’avance que je risque de passer un sale quart d’heure, une fois rentré à la maison. Comme d’habitude. Tant pis: j’ai dix ans, bientôt onze. Et même si je respecte Dieu et… tout ce qu’il comporte, je ne veux pas gaspiller mon temps pour lui. Là, j’ai mieux à faire: rejoindre mon copain Jack au parc pour aller jouer au foot, par exemple. Profiter du beau temps, écorcher mes genoux. Oh, et puis, échanger mes cartes collector peut être, celles que je n’ai pas le droit d’avoir, mais que je cache dans ma taie d’oreiller depuis quelques semaines déjà. Jeune garçon si heureux de vivre, qui déambule tel un électron libre, blondinet angélique qui est un petit diablotin au fin fond de son âme si protégée.  
Boston. La ville de ma naissance, celle où mes parents ont également vu le jour, là où ils ont créé leur propre famille, là où je suis devenu un petit et grand frère, à plusieurs reprises. Notre tribu? Elle est le socle de mon quotidien, bien entendu. Elle est si imperturbable, si solide. Enfin… Un peu moins depuis le départ de ma grande sœur, Sawyer. Inexplicable décision, ce fut si… soudain. Je n’ai même pas eu le temps de lui dire à quel point je l’aime, je la respecte. Elle a toujours été un modèle, une inspiration à mes yeux.  
Si je devais me montrer tout à fait honnête, je me sens purement et simplement abandonné.
Car bien que j’ai deux parents aimants, strictes, certes, mais qui restent un père et une mère… présents, dirigeant d’une main de fer leur petite grande famille. Et l'atmosphère familiale a bien changé, depuis que Sawyer est parti... je ne sais où. Les parents sont sur les nerfs, eux qui n'ont jamais été très souples. Rien ne sera plus pareil.
Et même si je conserve un sourire à toute épreuve, je n’arrive pas à me débarrasser de cette drôle de sensation.
Je me sens isolé, incompris. Je suis différent, je le sens, je le sais.
Alors, hors de question de rester seul, à ruminer et à laisser des centaines de questions obscurcir mon esprit.
Il est temps d’aller jouer, dévorer la vie, sans se soucier du lendemain.


Terminus, tout le monde descend. Enfin, après de longues heures de trajet, plus ou moins confortables et animées, je quitte cet avion de malheur, incapable de détacher mes yeux de la beauté du paysage qui m’entoure. C’est la toute première fois de ma vie que je quitte Boston, la maison familiale, les Salomon, mon cocon où j’ai bêtement été surprotégé. C’est une grande première mais l’impatience prévôt sur l’angoisse et le questionnement incessant qui m’embrouille l’esprit. J’ai eu une opportunité de dingue, grâce à Jack, mon meilleur ami: celle de passé l’été de mes dix-huit ans en Italie. Je n’ai pas hésité une seule seconde et même si les nombreuses secousses et trous d’airs m’ont bien refroidi, je sais que cela en valait la peine. Ce soleil, cet air… Tout est différent, ici, plus beau, un éclat particulier qui fait de ces Cinq Terres un endroit formidable. J’ai le coup de cœur, instantanément. Et pas que pour cette région magnifique… Lors d’une soirée improvisée, là où je n’aurais jamais dû me rendre, je rencontre… une perle rare. Unique en son genre. Il a suffit d’un simple regard échangé et Magdalena Pastore est entrée dans ma vie. Le premier voyage de mon existence et j’y ai gagné un aller simple pour le coup de foudre le plus intense que je ne connaîtrais jamais. Une simple question de hasard, si époustouflant.

C’est à Monterosso que je rejoins Jack mais également que je ressens pour la première fois ce qu’on appelle l’amour. Que je dévore des yeux Magda, dès que je le peux. Un foutu sourire ne quitte jamais mes lèvres, une idée me gagne, émerge dans mon esprit: et si… c’était elle? La femme de ma vie? Secrètement, j’imagine tout un scénario, parfait, idyllique: un mariage, des enfants. Après tout, je n’aspire qu’à une seule chose: créer ma propre famille. Devenir un père, à mon tour, pour ne pas reproduire les erreurs de mes propres parents: forcer leurs enfants à vivre selon une idéologie précise. Non, la seule chose que je désire, c’est vivre comme je l’entends, choisir, décider seul. Et je suis certain, sur ce coup-là: je veux Magda. Pour toujours et à jamais.

Et puis, la désillusion: au rendez-vous quotidien qu’on s’était fixé, d’un accord tacite, elle ne viendra jamais.
Pensant sans doute que je lui ai fait peur, avec mon attachement soudain, cette adoration démesurée que je lui porte.
Déception. Voilà donc ma nouvelle compagne qui ne me quittera plus jamais.
L’été se termine, d’une saveur si amer que je me ferme complètement, broie du noir, enchaîne les conneries. Moi qui n’ai jamais été très téméraire, me voilà adorateur du risque, cherchant la moindre sensation forte, provoquant des actions toujours plus dangereuses.
Jack ne voit pas d’un bon œil ce changement de comportement, se doutant bien qu’il camoufle une peine immense et une tristesse démesurée.
En rentrant à Boston, à la fin du mois d’août, je suis définitivement transformé.
Et j’ai d’autres aspirations, désormais. Plus rien ne sera jamais comme avant.


