a life, a story

27 juin 2003.

Le soleil brille si fort que ça en est presque désagréable. Moi qui préfère tant l’automne et son temps clément, j’ai la soudaine impression de me retrouver dans les entrailles de l’Enfer à cause de cette chaleur. J’enfile à la hâte des lunettes de soleil, des Rayban toutes neuves que mes parents m’ont offert il y a quelques jours déjà. Objet que je déteste, qui représente le parfait résumé de la relation que je possède avec eux : recevoir des cadeaux onéreux pour entretenir l’illusion que je représente quelque chose, à leurs yeux. Je renifle, terrassé par mes allergies qui m’agacent au plus au point. Pourtant, ce n’est pas un jour pour faire la tête, bien au contraire : c’est l’anniversaire d’Hailey, ma petite sœur adorée. Un parfait équilibre entre les trois enfants Sutterlee : tellement complémentaires et différents à la fois : la petite dernière fête donc ses trois ans en ce brillant jour d’été, tandis que j’en ai seize au compteur et mon grand frère Rory s’exclame haut et fort en avoir dix-huit. Mes parents, Claire et Luke Sutterlee, virevoltent entre leurs invités, que je ne connais pas. Coupe de champagne à la main, hypocrite sourire aux lèvres, rires bruyants. D’un regard acerbe, je dévisage ces adultes qui se fichent de la raison de leur présence, après tout, ce n’est qu’une grande mascarade. L’occasion parfaite pour le couple Sutterlee de tisser des liens d’affaires, jetant à peine un regard vers leur petite fille. Pourtant, elle est aux anges et il y a de quoi : immense château gonflable, déguisements de princesse et sucreries comme s’il en pleuvait. Rory se décapsule une bière tandis que notre père lui retire illico des mains. Rire narquois qui se perd dans un souffle, je préfère attraper un livre, œuvre de l’honorable Hemingway et m’enfonce dans un transat. Je chéris cette solitude, être en retrait, ne pas me soucier de toutes ces mondanités. Je lutte pour fermer les yeux, mais c'est peine perdue : à force de veiller tard le soir, voilà que je tombe de sommeil en pleine journée. C’est dans un sursaut que je me réveille, le cœur battant à tout rompre, quelques heures plus tard pour comprendre que l’Enfer, finalement, existe bien et que j’y suis à présent : Hailey a disparu. Envolée. Je n'ai que des bribes de souvenirs en tête, des détails de cette journée, mais les pleurs, les cris, l’incompréhension et la colère flottaient dans l’air. Des dizaines de policiers qui envahissent notre maison, des heures d'attente qui se sont lentement transformés en jours, en semaines. Mais l'inévitable conclusion arriva bien assez tôt : Hailey a été enlevée. Et les enfants Sutterlee n’étaient plus que deux, à présent.

17 mai 2004.

Les chapeaux de diplômés qui s’envolent dans les airs, la sensation de liberté qui nous enveloppe, tous autant que nous sommes. Les cœurs des dernières années du lycée de Monterey battent à l’unisson, accrochés à cette sensation si spéciale : celle d’avoir la possibilité de réaliser leurs rêves. Un affreux sourire est accroché à mes lèvres, je suis ailleurs malgré moi. Car je me sens vide, creux. A l'aube d'une nouvelle ère tout aussi dévastatrice. Mes parents sont sur leur 31, sourient à tous ceux qu'ils croisent, mon grand frère me frappe dans le dos, affectueusement. Mais mon esprit est ailleurs, je ne cesse de penser à Hailey. Au gouffre que son absence crée, je ne cesse de vouloir m’imaginer à quoi elle ressemblerait, à présent. Mais elle n’est plus là, introuvable depuis cette maudite date. Je me morfonds, me complait à faire la tête. Jusqu’à ce que je croise le regard de Suzie. Enfin, je semble retrouver le sens de la vie, l’envie de crier sur tous les toits à quel point je l’aime. Une connaissance de mon club de lecture qui hante mes nuits depuis de trop longues semaines. Ma timidité maladive m’empêchait d’aller la voir, d’engager la conversation. Mais sans savoir pourquoi, aujourd’hui, je me sens prêt à repousser mes limites. À vouloir tenter le coup. Après tout, nous n’allons plus nous revoir tous les jours, comme c’était le cas jusque-là. Alors, après une longue inspiration, je fais quelques pas dans sa direction et m’entends à peine engager la conversation…

27 juin 2006.

