a life, a story

Assise sur un siège inconfortable dans un avion d’une compagnie aérienne bas de gamme, dernier luxe que je peux m’offrir à présent, je laisse mon regard s’attendrir devant le paysage qui baigne le sol : Monterey. Ma ville natale. Enfin je peux l’admirer de nouveau, loin d’être en position d’un retour triomphant. Le ciel se veut capricieux, des nuages épais apporte une atmosphère bien spéciale à ce voyage. Baissant les yeux sur mon carnet, les yeux embués, je griffonne quelques mots, perdue dans mes pensées. En réalité, je viens de comprendre que ma vie pouvait se résumer à un drôle de concept : les sept phases du deuil. Et je vais tout de suite vous expliquez pourquoi…

Le choc et ensuite le déni :

Quoi de plus traumatisant que de venir sur Terre, quand on y réfléchit. C'est vrai, une naissance, c'est un cadeau pour l'Univers mais parfois empoisonné. Je ne peux que remercier le ciel de m'avoir apporté ce jour là mon double, ma moitié, celui sans qui je ne peux respirer : mon jumeau, Alexis. Il a été ma force en jour si spécial, m'insufflant le courage de venir à la vie.
Je me considère pourtant comme la grande soeur, l'ayant devancé de quelques minutes à peine. Cette journée s'assombrit et resta marquée d'une tristesse incommensurable quand ma mère décéda suite à un long et difficile accouchement. Je dois donc me préparer à vivre sans connaître celle qui m'a donné la vie. Installés dans des couveuses, mon père nous racontera que dès les premières minutes de notre vie, mon frère et moi cherchions à nous toucher, incapables de rester loin l'un de l'autre. Les années passent, les bébés deviennent de jeunes enfants et apprennent rapidement la triste vérité sur l'absence de leur mère. Rebecca Hopkins a rejoint les étoiles avant même de faire la connaissance de ses enfants et Harlen Hopkins est notre père mais avant tout un homme à genoux, pleurant chaque soir la perte de son grand amour. Avec Alexis, nous comprenons rapidement que quelque chose ne tourne pas rond, dans ce schéma familial : nous étions des enfants vifs d'esprit et redoutablement sensibles. Et haut comme trois pommes, nous savions qu'il fallait vivre avec un poids spécial sur nos épaules. Nous sommes liés par cette naissance peu commune mais pas seulement. Je suis malicieuse et pleine de vie, Alexis est fonceur et intrépide. Nous nous complétons de manière parfaitement équilibrée. Jamais de disputes ou de critiques l'un envers l'autre : nous faisons front à toutes les difficultés et nous sommes des enfants joyeux et insouciants.
Si on se concentre sur moi et moi seule, j'avais le nez dans mes bouquins, un peu solitaire, rarement en train de pratiquer une activité sportive. Encore moins de jouer en plein milieu du jardin, la nature, quand j'étais petite, je ne l'aimais pas, et elle me le rendait bien. Non, je n'avais pas beaucoup de copines, je n'ai été invitée qu'une seule fois à une de ces stupides fêtes d'anniversaire. Mais au fond, je m'en fichais, j'ai toujours été indépendante, rêveuse et hors d'atteinte. Mon truc à moi, c'était le dessin. Je demandais à mon père de m'acheter des feuilles, des crayons, autant que possible, je n'en avais jamais assez. J'ai toujours eu un très bon, voir excellent, niveau scolaire et il ne me refusait donc pas mes demandes, tellement heureux de voir que j'avais enfin trouvé une passion. Allongée sur le tapis de ma chambre, mon esprit se perdait dans mes gribouillis colorés. En réalité, je ne voulais pas entendre les pleurs de mon père, de le voir assis pendant des heures dans un fauteuil du salon, inerte. Je me suis crée ma propre bulle de bien être, me protégeant et m'isolant du reste du monde. J'essayais d'apaiser la brûlure si vive dans ma poitrine quand je regardais le ciel, pensant à ma mère. Son absence était douloureuse et cinglante. Trop dur à supporter pour un enfant un poil fragile.  


