a life, a story
Un acte altruiste. C’est la première chose qui m’a été enseignée. Je suis né dans le quartier de Skid Row, au milieu de la drogue, des prostituées, de la crasse, la pauvreté. Je n’en ai aucun souvenir. Ma mère, belle plante de la veille dont les rides n'étaient pas dues à la vieillesse mais à la noirceur de sa vie, dilapidait toujours plus pour de l’héroïne. Elle parlait de me vendre, pour avoir de l’argent. Un gamin aux yeux bleus, ça devait valoir une fortune, disait-elle. Ce n’était pas du goût de ma grande sœur, Natie. Du haut de ses douze ans, elle avait promis qu’elle me protègerait envers et contre tout. Mais il était impossible de déterminer l’identité de mon père. Elle en avait vu tant. Ma mère ne tardait pas à décéder, maladie ou drogue, dieu seul le sait. Il ne restait que nous. Natie et moi. Les services sociaux surchargés, personne ne se préoccupait de nous. Elle tenta de m’apprendre beaucoup de choses. Elle volait pour qu’on puisse manger. Natie rêvait d’une chose : qu’on s’en sorte, qu’on mène une belle vie. Mais à son tour, elle devint au fil des années, leur jouet. Elle n’avait pas le choix, disait-elle. Parfois, elle revenait en pleurs, mais je n’avais qu’à poser les yeux sur elle pour qu’elle sourit. C’est la seule chose dont je me souviens, son sourire, radieux, malgré un air triste. Je devais avoir quatre ans lorsqu’elle m’attrapa la main un soir et qu’elle me demanda de faire tout ce qu’elle me disait. Je me souviens de cette jolie maison, de l’herbe verte et fraiche. Elle me demanda de sonner à cette belle porte qui avait l’air enchantée. Une étreinte et une dernière caresse sur la joue, et ses dires : « Tu t’appelles Isaac. Ces gens vont s’occuper de toi. Reste-là, ne me suis pas. » Et ni une ni deux, elle sonna à la porte, et s’échappa en courant avant même que je n’ai eu le temps de réaliser. La porte s’ouvrit et laissa apercevoir une dame qui se mit à pleurer et à appeler son mari. Ils me firent rentrer. Dans ma poche, il y avait une lettre dans laquelle ma sœur leur implorait de s’occuper de moi comme leur fils, puisqu’ils ne pouvaient pas en avoir.

Les Ashton ne m’ont jamais considéré autrement. Et pourtant, les premiers mois furent durs. Je pleurais, beaucoup. Je réclamais Natie. Je voulais m’échapper. Je ne comprenais pas. Les nuits blanches s’enchainaient pour Beth, mais ils ne renoncèrent jamais. Je vis tous les spécialistes du monde à cause de la dépendance de ma mère qui avait eu des effets néfastes sur moi. Avec le temps, j’ai appris à leur faire confiance, et à les considérer comme mes parents. Je n’ai jamais revu Natie.

Si les premières années de ma vie ont été difficiles, la suite a été plutôt aisée. Mais je n’étais pas un gamin sage et tranquille. Il fallait toujours m’occuper. Hyperactif, je ne tenais pas en place, et il n’était pas rare que mes parents soient convoqués pour problème de comportement. Mon père m’avait inscrit à toutes sortes de sports pour que je puisse m’épuiser. Ma mère mit un point d’honneur à m’apprendre tout ce qu’elle savait. Aide-soignante tandis qu’il était professeur à l’université, ils appartenaient à une classe qui était loin d’être celle de mes jeunes années. J’en cassais un peu les codes, refusant de couper mes longs cheveux blonds, toujours fixé à mon skateboard. Mais j’étais plutôt intégré. Ma mère considérait que j’avais l’œil et que j’étais doté d’une forte empathie. Envolée la noirceur de Skid Row où je ne remis plus jamais les pieds, et que j’oubliais très vite, comme si ça n’avait jamais existé. Mes parents m’emmenèrent partout en vacances, leurs weekends m’étaient dédiés. Un enfant roi, mais qui n’en oubliait pas de partager ses richesses avec ses camarades.