Réunis autour de cette table immense, rien n’a de sens. Je flotte dans les airs, absent, fatigué, impatient et mal à l’aise. Un comble alors que je me trouve dans la maison de mon enfance. Je ne fais que surveiller mon téléphone portable, attendant avec impatience un texto de la part de Suzie. Après une longue discussion, où je lui ai expliqué à quel point il était important que je me rende seul chez mes parents, elle a fini par m’embrasser, comme jamais auparavant. Comme d’habitude, mon cœur fut sur le point d’exploser tant l’amour que je ressentais envers elle était fort. Lorsque ma mère finit par prendre la parole, mon attention se détourne de mon téléphone et je la fixe. Muet. Écoutant avec attention son discours maladroit et vide de sens. Formalisant l’objet de cette réunion de famille : cela fait cinq ans maintenant qu’Hailey a disparu. Des sanglots entrecoupent le discours de ma mère, mon père garde la tête basse. La suite ? Je ne l’aurais jamais prédit, même dans mes pires cauchemars : mon grand frère Rory qui se lève, tapant du poing sur la table. Et dit tout haut ce que nous pensions tout bas depuis tant d’années : la sensation de ne plus compter aux yeux de nos parents ou bien de ne jamais avoir exister. Ce refus de penser que l’argent fait le bonheur, la preuve en est avec la disparition d’Hailey. Tous les dollars du monde ne la feront pas revenir, ils doivent comprendre ça. Je ferme les yeux, laisse couler quelques larmes furtives sur mes joues. Nous devrions pleurer ensemble, pas nous disputer. Mais la malédiction du clan Sutterlee semble s’abattre de nouveau sur cette famille. Tremblant, je ne rêve que d’une seule chose : retourner auprès de Suzie et passer la nuit à déverser ma peine en écrivant. Suivant des études poussées de littérature, je nourris le rêve de vivre de ma passion, de ce réconfort incroyable qu’apporte l’écriture. Mais cette journée ne m’appartient pas, ni à moi, ni à mes états d’âme. Alors, je continue à rester figé, dans un silence religieux, attendant que la tempête finisse par passer. En vain. Après un départ précipité de la maison de mon enfance, je retrouve enfin Suzie pour me nicher dans son cou, pour lui raconter l’affreuse réalité : ma famille a volé en éclats. Enfin, si elle n’a jamais été soudée un jour, cela va de soi…

4 novembre 2012.

Je claque la portière de ma voiture, furieux. Et malheureux comme jamais. La météo est à l'image de mon moral : la pluie engloutit l'atmosphère frissonnante, je croise mes bras sur ma poitrine et soupire. Un refus. Pour mon roman. Encore. Je jette un regard noir vers le bâtiment où siège la maison d'édition, en colère et affaibli par cette mauvaise nouvelle. Ma mâchoire se serre au même rythme que mes espoirs qui disparaissent peu à peu. À l’image de ma petite sœur. Refusant de laisser mes idées noires prendre le dessus, j’attends de longues minutes avant de prendre le volant pour retourner chez moi. Un appartement misérable où je vis seul, à présent. Mon histoire avec Suzie est terminée, mais la tendresse que je ressens pour elle ne m’a jamais vraiment quitté. Même si apprendre son infidélité fut difficile à encaisser, je ne lui en veux pas. Qui pourrait rester avec un mec comme moi, hein ? Un paumé, fauché, incapable de conserver un boulot correct, alors que je passe mes nuits à écrire. Le sommeil ? Connaît pas. Le lâcher prise ? Encore moins. Mais ce roman, celui que j’ai passé des mois à écrire, je ne peux pas me résoudre à l’abandonner. Il représente tellement à mes yeux : l’histoire d’une jeune fille qui se fait kidnapper et finit par revenir chez elle, des années plus tard. Ce fantasme que je nourris depuis tant d’années : celui de voir ma petite sœur réapparaître, comme par magie. Et les mots ont ce pouvoir, de nourrir mes espoirs les plus fous et mes rêves les plus improbables. Perdre Suzie est douloureux et ne pas publier ce roman l’est tout autant. Noyé par tous ces échecs, je préfère prendre la route pour m’enfuir loin de cette ville maudite, le temps de quelques jours. Et qui sait, demain sera peut-être une nouvelle fenêtre vers l’avenir et d’autres occasions se présenteront à moi…

24 décembre 2017.

