Une idée de génie, vraiment.

Et le fait est suffisamment rarissime pour qu’il puisse être souligné. C’est vrai, quoi, c’est relativement miraculeux que je fasse preuve d’autant de lucidité dans ma vie. Et là, sans vouloir me jeter des fleurs, je trouve vraiment que j’ai été béni des Dieux avec cette initiative. Aux portes d’un mariage où je ressemble à un petit garçon impatient, tel la veille de Noël, j’avoue me sentir parfois un peu… dépassé. Après tout, je me suis déjà uni à une femme dans le passé et je ne le répèterais jamais assez mais je ne regrette en aucun cas mon mariage avec Anya. C’était une période formidable de mon existence mais elle est désormais révolue. Je l’observe avec un regard nostalgique, certes, mais rempli d’affection. J’ai décidé de n’en conserver que les bons souvenirs et je me focalise à présent sur l’avenir, qui promet d’être radieux, intense, majestueux, aux côtés de Siobhan Fitzgerald, qui, dans une poignée de jours, troquera ce magnifique nom pour le mien. Elle s’apprête à devenir une Adelson…

Et hors de question de lui enfiler son alliance en jean troué et tee shirt déformé. Je fais de mon mieux pour prêter main forte à ma future épouse sur beaucoup de points de l’organisation du mariage, mais bon, c’est comme demander à un âne de devenir soudainement un cheval de course… Même avec la meilleure volonté du monde, je reste gauche et dissipé. Madame Cooper, à mon travail, m’allège autant que possible et même si cela me fait un mal de chien, je lui avoue, quelques fois, que je suis reconnaissant pour ce soutien déguisé.
Mais la tâche que je m’apprête à effectuer, aujourd’hui, je ne peux la déléguer à personne. Mieux que cela, même, cela me tient à cœur de prendre du temps, de m’accorder une pause dans mon planning surchargé pour choisir le dernier costume de ma vie. Celui dans lequel je vais devoir être le plus élégant, le plus charismatique, le plus sensationnel.

Faudrait pas que Sio finisse par changer d’avis. Alors, je me dois d’être… sur mon trente et un, c’est comme ça qu’on dit?
Putain, je sais pas, je panique tellement à l’idée de ne pas lui plaire. J’ai toujours aimé plus ou moins prendre soin de moi mais là, ça prend une toute autre dimension. J’ai besoin d’un regard extérieur et surtout d’un avis intransigeant et sincère sur la question.

Bref, la définition même de Sawyer Salomon.

L’appeler afin de lui proposer de partager cet instant solennel de ma vie fût comme une évidence. Sa personnalité que j’admire (enfin ça, je ne lui dirais pas tous les quatre matins) et sa répartie à toute épreuve sont deux qualités indispensables face à un choix si cornélien. Je lui avais donc donné rendez-vous directement devant le magasin, vers dix sept heures. Évidemment, afin d’éviter tout retard, j’avais chevauché Lucy, ma moto adorée, afin de rejoindre la boutique et mon amie si chère à mon cœur. Je rejoins Sawyer, tout sourire. Impossible pour moi de résister à la tentation de venir lui offrir une accolade sincère et très complice. Avec ce foutu quotidien qui passe à cent à l’heure, je réalise que cela faisait des semaines qu’on ne s’était pas vus. Une grande émotion traverse mon regard, je tente de garder une certaine contenance. Galant, j’ouvre la porte à Sawyer et reste dans son sillage tandis que nous sommes immédiatement accueilli par la gérante, qui nous offre un sourire poli et s’exprime d’une voix enjouée:

Bonjour! Oh, que c’est original, la mariée qui vient accompagner son cher et tendre pour l’essayage de son costume! Vous êtes prêts…?

Dérouté, je tends un regard vers Sawyer, avant d’exploser conjointement de rire.
Putain, on aura vraiment tout vécu, tous les deux!

C’est une blague, n’est ce pas…?

Enfin, pas si impensable que ça, quand on y réfléchit deux minutes. Caleb Adelson, qui se marie pour la seconde fois et qui a envie de faire les choses correctement, au point de solliciter l’aide de Sawyer Salomon, une amie aussi fidèle qu’inattendue. Malgré les événements qui l’ont métamorphosée au cours de ces dernières semaines, elle est toujours à mes côtés, fidèle au poste. D’une impressionnante abnégation, affichant un courage sans vergogne, je compte sur elle afin de m’épauler durant ce choix qui paraît impossible. Très stressé, je fais mon entrée dans la boutique, mauvais public face à la blague prononcée par la gérante mais qui fait écho chez Sawyer, qui n’hésite pas avant de surenchérir. Plutôt vexé, j’ajoute, les lèvres pincées:

Et oh, ça va, la Partenaire de Prestige, t’es pas obligé de penser à voix haute, hein.