À mon retour à Boston, je suis transformé. Métamorphosé. À tout jamais marqué par cet été, à la fois formidable, intense et décevant à souhait. J’ai espéré, si fort. Mon coeur s’est soulevé à la simple idée que l’amour pourrait être une finalité, l’axe majeur de ma vie. Magda aurait pu être la seule, si seulement… Non, je refuse de me laisser porter par des “et si” destructeurs. Je n’arrête pas de me ronger les sangs, mon cerveau ne s’arrête jamais de fonctionner, de se questionner, ne trouvant aucune réponse satisfaisante à ce malheur qui me hante. Je me refais le film, arrivant toujours à la même conclusion: tout est de ma faute. Je l’ai fait fuir, tout simplement.
Croire en l’amour? Je ne m’y autoriserait plus jamais. Je me contente de rechercher les émotions, le grand frisson, autrement.
Je me gave de sensations fortes, grâce aux manèges, au début. J’écume les parcs d'attractions mais cela ne me suffit plus. J’étouffe, à Boston, dans ma famille nombreuse. Je suis partagé par une contradiction étonnante: je recherche une profonde solitude et à la fois, j’aime me noyer dans des foules immenses, compactes, bruyantes. Alors, quelques semaines après l’obtention de mon diplôme, j’enfourne quelques affaires dans un sac à dos ridicule et je pars. Je n’ai aucune idée de ma destination mais je n’en ai que faire: en réalité, j’ai soif de voyages, d’évasions. J’enchaîne les road trip, tout d’abord en tête à tête avec moi-même et par la suite, je suis en compagnie permanente de Jack, ce meilleur ami que je chéris depuis l'enfance. À ses côtés, je fais les quatre cent coups, j’accumule les souvenirs, les anecdotes. Des filles? J’en rencontre, oui. Mais je n’ai plus le même éclat dans le regard, désormais. Je les drague, je les séduis, je passe une nuit, peut-être deux, avec elle. Et ensuite, je m’enfuis. Je ne suis qu’une ombre, refusant de laisser une quelconque trace indélébile dans leurs pauvres cœurs innocents.
Je sais ce que ça fait, de tomber amoureux: Mal. Très mal.
Tout comme les événements tragiques d’une vie: alors que nous sommes établis depuis presque trois mois au Mexique, Jack et moi, nous avons trouvé un job de serveur et de barman dans un établissement typique, au bord de la plage, non loin de Manzanillo. Le cadre est idyllique, les gens sont… formidables, épatants. Moi qui ne me lasse pas de cette vie d’aventures de baroudeur, je me surprends à m’imaginer ici, pour toujours. Oh, ce n’est qu’une idée mais… je suis  sous le charme de ce paysage, de ce mode de vie. De ce soleil permanent. Le jour, je pratique le surf, de manière intensive. Je prends le soleil, je travaille un peu, je discute beaucoup, je rencontre sans arrêt de nouvelles têtes. Je me nourris de ces gens, de ces découvertes. Je reste un enfant émerveillé, hyperactif, n’arrêtant jamais une seule seconde. Et quand la nuit tombe, je me laisse distraire, fêtard, infatigable.
Jusqu’à cette nuit tragique.
Un incendie s’est déclaré, dans le bar où Jack et moi travaillons. Il fut… aussi soudain que incontrôlable. Je n’ai rien pu faire, les pompiers n’ont plus, ils sont arrivés trop tard.
Et Jack a perdu la vie, emporté par les flammes. Brûlant la vie par les deux bouts, jusqu’à la fin.
Une perte de plus. Qui continue de m’éloigner de la condition humaine, qui ferme mon cœur, mon âme, au reste du monde.
Moi qui parcourt la planète depuis des années, je suis toujours à la recherche du bonheur…