Un dernier coup d’œil dans le miroir, afin de contrôler mon reflet. La nervosité me gagne, je me sens si fébrile. Je passe une main hésitante dans mes cheveux, tentant de me coiffer. Mais c’est peine perdue. Voilà que j’ai le trac, comme lorsque j'ai filé ce rencard à cette femme, qui s'avère être trop bien pour l’homme que je suis devenu. Des années que je n’ai pas vu mes parents et voilà que je trouve dans ma boîte aux lettres une invitation à venir dîner, un document plus que formel, il y a voilà deux semaines. Passer le réveillon de Noël en compagnie de ma famille n’était plus une tradition depuis cette fameuse dispute épique, mais bien du temps a passé depuis. De l’eau a coulé sous les ponts. Bien entendu, je garde toujours d’excellents contacts avec Rory, mon grand frère que je vois aussi souvent que possible mais qui vit sa vie de son côté, assumant ses choix et se foutant du reste du monde. Je l’admire autant que je le respecte et c’est tout naturellement que nous nous sommes concertés avant de répondre par l’affirmative. Après tout, nous avons déjà perdu notre sœur… et des parents, nous n’en avons que deux. Autant avaler notre ego et tenter le tout pour le tout. Dès que je passe le pas de la porte, ma mère s’effondre dans mes bras, sanglote et vide son sac : notre père a eu un terrible accident de voiture. Forcé de passer le reste de sa vie en fauteuil roulant, nous le regardons, tiraillé par l'émotion, déplier une longue lettre expliquant que nous sommes officiellement les gérants de l’entreprise familiale, la concession automobile la plus connue de tout le secteur. L'empire des parents Sutterlee qui doit passer entre nos mains à présent. Échangeant un regard interloqué vers mon frère, je le vois se réjouir de cette situation et faire table rase du passé, oublié cette vieille rancune envers nos parents et vouloir avancer, regarder vers l’avenir. Enfin concrétiser un projet, du positif sortant enfin de tous ces malentendus, toute cette tristesse. Mais j’en suis incapable, bouche bée, je réalise simplement que le destin a choisi pour moi : sois réaliste, Greg. Tu n’avais aucune chance dans le monde impitoyable de l’écriture malgré les encouragements de Mary. Ma nouvelle compagne, étudiante en médecine, talentueuse à souhait et un visage à se damner. Alors, je comprends enfin que je dois saisir cette chance de la rendre fière. Avec un travail sérieux, une rente régulière d’argent. Et l’obsession de devenir quelqu’un grâce à mon roman qui recule, petit à petit, mourant dans un coin de ma tête…

13 avril 2022.  

Je la regarde faire ses valises, impuissant. Malgré tous les mots qui me viennent en tête, je n’arrive pas à en prononcer un seul. Les bras ballants, le cœur en mille morceaux, je regarde Mary me lancer un dernier regard, s’excusant pour la centième fois. Mais de quoi au juste ? De réaliser son rêve, de partir pour une longue mission pour le compte de médecins sans frontières ? Quelle ironie, quand on y pense. C’est grâce à la volonté de construire un avenir sérieux que j’ai balayé du revers de la main ce ridicule rêve de devenir écrivain, de continuer à me battre avec acharnement pour faire publier ce roman si cher à mon cœur. Et au fond, reporter la faute sur celle que j’aime est injuste, je m’en rends bien compte. Accepter la gérance de l’entreprise familiale, ça, c’était mon choix. Ma décision. L’impression d’enfin présenter à la face du monde le Gregory Sutterlee respectable, sûr de lui. Une version de moi même qui n'est qu'un masque. Mais quelle illusion : je continue à écrire, tout le temps, partout. Sans retenu. Et lentement, je me suis éloigné de Mary, nous ne partageons plus les mêmes centres d’intérêt. Elle a choisi de partir. Moi de rester, stagnant dans une vie qui ne ressemble rien à ce que je désire. Son départ fut un électrochoc pour moi : je dois me ressaisir. Tenter quelque chose. Encore une fois.

Ne jamais abandonner, non, ça, certainement pas. Hailey aurait sans doute tout donner pour vivre sa vie, telle qu’elle l’entendait. Je lui dois de reprendre espoir. Tout n’est pas perdu. Il suffit de retrouver cette lueur qui a toujours existé en moi...