Dix-huit. C’est le nombre de minutes qu’affiche mon écran de téléphone, après huit heures. Nous sommes lundi matin : 8h18

J’ouvre difficilement les yeux et me rend compte que… je suis à la bourre ! Le lit est désespérément vide. Manoé a très certainement dû se lever de très bonne heure et n’a pas voulu me réveiller. Je ne travaille pas le lundi, il a sûrement jugé bon que je me repose un peu. J’ai passé la nuit à remuer, à pester, à compter les moutons, à me retourner d’un côté puis de l’autre. J’ai pensé à Eugène, tout ce temps… Je sais qu’il est capable de s’occuper de Zeus plus de trois jours d'affilée, sans mon aide mais parfois, je pense qu’il aimerait mieux que je ne sois pas loin, juste pour le “au cas où ça foire”. En vérité, il me faut moins de trente minutes pour faire l'aller-retour entre le domicile de mon frère et le café de Manoé donc en cas de “au cas où” je peux arriver dans les plus brefs délais.  Et il s’avère que, depuis un peu plus de vingt quatre heures, j’essaie d’avoir des nouvelles de mon frère. Ce n’est pas simple de le laisser se débrouiller comme un grand, en sachant que c’est moi la plus jeune mais ayant acquis plus de maturité qu’il n’en aura jamais, il faut savoir remettre les pendules à l'heure et dire franchement le fond de ma pensée.

Dix-huit. C’est clairement le nombre de fois où j’ai tenté de l’appeler ou de lui envoyer un message. Le lundi, je suis supposée déposer le petit à la garderie mais puisque je suis à la bourre, je ne peux pas m’y rendre. Je bondis hors du lit, enfile mon jean bleu clair et mon pull de laine d’un vert caca d’oie douteux. Je chausse à mes pieds, ma vieille paire de Nike toute dégueulasse en pensant qu’il est temps que j’en change. C’est pas humain de se trimballer avec des horreurs pareilles aux pieds, surtout que je ne suis pas du genre à dépenser mon argent à tort et à trav… (ouais bon d’accord, juste un peu quand même). Mais après, ça ne veut pas dire que j’suis fauchée, hein. J’suis encore capable de m’entretenir suffisamment correctement pour ne pas avoir l’air d’une meuf qui vit dans la rue. Tout le monde ne peut le prétendre… Au moment où j’enfile ma veste pour partir, mon téléphone sonne et je me presse de le sortir de ma poche en pensant tout de suite à mon frère. Sur l’écran, un numéro que je ne connais pas. Je décroche.

— Oui bonjour, madame Lawson ? Je confirme. Je suis Annick, de chez The Owl Cleaners… Il y a un costume trois pièces à votre nom qui attend depuis deux semaines à notre blanchisserie. Vous pouvez passer le récupérer aujourd’hui ?

Ce matin, serait apprécié, d’après elle. Je soupire, je ne me rappelle pas avoir déposé un costume de quelques manières et quand elle me parle d’un homme blondinet, sourire et regard ravageur, j’ai compris tout de suite de qui elle parlait !! J'informe la dame au téléphone que je passe immédiatement récupérer le costard de mon frangin. Découragée. C’est le mot. J’ai plus qu’à espérer que la tête en l’air qui me sert de “grand” frère soit allé déposer Zeus au jardin d’enfant. Je ferme la porte de l’appartement, descends les quelques marches qui me conduisent directement dans le café de mon petit ami, qui lui, est déjà derrière le bar à servir les clients. Je passe par derrière, dépose un baiser sur sa joue en lui souhaitant une bonne journée. Je ne sais pas quand on va se revoir cette semaine, mais on se tient au courant, de toute façon. Je dois tout de même me faire pardonner de ce week-end. J’suis la pire petite amie qui soit. Pourquoi ? C’est simple : Mano m’a proposé trois jours de cocooning, à regarder non-stop une série de films qu’il a voulu me faire connaître et j’ai pas tenu jusqu’au troisième !!! Il faut dire que le cinéma et moi, ça ne fait pas bon ménage. J’ai passé toute mon enfance à regarder la vie de mon frère partir en vrille, que j’ai développé une certaine aversion pour la télévision. Que ça touche aux séries ou aux films, je n’ai pas l’âme d’une cinéphile dans la peau. Oh non ! Mais j’ai voulu faire un effort, partager quelque chose avec Manoé, quelque chose qu’il aime mais au final, j'ai préféré dormir… J’espère qu’il ne m’en voudra pas. Mais il me donne une seconde chance, alors j’vais pas me défiler cette fois-ci!!