Loin d’être de mauvaise humeur, je suis surtout… soulagé que Sawyer soit à mes côtés pour un instant aussi décisif. Quelque part, même si je n’ose pas l’avouer à ma chère et tendre, je me sens dépassé par les préparatifs du mariage. J’ai conscience que tout doit être parfait, dans les moindres détails. À commencer par le marié, cela ne fait aucun doute.
Oui, je peux le dire, désormais, je me sens bien plus à l’aise pour cette atroce confidence: j’ai la frousse de ne pas être à la hauteur. Mais quelque part, c’est un sentiment humain, bordel de merde. Je ne suis pas une machine, oh, certainement pas.
Sawyer connaît ces mécaniques, elle sait que je n’ai rien de prévisible. Mais je lui accorde une confiance aveugle et infinie. Elle saura m’aider à trouver le costume idéal pour le grand jour.
Elle a plutôt intérêt à m’épauler, hein, sinon… Plus de bière, na, ça sera la punition ultime!
Me raclant bruyamment la gorge, je finis par centrer la discussion en disant, d’une voix ferme et sérieuse:

Bon… On s’y met, s’il vous plaît…?

Caleb, pourquoi tentes-tu de prendre les choses en main alors que la dernière des bonnes décisions est de vouloir maîtriser l’impensable…?
Je me contente donc de me déshabiller, dans cette cabine, située au fond de la boutique, suite aux ordres donnés par notre bienfaitrice du jour. Je tire le rideau, finit en caleçon mais ne me démonte pas, bien au contraire. Je fais le beau, parade devant Sawyer qui, de toute évidence, ne trouve pas mon petit défilé à son goût. Souriant tout de même, très heureux de partager ce tête à tête avec celle que je considère aujourd’hui comme ma meilleure amie, je m’exécute aux demandes de la gérante de la boutique. Me tenant droit comme un I afin qu’elle puisse prendre toutes les mesures nécessaires, je plante mon regard sur Sawyer et la menace, le plus sérieusement du monde:

Si tu oses prendre une photo, Sawyer, gare aux représailles, hein.

Mais Caleb, t’imagines vraiment que Miss Salomon va se plier à tes exigences? Au fond, si tu as sollicité son aide, ce n’est pas pour rien. Aujourd’hui, sa franchise, son franc parler et surtout son incontestable sens des priorités vont t’être d’une aide précieuse. Une fois que la gérante a terminé de récolter les informations nécessaires, je descends du podium afin d’enfiler les premiers costumes. Durant près d’une heure, je me comporte comme une véritable poupée, enfile chemises cintrées sur pantalons ajustés, accepte volontiers des dizaines de cravates à rayures et quelques vestes unies. Je reste impassible, plutôt sur la réserve… On ne peut pas dire que j’ai un sacré sens de la mode! Alors, tel un enfant cherchant l’approbation de sa maman, je ne cesse de jeter des coups d'œils paniqués en direction de Sawyer. Je tente de lire dans ses yeux l’instant où elle aura le déclic, mais elle semble plutôt sur la défensive. Tantôt plongée dans ses pensées et l’instant d’après, plutôt très expressive, repoussant les propositions de la charmante gérante qui se trouve rapidement dépassée. Lors d’une trêve de quelques minutes, durant lesquelles on nous propose avec courtoisie un café qui tombe à pic (ou plutôt une occasion de souffler face à des clients aussi compliqués, je n’en doute pas), je me faufile aux côtés de Sawyer, en caleçon, déboutonnant ainsi une énième chemise et lui avouant, le souffle court:

J’sais pas toi, mais j’commence à en avoir plein le…

Sauvé par le gong, la gérante débarque avec un ultime costume, composition rare, d’une qualité et d’un standing encore au dessus par rapport à ses précédentes propositions (et pas de café, haha, elle nous a vraiment pris pour des cons, celle là.) Tel un chevalier face au Graal, je ne pipe mot, me contente d’enfiler les différentes pièces du costume, les unes après les autres… Et me sens, ayant enfin enfilé l'intégralité du costume, comme Harry Potter quand il a pris pour la première fois dans ses mains la baguette de sorcier qui deviendra la sienne.
Enfin, un truc du genre, j’y connais rien, moi, en saga pour adolescents. J’ai cette sensation d’être en phase avec un objet, le même sentiment qui me gagne quand je chevauche Lucy. Cette connexion étrange… Cette sensation d’être complet.
Bouleversé, je lève le regard en direction de Sawyer.
Allez, Ma Partenaire de Prestige, c’est toujours toi qui aura le dernier mot…

Putain, ça devient un sacré cauchemar.