La douleur et la culpabilité :

L'adolescence se déroula difficilement, pour ma part. Toujours très proche de mon frère beaucoup plus extraverti que moi, je peine à surmonter une mélancolie inhabituelle pour un si jeune âge. Je m'enferme dans une timidité maladive, toujours très soucieuse de rester près de mon père, cet homme brisé, n'avançant pas dans son travail de deuil. Toujours très seule, quelques connaissances et une ou deux amitiés bien solides. J'excellais dans toutes les matières, surtout en littérature et en économie. Et puis, au fur et mesure des années lycée, doucement mais sûrement, j'affirmais mon caractère, ne me taisant plus face à des situations choquantes, osant hausser le ton quand on s'en prenait à une personne faible ou différente. Moi même, j'étais loin du cliché de la pom-pom girl ou de la fille ultra populaire. Mais à la différence de certains, je m'en fichais royalement. Je m'assumais, moi et mon style vestimentaire décalé, mes cheveux en bataille et mes dessins de plus en plus travaillés. La vraie Andrea était en train d'éclore. C'est grâce ou à cause d'une situation particulière que je change subitement mon fusil d'épaule : cherchant un endroit reculé afin de travailler mes dessins, je tombe sur une scène bien étrange, sous les gradins du lycée. Une camarade de classe, assumant fièrement son homosexualité, était en train de se faire tabasser par une groupe de dernière année plutôt hostiles à la différence. Alors, ne souhaitant pas culpabiliser de ne pas agir, je me suis engouffré dans la bataille, plantant même mon crayon le plus taillé dans la main d'une des nanas. De cet évènement naîtra une grande et profonde amitié. Et une reconnaissance à double sens : elle ne saura jamais à quel point elle m'aidera à m'affirmer telle que je suis. Une passionnée de l'art et une ado sans mère. M'apportant la force de regarder droit devant moi quand je marche dans les couloirs du lycée.


La colère :

Quand je regarde aujourd'hui, avec le recul, la Andrea du début de la sourde période qu'est l'adolescence et celle devenue jeune adulte, je ne peux qu'être estomaquée d'une telle différence. Quand sonne le mois de Mai et la fin d'une ère particulière, je suis une toute autre femme. Major de ma promotion, je vois la fierté dans les yeux de mon frère et de mon père. Je jette ma coiffe dans les airs, comme tous les lycéens de dernière année de Monterey. Je souris, enfermée dans les bras de mon père, dans une étreinte intense. Mais au fond, il garde cette lividité dans le regard : il n'a jamais su passer outre la mort de sa femme. Un mort vivant, peinant à manger, boire et être heureux. Le soir de nos dix huit ans, après être rentrés d'une fête légendaire avec mon frère, nous découvrons notre père. Il s'est suicidé, avalant plus de cachets qu'il ne m'est possible de l'imaginer. Harlen Hopkins a rejoint les étoiles et sa femme adorée. Il laisse un vide immense dans nos coeurs et dans nos vies. Nous voilà orphelins. Moi, Andrea, je ressens une colère de tous les diables, elle inonde mon corps et mon âme, je me souviens de la nuit de sa mort, jetant tous les objets qui me tombaient sous la main contre les murs, pleurant sans m'arrêter et hurlant à m'en faire péter les cordes vocales. Une lueur apparaît dans mon regard, pour ne jamais le quitter. Une fièvre m'envahit, la colère et le sentiment d'injustice. Je n'ai pas pu ou su l'aider dans sa dépression qui a conduit à son suicide. Incapable de surmonter le deuil de sa femme, notre mère, il a préféré la rejoindre dans les cieux. Je regrette tant de ne pas avoir davantage dit à mon père que je l'aimais, plus que tout. Des mois durant, je reste prostrée, enfermée dans ma chambre, dessinant nuit et jour. Trouvant refuge dans ma passion de toujours mais aussi dans la lecture et surtout l'écriture. Je tente de poser mes émotions sur le papier, oscillant entre les mots et les gribouillis, tentant de trouver un salut dans une activité créative.


Le marchandage :