En quittant le Andy’s, je fonce jusqu’au pressing non sans appeler mon frère une bonne dizaine de fois encore. Si au départ, ça sonnait dans le vent, mes trois dernières tentatives me renvoient directement sur le répondeur. Je commence à m’énerver… à imaginer… le pire ? Non, je ne devrais pas ! Et là, c’est la panique, l’angoisse de replonger dans un état d’impuissance constant. Je m’imagine tout un tas de scénarios en tête. Et s’il lui était arrivé quelque chose de grave ??? Après tout, il ne me répond plus depuis longtemps et ça ne lui ressemble pas le moins du monde. Eugène sait à quel point je m’inquiète vite. Et je m’en voudrais toute ma vie s’il lui arrivait quelque chose, à lui ou bien à Zeus. Mon dieu, le bébé ??? Et si Eugène avait replongé dans ses vieilles addictions ? Il ne peut pas ruiner tous ses efforts, comme ça en un claquement de doigts, quand même ?

Dix-huit. C’est aussi le nombre de feux de signalisation que j’ai passé pour me rendre jusqu’à la demeure des Lawson. Petit appartement deux chambres situé à l’Est de la ville. Je n’arrive pas à déstresser. Je suis en ébullition tout en montant les marches de l’immeuble jusqu’à la porte de l’appartement en espérant me faire des films toute seule ! Fermée à double tour, j’utilise la clé qu’Eugène m’a filée il y a quelques mois, histoire de faciliter mes déplacements avec le bébé, où même juste pour moi, étant donné que je n’ai pas donné mon emploi du temps à mon frangin. Et puis quoi, encore ? J’ai suffisamment à faire de son côté pour lui permettre de prendre encore plus de mon temps. Je n’en ai, hélas, pas beaucoup, juste pour moi. En ouvrant la porte, je dépose mes affaires dans l’entrée tout en gardant le costume sur mon épaule et me dirige immédiatement vers le salon où le bruit de la télévision m’interpelle.

Et que vois-je ?? MAIS OUI, QUE VOIS-JE ???

— Bordel, Eugène !!!!!!

Je hausse la voix, tout en me dirigeant vers le parc où Zeus s’y trouve, tranquillement avec ses jouets. Je me penche, plonge mes mains vers l’enfant que je prends dans mes bras tout en l’examinant pour savoir s’il va bien. Oui, Zeus va très bien. Je soupire. Observant mon frère en robe de chambre, cheveux en bataille et barbe de trois jours, je lui demande d’un ton sévère :

— Tu peux me dire à quoi tu joues ??

Et mes yeux se posent sur la table basse du salon, remplie de cochonneries. Et il se goinfre de chips, par-dessus le marché !!!

— Ça fait depuis hier que je t’appelle, tu réponds jamais ?

Je vois d’ailleurs son téléphone sur la table, que j’attrape de mon autre main, tout en gardant Zeus dans mes bras. Éteint. Son téléphone est éteint. Mais comme il sonnait encore ce matin avant que je ne tombe sur sa messagerie, il a bien dû recevoir mes appels, non ???

— J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose…

Bon sang Eugène, ça t’arrive de réfléchir un peu ?

Peut-être que j’exagère un peu.
Mais juste un peu, hein.

Oui, non. En fait, je sais que j’exagère sûrement un peu trop mais c’est dans ma nature de m’inquiéter pour Eugène. Je me suis toujours inquiétée pour lui, depuis ma plus tendre enfance. Je crois que, dès que j’ai compris dans quelle ambiance nos parents l’ont plongé, pour toute sa vie d’enfant et de jeune adulte, j’ai développé un instinct bien ancré, pour le protéger. Je crois même que je le surprotège. C’est ça, le mot exact. Pourtant, mon frangin n’est pus un bébé, il peut se débrouiller tout seul. Je le sais, mais c’est plus fort que moi. Depuis qu’il est devenu le père de Zeus, c’est encore plus ancré en moi. Je ne peux pas le laisser tout seul pour gérer ce petit bonhomme. Si au départ, je venais lui prêter main forte quand cette connasse de génitrice s’est barrée, maintenant, je me rends compte que ce n’est pas seulement Eugène que j’enveloppe dans du papier bulle, je le fais également avec son fils. Je dois pouvoir m’imposer des limites dans cette famille. Des limites que je franchis beaucoup, beaucoup trop souvent. Parfois, j’oublie que je ne suis pas la mère de Zeus, que je suis seulement sa tante et que je dois m’en tenir à cette seule place, pourtant, je n’y arrive pas. Je ferais tout pour ce bébé, et ça mon frère le sait.

