« Un repas est insipide s'il n'est pas assaisonné d'un grain de folie »

ft. @Martha Sighbury & Gregory Sutterlee 
Chez Martha ; Septembre 2024 ; Monterey. CA.

mise en page made in Psyko

Jeudi soir, c’est tacos.
Et rien ne pourra déroger à cette règle fondamentale.
Pas même mon statut d’homme récemment marié.

Je ne sais pas pourquoi je tiens autant à ce genre de rituels… Une psychologue pourra sans doute affirmer que je suis un homme qui s’épanouit à travers de profonds repères et sur la répétition constante d’habitudes qui ont pour vocation de me rassurer. Je ne chercherais pas à la contredire, ayant accepté depuis bien longtemps mes failles, celles qui me construisent depuis toujours. Et puis, quel genre d’homme serais-je pour éviter un rendez-vous aussi important en compagnie de ma meilleure amie? Comme un évènement impossible à renier, d’une importance capitale, plus que jamais au vu des derniers rebondissements dans ma vie, c’est mécaniquement que je me rends au restaurant mexicain, que je réclame une commande que je n’ai pas besoin de passer, le gérant connaissant par coeur mes envies et celles de Madame. Je patiente donc une poignée de minutes, adossé contre un des murs de la salle, un grand sourire flanqué sur mes lèvres, ne pouvant m’empêcher de reluquer le bijou qui orne désormais mon annulaire gauche. D’un éclat particulier mais rien d’étonnant au vu de sa récente acquisition, je peine à réaliser ce qui m’arrive et je suis plongé, malgré moi, dans les souvenirs d’une union qui a eu lieu il y a à peine quelques jours. Après plusieurs interpellations, je sors enfin de mes rêveries et attrape le paquet qu’on me tend, d’où se dégage une odeur particulièrement alléchante. Prenant toutes les précautions du monde afin de ne rien renverser tandis que je prends le volant pour rejoindre l’appartement de Martha, je veille également à me concentrer, je peux tellement être distrait qu’un accident peut vite arriver. Fort heureusement, c’est en un seul morceau que je trouve une place dans une des rues jouxtant celle de ma meilleure amie et j’affiche un large sourire tandis que je signale ma présence en toquant frénétiquement à la porte, tendant mon sachet kraft juste sous le nez de la charmante femme qui m’acceuille et lui dit, tout en prenant mes aises et en entrant sans qu’on m’ai réellement invité:

Martha! J’espère que tu as faim…

Et quand bien même, hein, Gregory? Ce repas, pourquoi y tiens-tu à ce point, hein? Tu n’aimes pas vraiment les tacos et ton appétit est au ras des pâquerettes depuis un bon moment déjà. Non, ce qui t’importe dans ces têtes à têtes, c’est justement de pouvoir partager un instant privilégié en compagnie de Martha. De pouvoir lui parler, l’écouter, que cet échange t’apaise et que tu puisses retrouver cette connexion unique en son genre. Tu n’as pas besoin de travestir tes émotions ni même de les refouler. Avec elle, tout est si simple, si évident. Alors, expirant longuement, je pose le repas sur le comptoir de la cuisine, baisse le menton vers le sol et avoue ce qui sera sans doute le point de départ d’un échange plutôt dense:

Je crois que j’ai besoin d’une pause.

L’avouer ne fait pas de moi un homme faible, n’est ce pas? Ni même un être fuyant au contact d’un intense bonheur.
Je suis simplement Gregory, nous sommes Jeudi soir et c’est tacos.
Point à la ligne…

« Un repas est insipide s'il n'est pas assaisonné d'un grain de folie »

ft. @Martha Sighbury & Gregory Sutterlee 
Chez Martha ; Septembre 2024 ; Monterey. CA.

mise en page made in Psyko

Rendez-vous régulier et de longue date qui comporte une toute autre saveur que celle épicée des tacos. Tout a changé... mais reste pareil qu'autrefois.

Pénétrer dans l’appartement de Martha m’apporte une sensation de réconfort instantané et à la fois, je me sens comme un intrus dans la bulle qu’elle s’était forgée. Découvrant un sol jonché de feuilles et de dossiers, j’offre une moue inquiète à ma meilleure amie et lui demande, foncièrement tracassé:

Je… Je t’ai dérangé, peut-être? Tu étais en plein travail?

Je sais à quel point le métier de Martha est une passion dévorante et qu’elle excelle dans ce domaine. J’ai toujours été très admiratif de sa réussite professionnelle, qui a été parfaite à l’image de mes pitoyables tentatives d’être un écrivain publié des années durant. Le contraste est si saisissant, triste à mourir selon le point de vue. Même si la lueur au bout du tunnel peut enfin être aperçue, je n'oublierai jamais cette traversée du désert, ce chemin dans les ténèbres, durant laquelle Martha a été un soutien de taille et une source d’inspiration sans faille. À chaque marque de faiblesse, elle était là. À chaque brutale rupture amoureuse, alors que je pensais ne jamais pouvoir m’en relever, elle était là. À chaque refus de mon manuscrit par un éditeur aigri, elle était là.
Et maintenant que je conduis notre repas rituel et hebdomadaire, elle est là. Contre vents et marées, elle serait mon éternel soutien, mon dernier rempart contre l’adversité. J'aimerais trouver la force de la remercier, de lui exprimer mon intense gratitude. Mais je n'en fais rien, je me laisse absorber par l'expression légitime de son affection à mon égard.

Le câlin offert par Martha arrive à point nommé, tout comme sa proposition de descendre une bière bien fraîche, comme au bon vieux temps. Me laissant porter par la nostalgie qui s’impose à moi, je ricane et lui demande, tout en ouvrant les deux bouteilles avec le manche d’une fourchette, comme à la bonne époque:

Tu te souviens, la première fois qu’on en a bu? On a trouvé ça immonde. T’en as même recraché par le nez, si ma mémoire est bonne. On a rit pendant vingt minutes, j'en avais mal au ventre.

Pouffant une nouvelle fois, loin de me moquer, j’apprécie cette intermède qui m’offre l’opportunité de sourire avant d’aborder le sujet qui me préoccupe tant:

Martha… Tout s’emballe, dans ma vie, en ce moment. Et même si je suis certain que c’est la meilleure chose qui pouvait m’arriver, j’ai peur de ce choix que je n’ai pas vraiment eu. Je suis effrayé de ne pas être à la hauteur. C’est stupide, non…?

Soupirant face à mon propre fatalisme, je lève pourtant la main, faisant tinter le verre de ma boisson contre celle de Martha et ose porter ce toast incroyable, auquel je n’aurais pas cru voilà quelques mois de cela:

À mon mariage, à notre bébé avec Sofia. À ton rôle de témoin au premier et de marraine envers le second.

Drôle de manière de demander à ma meilleure amie de tenir une place si importante dans la vie de mon futur enfant.
Comme à mon habitude, j’ai oublié de tourner sept fois ma langue dans ma bouche. Mais réfléchir, auprès de celle qui le fait pour moi, habituellement? C’est bien trop demandé.
Allez, Greg, bois une gorgée et attend que l’ange finisse par passer…