Loupant de peu le début de la rentrée scolaire en faculté, je décide de profiter de ces quelques mois pour assouvir ma passion. Sortant à peine de ma tanière, j'existe grâce à la merveilleuse fenêtre qu'offre Internet et ses prémices. Je lis des amitiés virtuelles, ouvre un blog. Je dessine encore, bien entendu, plus que jamais même. Je commence à les publier dans certains magazines spécialisés, prends des commandes toutes très variées. Mais au fond de moi, je sens que je ne pourrais jamais en vivre, et cela me file une frousse monumentale. Une visite de mon frère Alexis, ce sauveur pour mon âme, relance une pièce dans la machine de ma vie :  une longue discussion s'impose, m'aidant à remettre de l'ordre dans mes idées. Il met en place un drôle de marché : je trouve un métier stable et en échange, il s'engage à me payer mes études. En effet, l'argent commençant à manquer de mon côté et mon frère ayant déjà une situation financièrement appréciable, la balance retrouve son équilibre. Après mûre réflexion, je décide d'entamer des études dans le monde de l'édition, trouvant dans ce milieu une fibre particulière. Alors, non loin de Monterey, je fais une entrée discrète l'année suivante à la fac, me plongeant corps et âme dans une scolarité ambitieuse. Enfin diplômée quelques années après, je ne regrette pas d'avoir passé ce marché avec Alexis, levant mon verre, un soir au restaurant en sa compagnie, à mon double qui n'a jamais lâché ma main. La vie adulte démarre doucement, je trouve un poste à Monterey, dans une nouvelle maison et j'y fais mes armes. Au fur et à mesure des années, j'arrive enfin à vivre comme je l'entends, trouvant en mon frère Alexis la force de devenir quelqu'un et de ne pas sombrer dans une certaine folie. Je trouve d'autres passions, toutes très variées : la natation, par exemple, l'astrologie, trouvant dans ce domaine un réconfort sur ma vie parfois chaotique. J'aime mettre de la distance dans mon quotidien, entretenir un brin de différence, parfois seule dans mon monde, griffonnant dans un carnet mes idées diverses et dessiner, encore et toujours. Oui, même si les études et l'entrée dans le monde du travail m'oblige à rester concentrée sur mes missions professionnelles, je n'oublie pas pour autant ce qui me fait vibrer : le dessin. Je lie cette passion à mes premiers tatouages, j'aime l'idée d'inscrire pour toujours de magnifiques oeuvres sur ma peau.  J'entretiens des relations plus ou moins amicales avec des femmes et des hommes, ma vie est assez routinière. Même mes amours sont brefs et sans importance. Quand un évènement troubla tout le reste...


La dépression et la douleur :

Au cours d'un accident de la route, banal et heureusement sans trop de dommages, je rencontre Jacob. Charmant, intelligent et drôle. Le coup de foudre, voilà ce qui m'est tombé dessus sans prévenir. Il ne vient pas de la ville, il est Anglais. Me voilà transformée : je ne parle que de lui, à tous mes proches et même au travail. Je ne suis plus concentrée, je rêve de ses lèvres et tremble d'impatience à chaque texto de sa part. J'aurais pu faire n'importe quoi pour lui. Ça ne me ressemble pas, aucunement même. Mais je m'oublie, ne pense qu'à son bonheur. Quand il me demande de le suivre à Londres, je ne discute pas. J'irais jusqu'au bout du monde pour lui, son sourire, les nuits partagés dans ses bras et la douceur de ses lèvres. Une nouvelle Andrea est en devenir, je suis éperdument amoureuse et cela se voit, jusqu'à mon physique. Je perds un peu de poids, suffisamment pour lui plaire davantage. Passant d'une brune effacée à une blonde éclatante. Envoie ma candidature dans une des maisons d'édition les plus prestigieuses de Londres, croisant les doigts pendant des semaines, arrêtant presque de manger et de vivre. Et enfin, la délivrance. Par un merveilleux miracle, je suis acceptée. Fait mes valises. Quitte la ville, presque comme une voleuse. Ne réalisant même pas tout ce que je quitte, le confort de ma ville natale, mes proches, mes amis. Mon frère Alexis, à qui j'envoie un simple texto pour le prévenir de mon départ. Et ne précisant aucune date de retour. Je deviens une autre femme, je ne respire plus que pour lui. Jacob, une flamme nouvelle dans mon quotidien si morne. La vie dans un autre pays que le mien est tout d'abord bien étrange mais je m'habitue vite. Je me découvre une âme de guerrière, n'accordant finalement pas trop d'importance à des détails superflus. Je travaille, comme une dingue au début et mes efforts paient. Alors, petit à petit, j'émerge de ma bulle romantique et m'ouvre au monde : je sors entre collègues, au début, commence à rencontrer de nouvelles personnes. Et sournoisement, Jacob révèle son vrai visage : celui d'un homme jaloux. Au début, je n'y accorde pas trop d'importance. Les disputes sont fréquentes, certes, mais courtes et intenses. Et ensuite réglées sur l'oreiller. Mais mon instinct, lui, a tout de suite senti le danger : je suis enchaînée, voilà la triste réalité. C'est un soir du mois de Juillet que le début de la fin approcha. Lors d'une soirée arrosée, bien trop d'ailleurs, je commande un taxi pour rentrer chez moi. Une fois de plus, mon téléphone n'a pas arrêté de vibrer, esclave du harcèlement non déguisé de Jacob. Il n'a pas voulu venir à cette fête avec le travail, tant pis pour lui. Un collègue, soucieux de me voir rentrer en vie, me raccompagne, en tout bien tout honneur. Mais dès que je passe le pas de la porte, je suis sonnée. Littéralement. Une gifle me fait tomber au sol, les coups pleuvent. Voilà enfin ce qu'est la personne dont je suis amoureuse : un homme violent. Je suis sous le choc, prostrée. Des mois passent, sans que la situation ne s'arrange pour autant. Je suis résignée, camoufle mes bleus, ne pleure jamais, ne m'autorisant à peine de gémir quand la douleur est trop forte. Je sombre dans une profonde boulimie, engloutissant des quantités pharamineuses de nourriture pour ensuite l'expulser violemment. Je deviens instable, sursautant à chaque claquement de porte. Je n'en parle à personne, trop peureuse, trop honteuse. Je pense plusieurs fois à joindre Alexis, mais je m'arrête aussitôt, n'osant pas penser à ce que dirait mon frère jumeau. Mais que suis-je devenue? Celle qui voulait simplement devenir quelqu'un devient spectatrice de sa vie, incapable de réagir. Je suis dans un cycle où je reproduis les erreurs de mon père : l'inaction, la vivacité au ras des pâquerettes. Mais c'est quand la demande en mariage tombe, lors d'un repas en compagnie de sa famille, que le couperet s'abat sur moi. Le genou à terre, l'émotion au rendez vous, la larme à l'oeil. Incapable de réagir autrement, mes pleurs sont interprétés tel un "Oui", sous les applaudissements, je cherche une issue, en vain. Je vois à peine les quelques semaines de préparation passées, je passe surtout du temps en compagnie de ce collègue, enfin devenu seul confident dans ma tourmente. Mais à chaque fois le même scénario : dès que Jacob apprend le nom de la personne avec qui j'étais, les coups pleuvent. C'est à peine si, le jour du mariage, je réussis à camoufler mes hématomes. Je suis tremblante, une version fantomatique de moi même. Je pense furtivement à Alexis, à nos années sous silence, je n'ai jamais voulu lui dire où je me trouvais et pourtant, à cet instant, avançant vers Jacob, dans cette église majestueuse, en robe de mariée, je n'espère qu'une seule chose : que mon jumeau vienne m'arracher de cet enfer. J'entends à peine les discours d'usage et quand la question tombe, enfin, j'ose relever la tête. A la question "Voulez vous prendre pour époux...", je refuse, d'une voix douce mais ferme, d'un simple "Non". Voilà, enfin, il est sorti. Non. Je ne veux plus de toi, de tes mains autrefois si douces et à présent symboles de mon asservissement. Je ne veux plus. Terminé. Fin de l'histoire. Au revoir, rideau.