C’est pour cette raison que je panique quand j’essaie de le joindre depuis la veille. En fait, je n’ai jamais laissé le bébé et mon frère plus de deux jours sans intervenir. Il faut dire que je le conduis à la garderie, je l’emmène à ses rendez-vous chez la pédiatre, où partout ailleurs. Mon emploi du temps vis-à-vis de mon travail à la galerie est moins prenant que celui de mon frère mais tout de même, je devrais apprendre à lui donner du lest un peu plus souvent. Donc, je fais une entrée remarquée à l’appartement, après avoir récupéré son satané costume trois pièces à la buanderie. Je m'assure tout de même que mon bébé neveu se porte bien, parce qu’il n’est pas censé être là aujourd'hui ! Je bouillonne à l’intérieur, une vraie pile électrique tandis que le frangin, lui, est calme, posé, sans le moindre stress visible. Sur ses quelques mots, que j’écoute tantôt avec attention, tantôt avec agacement, Eugène reprend l’enfant qu’il dépose près de ses jeux. Je remarque que tout va bien. Oui oui, c’est pas ça le problème…

Mais c’est quoi le problème, au juste ?

Je crois que je n’ai pas l’habitude d’être loin d’eux, voilà tout ! En fait, ce que je constate c’est que Eugène a pris l’habitude, depuis de nombreuses années, de m’appeler au secours pour tout un tas de raisons. Et pour tout ce tas de raisons, j’accourais sans me poser de questions. Et quand il ne le fait pas, c’est moi qui crée une situation d’urgence, là où il n’en a pas besoin pour être auprès d’eux. J’ai passé un excellent weekend avec Mano. Pendant un instant, je n’ai pensé qu’à la douceur de ses bras autour de moi, de ses baisers et toutes ces petites attentions dont je n’ai pas l’habitude en temps normal. Mais ce n’est pas mon train de vie, je perds tous mes repères et je suis furax de me sentir comme ça !! En vérité, je n’en veux pas à Eugène de m’avoir ignorée, c’est plutôt à moi que j’en veux. Je souffle par le nez, sans me laisser démonter par mes propres pensées en proie à une lucidité effrayante.

— Non tout ne va pas bien. Zeus devrait être à la garderie. Tu sais que c’est important pour lui de se retrouver avec des enfants de son âge.

Ce qui me fait bien le plus flipper, c’est que Zeus soit H24 avec nous. Je ne parle pas seulement d’Eugène, mais aussi de moi. Il doit pouvoir avoir une enfance normale, de passer le plus de temps possible avec d’autres enfants, ce n’est pas comme si on côtoyait beaucoups de parents dans notre entourage, avec des enfants en bas âges. Eugène n’a pas eu une scolarité comme tous les autres, il en garde des séquelles, et je ne parle pas seulement sur le plan éducatif. Lui et moi, avons eu des éducations différentes, et aujourd’hui ça se voit. J’ai souffert pendant des années, du traitement qu’il a subi et même si je sais que le schéma est loin d’être identique avec mon neveu, je reste marquée de mon enfance, quoi qu’on en dise. Zeus a besoin d’une véritable stabilité, à ce sujet et Eugène ne me fera pas changer d’avis. Mais je le connais, il a réponse à tout, ou presque. Dans la foulée, je préfère ajouter ceci :

— Et je sais ce que tu vas dire, pas la peine. Je reste convaincue que c’est important, même pour un jour !

Je sais un jour de garderie en moins, ce n’est pas grave. Oui peut-être de son point de vue, mais pas du bien. Tout en me penchant vers la table basse pour commencer à ranger tout ce foutoir, je demande :

— Tu as appelé la garderie au moins, pour leur dire que Zeus n’y serait pas ?