Malgré mon hyperactivité, je fus capable de réussir dans à peu près tous les domaines. J’excellais particulièrement dans l’intégration des gamins que l’on rejetait. Si tel était le cas, je m’occupais personnellement de leurs bourreaux, tout en leur montrant que tout n’était qu’une question de confiance en soi. C’est ce qui plut beaucoup à Colleen. Colleen et moi, c’était écrit. On se comprenait d’un regard, on pouvait discuter pendant des heures sans voir le temps passer, et c’est tout naturellement qu’on sortit ensemble très peu de temps après notre rencontre. Elle rêvait d’avoir un impact sur le monde, elle voulait une carrière dans la médecine, voyager, venir en aide aux plus démunis. Il n’y avait pas plus humaine. On était insouciants, beaucoup trop. Jusqu’à cette annonce qui changea nos plans. Enceinte. Elle était effondrée. Elle avait peur. Il était temps que je prenne mes responsabilités, et je me mis en tête que j’allais gérer la situation, que j’allais travailler en parallèle de mes études de psychiatrie. Si mes parents approuvèrent ma décision, ils me proposèrent leur aide, et financèrent même notre premier appartement. Je l’aimais tant, qu’un soir, alors qu’elle se plaignait de ressembler à une baleine alors que notre fils viendrait au monde deux mois plus tard, je lui demandais sa main, prenant à témoin tous nos amis avec qui nous étions sortis. C’est dans cette bulle de bonheur qu’on accueillit Jake. Notre réussite, le fruit de notre amour. C’est avec lui que je tissais une relation exceptionnelle qui donna un sens à ma vie. C’est cette relation forte qui causa ma perte.


« Papa ! Regarde, j’arrive à faire comme LeBron ! » Crie mon fils alors qu’il s’élance pour réaliser un double pas et marque le panier. Il a encore grandi. Ses grands yeux clairs transpirent la fierté, son sourire enchanteur n’a jamais de cesse. Je passe la plupart de mon temps libre avec lui. Le soir, on lit des comics, le weekend on construit des cabanes, on joue au volley dans la piscine. Il me ressemble beaucoup, il n’est jamais fatigué, mais il a le caractère de sa mère. Ca fait deux ans qu’il est grand-frère, et il n’a à aucun moment été jaloux. Au contraire, il s’occupe d’Ella dès qu’il le peut. C’est elle que je tiens dans mes bras dans notre jardin, alors que je prépare le repas. Ma femme est partie faire quelques courses. On mène une vie normale, dans un voisinage sans histoire. Le téléphone sonne à l’intérieur, j’en profite pour aller répondre et poser Ella dans sa chaise haute pour la faire manger, ne voyant pas que mon fils a envoyé le ballon de basket sur le toit. Ce dernier roule sur la toiture et vient s’échouer de l’autre côté de la maison, une dizaine de mètres plus loin. Jake n’attend pas et court à sa poursuite. Quand je reviens dans le jardin, il n’y est pas. Inquiet, je sors de l’autre côté de la maison. Je le vois de l’autre côté de la route, son ballon à la main. Il a vu un chat. Il essaie de l’attraper, et court tête baissée sur la route, c’est là que je la vois, la voiture qui roule bien trop vite dans cette allée pourtant résidentielle, et je n’ai même pas le temps de crier. Un bruit fracassant, et le ballon qui roule. Mon monde s’écroule, mes jambes me portent jusqu’au corps de mon fils qui ne répond plus. Je ne sais pas si je m’attendais à ce que je le ranime, mais ma détresse me poussa à l’acharnement, devant le voisinage attroupé et les secours qui arrivèrent. C’était trop tard, et je refusais de le lâcher. Criant mon désespoir, mon voisin Keith tenta de m’en détacher en vain. « Isaac, lâche-le. Les secours sont là. Je t’en supplie, ne reste pas en plein milieu. Viens. » Mais je le repousse, berçant mon fils comme pour atténuer sa douleur alors qu’il a déjà rendu son dernier souffle. « Pourquoi lui ? » Me lamentais-je. Les larmes ne cessent plus de couler et quand ma femme revient du supermarché, je n’ai pas bougé malgré les incitations des secours. Elle crie, si fort. Elle se jette sur nous. « Pas mon bébé. Aidez-le, je vous en supplie, pas mon fils. » On finit par nous le prendre. Ma femme perd connaissance, et Tania, la femme de Keith, nous rejoint avec Ella. Keith me relève, essaie de me soutenir. « Ce n’est pas de ta faute. » Mais c’est le seul sentiment qui m’habite. J’ai envie de crever, d’échanger ma vie contre celle de mon fils. Ironie du sort, le chauffard qui avait renversé mon fils, était un drogué qui venait de voler une voiture.