J’sais pas vraiment si on arrivera à s’en sortir, mais je tiens bon, je le dois à Sawyer. Elle qui malgré tous les aléas de sa vie chaotique, aléas dont je suis grandement à l’origine, reste fidèle au poste, solide comme un roc, et j’en passe des pas meilleurs. C’est vrai, quoi, qu’est ce qu’il lui a pris, d’accepter ma requête? Passer des heures en compagnie d’un détective privé rochon au possible, qui est tout bonnement incapable de choisir le plus important costume de sa vie… Quelle mouche l’a piqué, putain de merde?!
Mais lorsque je sors de la cabine, ayant enfilé ce qui semble être la tenue du dernier espoir, et que je croise son regard, je comprends enfin. Je réalise la portée de notre lien et sans le vouloir, je repense à notre première rencontre. À la toute première fois où mon regard s’est posé sur elle. Et je le ressens, encore une fois, ce drôle de pressentiment qui a gagné mon coeur, ce jour-là.
Celui qu’elle deviendra une des femmes les plus importantes de mon existence.
Bon, qu’on se le dise, j’savais pas la voir, la blondinette au caractère de feu et à la langue bien pendue. Elle m’exaspérait, ça, c’est une certitude. Mais nos destins étaient liés et tout ce qui nous est arrivé par la suite n’était que la logique évidente à une amitié éternelle.
J’ai la gorge nouée, le souffle coupé. Tandis que je tourne sur moi-même, me sentant putain de ridicule, je ressens cette douce chaleur, ce sentiment de tranquillité. Un apaisement profond me gagne ainsi qu’une intense excitation.
Oui, c’est lui. C’est avec ce costume que je vais m’unir à Siobhan Fitzgerald, en faire une Adelson, pour de bon. C’est grâce à lui que je présenterais la meilleure version de moi-même, que je serais le plus élégant possible, espérant sincèrement que ma future femme me trouve suffisamment à son goût pour me définir comme son irrésistible mari.
Sauf que je ne suis jamais sûr de rien, dans la vie. Alors, la voix tremblotante, je ne peux m’empêcher de demander l’appui de Sawyer, complètement perdu:

T’es sûre? Genre… Sûre et certaine, tu mens pas, sinon tu vas direct en Enfer?

Caleb, putain, t’es plus un gosse, à ce que je sache, non? Mais c’est plus fort que moi. J’ai besoin de son approbation, c’est une nécessité vitale, autant que celle que de respirer. J’attends son retour, un simple hochement de tête qui me délivrera de la tourmente qui me gagne. Mais je sais, grâce à Sawyer, à sa sincérité expressive, à sa formidable spontanéité que mon choix sera le bon.
ON PEUT ENFIN RESPIRER!
Bon, d’après la professionnelle, quelques retouches sont nécessaires pour que le tombé soit parfait. Je passe donc les dix prochaines minutes droit comme un I, immobile comme une statue, afin que les mesures soient les plus précises possibles.
Allez, il est temps de se déshabiller et de passer à la douloureuse.
C’est presque à reculons que je m’approche du comptoir, dégainant une carte bleue qui, sans doute, ne passera pas. C’est qu’avec Sio, nous ne lésinons pas sur les dépenses, pour le mariage… Et je sais que la troisième carte bancaire de notre compte commun est entre les mains de la soeur de Sio, Nini, pour les intimes. Et qu’elle est du genre dépensière, l'aînée des Fitz…

Mais qu’importe, cet achat est primordial. Après avoir convenu avec la patronne de la boutique que mon costume sera prêt quelques jours avant le mariage, nous quittons l’établissement, riant comme des gosses en nous remémorant les essayages qui étaient hilarants.
Mais je n’ai pas envie de quitter Sawyer. Mon instinct me dicte une nouvelle fois de prendre les devants, d’imposer ma volonté. Qui suis-je pour contrecarrer les plans de mon subconscient, hein…? Alors, spontanément, j’attrape celle que je considère comme ma meilleure amie par l’épaule et lui propose, d’une voix bourrue:

Je te paie une bière, Salomon? Je te dois bien ça, après le calvaire que tu viens de vivre…

Allez, Sawyer, accepte. Fais moi confiance, tu ne le regretteras pas.
Comme tous les têtes à têtes que nous avons vécu, n’est ce pas…?