La reconstruction :

Départ précipité, à peine le temps de réunir mes affaires personnels, n'oubliant pour rien au monde mes précieux dessins, je me rattache à la vie grâce à ma passion et décide enfin de tourner le dos à mon quotidien qui n'a aucun sens. Le temps de quelques jours, je me réfugie chez ce fameux collègue qui me prend sous son aile avec une gentillesse extraordinaire : il m'aide à démissionner de la maison d'édition, comprenant que c'est pour moi la meilleure chose à faire. Tous les deux, nous organisons ma fuite. Lorsqu'il me dépose à l'aéroport, je lis dans ses yeux une peine et une tristesse qui me fait froid dans le dos. Une romance aurait pu être possible, entre nous, mais le destin en a décidé autrement. À présent, je sais que je dois retrouver ma terre natale, rejoindre mon frère pour enfin tout lui expliquer et surtout, changer de vie, laisser ma passion dominer ma vie : j'ai acheté, à distance et à quelques heures de quitter définitivement Londres, un local minuscule dans le centre ville de Monterey. Pourquoi faire? Tout simplement entreprendre et oser, en devenant artiste tatoueuse, un rêve que j'entretenais secrètement depuis des années. Dessiner toute la journée, voilà qui devrait m'aider à me reconstruire. Je pense enfin pour moi et moi seule. L'égoïsme est parfois la seule issue à la vie.


L’acceptation :

Je m'arrêterais donc ici, car je suis bien consciente que cette phase n'est pas encore achevée, bien au contraire. Chaque jour, j'essayerais d'accepter mon histoire, mes souvenirs et mes blessures. Mais je sais que grâce à Alexis et à mes futurs rencontres, j'emprunterai le chemin du bonheur et de l'accomplissement.

Andrea Hopkins, pour vous servir, mes très chers.