Aucun parent ne devrait enterrer son enfant. La mort de Jake bouleversa toute notre vie. Colleen m’en voulut, terriblement. Elle s’isolait avec Ella, refusait de m’adresser la parole. Pour elle, comme pour moi, j’avais fauté. Jamais je n’aurais dû laisser Jake sans surveillance. Aucun de nous deux ne voulait valider la thèse de l’accident. Il nous fut difficile de rester dans la maison qui avait assisté au pire événement de notre vie. Et Colleen m’annonça vouloir demander le divorce, incapable de surmonter la rancœur qui était sienne. Je ne pus que m’y résoudre, j’avais perdu le goût de vivre. Je trainais dans la chambre de mon fils, comme si ça allait me le ramener. C’est dans mon travail que je trouvai la force de me battre et de remonter la pente. Il y avait des enfants dans le besoin. Et quitte à noyer mon chagrin dans quelque chose, autant que ce soit dans mon travail. Bien que je sois l’ombre de moi-même, je laissais toute mon énergie dans mes séances de thérapie. Souvent à m’endormir au travail. Plus personne ne m’attendait. Je voyais Ella seulement en compagnie de Colleen, mais on s’adressait à peine la parole. Un jour, elle m’annonça vouloir recommencer sa vie à Monterey, pour se retrouver, et je me résolus à la suivre sans pouvoir réellement la retrouver. Je voulais être là pour ma fille.

en vrac: Isaac gagne bien sa vie, mais ne vit pas dans l’opulence. Il s’est toujours fixé de gagner un certain montant pour vivre. Le bonus, il le donne à des associations caritatives, ou à certains enfants qu’il accompagne quand ceux-ci deviennent majeurs et ont besoin d’un petit coup de pouce. – Il s’est toujours demandé si sa sœur était encore en vie, sans pour autant la retrouver. Difficile quand on a oublié son visage.  – Divorcé depuis trois ans, il n’a pas refait sa vie, ayant toujours du mal à s’ouvrir complètement et raconter ce qui le tracasse. De plus, Ella reste sa priorité. – Il a une routine bien précise avant le travail pour rester en forme et s’entretenir. – Il garde une photo de son fils sur lui en toutes circonstances. – Depuis le décès de Jake, il prend des somnifères pour dormir, en proie au même cauchemar chaque soir où il tente en vain de sauver son fils. – Son petit plaisir est d’aller manger une glace au bord de l’eau avec sa fille. – Il a un Golden Retriever du nom de Mando. – Il prétend aller bien, notamment quand son ex-femme le lui demande. Toutefois, leur relation est cordiale pour le bien de leur fille. – Il essaie toujours de faire rire les enfants, et pas seulement ceux qu’il reçoit dans son cabinet. – Il s’est promis de ne pas sombrer dans l’alcool après le décès de Jake, c’est plus difficile à tenir lorsque la date fatidique approche. C’est notamment à cette période qu’il regarde les vidéos de ce dernier. – Il a gardé toutes les affaires de son fils au grenier. – Il rêverait de s’acheter un bateau. – Il fait du kite-surf et tout autre sport aquatique.