Elle a accepté.

Cette bière, ce titre lors de mon mariage, cette amitié hors du commun.
Je réalise à quel point je suis chanceux de compter Sawyer Salomon dans mon quotidien. Qu’elle est une amie que je n’ai jamais demandée mais que la saveur de sa présence est encore plus délicieuse quand on ne s’y attend pas. Tandis que je pose des regards furtifs sur son visage expressif et que nous déambulons dans les rues du centre ville de Monterey, un flot de souvenirs m’assaille. Pas toujours très réjouissants, nous n’étions pas faits pour devenir proches sur le papier, c’était même tout le contraire, durant une époque déjà lointaine. Nous comportant comme Roi et Reine d’une jungle parfois comparée à un terrain de jeu commun, nous étions prêts à nous mordre mutuellement avant de nous apprivoiser pour ensuite nous estimer comme des alliés potentiels, et finalement le pilier de l’autre. Au sein de cette aventure qu’est notre relation houleuse, nous aurions pu emprunter un chemin annexe, nous amenant potentiellement à une fin différente. Mais je ne regrette rien, avec Sawyer.
Pas même cet étrange baiser échangé alors que j’étais bourré comme un rond de pelle. Ou quelque chose du genre? C’est pas cette expression?

Oh, et puis, on s’en fout.

Très franchement, alors que je propose un verre à Sawyer, je ne pense certainement pas à réitérer l’expérience. Bien au contraire. Rien que d’y penser, ça me dégoûte. Enfin, non, Sawyer, c’est une très jolie plante, avec tout ce qu’il faut là où il faut, un sacré caractère en prime et…
Bon, Caleb, t’as fini de t’enfoncer, là? Tu le fais exprès, ou quoi? Pense à Sio. Pense à la fortune que tu viens de dépenser pour le costume de ta vie, pense au mariage et surtout, pense à ce verre que tu vas partager avec celle que tu considères comme ta meilleure amie.
Et par-dessus tout, tel un sado maso, réalise à quel point tu apprécies qu’elle se foute à ce point de ta gueule.

Bref. Revenons-en à nos moutons.

Le lieu de débauche est trouvé plutôt rapidement, nous pénétrons dans l’établissement avec une soif particulière à étancher. Mais il semblerait que Sawyer ne soit pas en reste, une pinte de bière ne lui suffit pas, on dirait. Quelle femme. Elle repère notre proie, se comporte telle une lionne affamée. Faut dire que la perche tendue est plutôt alléchante. Osant un sourire coquin, j’accompagne cette réaction de cette réponse:

Qu’est ce que j’en dis? T’oses vraiment me demander, Miss Salomon…?

Pause semi-dramatique tandis que je me débarrasse de mon cuir brossé, que je dépose sur le dossier d’une chaise haute, juste devant le comptoir. Commandant rapidement nos boissons, je serre l’épaule de Sawyer d’une pression maîtrisée de la main et lui ajoute, soupirant près de son oreille:

Allez, viens. On va se faire payer notre tournée, tu vas voir.

Arborant ma mine la plus renfrognée qui soit, je m’approche des joueurs déjà installés autour de la table, haussant la voix afin de me faire remarquer et de leur faire la proposition suivante:

Les gars, ça vous dit, un petit pari? Avec ma copine, là, on s’engage à vous foutre la raclée de votre vie… Et en prime, vous nous payez une tournée. Si nous avons le malheur de perdre… Et bah, on sortira le portefeuille. Ça vous tente?

Je ne cille pas, ne courbe pas l’échine. Faudra pas que ces bouffons pensent que je rigole, hein.
Mais d’un simple hochement de tête, je comprends que le deal est accepté. Du coin de l'œil, je remarque Sawyer attraper une quille et je suis son mouvement, tout en me préparant mentalement à ce qui va suivre.
Un nouveau combat se lance, une bataille au sein de laquelle je vais jouer des coudes aux côtés de Sawyer, encore une fois.
Mais on ne change pas une équipe qui gagne, n’est ce pas…?