Je me sens si creux, depuis la disparition brutale de Jack. Si… vide. J’ai perdu bien plus qu’un ami, c’est un frère auquel j’ai dû dire adieu, de force. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que j’aurais pu éviter ce drame, que j’aurais pu faire quelque chose pour lui sauver la vie. Être plus rapide pour appeler les secours, plus préparé en connaissant les gestes… De nouveau, les problèmes s’accumulent dans mon esprit, ils envahissent l’espace. Ma bonne humeur? Ma joie de vivre? Envolée, partie en fumée… et c’est le cas de le dire. Dévasté, je retourne à Boston, la mort dans l’âme. Je n’ai plus le goût de rien, je suis acculé. Je retrouve ma chambre d’enfant, mes parents. Je suis confronté à leurs innombrables questions, à leur perpétuel jugement. Les voyages, je les arrête brutalement. Je n’ai plus le goût de rien, sauf de faire des conneries. Moi qui ai toujours été considéré comme un gentil garçon, un peu dispersé mais avant tout solaire, adorable même et quelque peu docile, me voilà dans les rues de ma ville natale, cherchant la moindre connerie à faire. La moindre occasion pour laisser mon trait de caractère impétueux s’épanouir à son paroxysme. L’illégalité? Je flirte avec elle, oui. Grâce à plusieurs petits larcins. Mais pas seulement. J’enchaîne les conquêtes, les relations… plus ou moins intimes. Jamais je n’ouvre mon cœur une seconde fois. Il est cadenassé, la clé jetée au loin, perdue dans la tempête de ma détresse.
Un matin lambda de Novembre, une occasion folle se présente à moi: un pote d’enfance, qui devait partir avec une de ses dernières conquêtes, se fait larguer, du jour au lendemain. Le pauvre bougre. Alors, il vient me voir, ce billet pour la Thaïlande dans la main, la promesse de passer un séjour inoubliable suspendue à ses lèvres. Je le crois, évidemment: moi qui m’éteint petit à petit après avoir écumé la moitié de la planète, je ne demande qu’une chose: repartir à l’aventure, m’aérer l’esprit. Asseoir ma frustration grâce à de nouvelles journées pleines de belles promesses.
Oui, je fuis, lâchement et je rejoins Bangkok sur un coup de tête. J’y reste trois belles et longues semaines, riches en rebondissements.
Mais je m’en serais bien passé d’un. Dramatique. Qui aurait pu changer ma vie, une nouvelle fois. Et ce à tout jamais. À quelques minutes de reprendre l’avion, pour retourner aux États-Unis, voilà que je ne passe pas la douane. La raison? Toute simple. Évidente. Grossière, même: un sachet de trois kilos de cocäine, glissé entre mes caleçons et chaussettes.
La douche froide. Et cette fois-ci, je n’ai plus aucune envie de rire…


J’ai crû que je ne reverrais jamais la lumière du jour. Sincèrement, une pensée investissa mon esprit et ne me quitta jamais: la peur. Celle d’être si profondément enfoncé dans une situation impossible que je ne pourrais trouver un échappatoire, une manière de m’en sortir. De retrouver une vie normale. Je subis des interrogatoires, longs, incompréhensibles à cause de la barrière de la langue. Je suis épuisé, déshydraté, en colère et perdu: je ne comprends rien. Comment cette drogue a-t-elle terminé sa course dans ma valise? Je ne mens pas, pour une fois. Je ne triche pas, je ne joue pas au con: je n’ai pas de réponse à cette question. Bien entendu, je réalise très rapidement que j’ai été choisi, à mon insu, pour être une mule. Je ne suis pas dupe. Mais… ce n’est pas aussi limpide pour les autorités locales. Je manque de finir le reste de ma vie en prison, en tout cas, j’y passe trois semaines. Longues. Dont je n’ai pas envie de parler, tellement elles ont été… traumatisantes. Moi qui ai toujours chéri cette liberté, voilà que j’en suis brutalement privé! Au pied du mur, je cherche un salut, qui finit par se manifester de la plus étrange des manières. Une connaissance de voyage, Patrick, me sauve littéralement la vie en me faisant sortir de prison. Comment? Je ne le saurais sans doute jamais. Magouille savamment orchestrée ou lourd chantage financier? Ce dont je suis certain, c’est que je n’ai pas eu honte de pleurer, quand j’ai pu enfin quitter cet Enfer qui aurait fini par avoir ma peau. Une fois dans les bras de mon sauveur, j’ai sû que je devais honorer une dette à la hauteur de cette main qu’il est venu me tendre. Et surtout, que je devais agir pour le bien. Développer le don de soi. Une fois de retour sur le continent, je m’engage dans plusieurs associations, je me cherche à travers le bénévolat et surtout, je deviens pompier volontaire. J’ai réalisé, enfermé entre quatre murs, que je n’avais toujours pas accepté le décès de Jack et que je devais me rendre utile. Intervenir quand c’était possible, éviter les drames… même si je ne pourrais jamais changer le cours des tragiques évènements concernant mon meilleur ami.
Enfin, je me stabilise, un peu. Sur le plan géographique, tout du moins. Je suis depuis plusieurs mois stationné aux Etats-Unis, ce qui est un grand record. L’adorateur des sensations fortes ne résiste pas une seule seconde à la proposition que me fait Patrick: celle de devenir moniteur de saut en parachute, à Monterey, une petite ville de Californie. Et puis, comment refuser cette offre à celui à qui je dois… le reste de ma vie?
Je ne réfléchis pas, part pour une nouvelle aventure. Je me dis que je ne risque rien... n'est ce pas?
Monterey. Loin d’être une fin en soi, rien qu'une étape de plus dans le périple dans ma vie.
Non, rien ne pourra me forcer à rester ici pour toujours. Rien ni personne…