tw :: Cancer, décès.

07 février 2022, il y a deux ans.
Je n’arrive pas à croire que c’est réel. Je n’arrive pas à me dire qu’elle… qu’elle n’est plus là. Qu’elle ne pourra plus me prendre dans ses bras, qu’elle ne pourra plus me battre au poker ou au Rami, ces derniers temps, qu’elle ne pourra plus me sermonner sur mon manque d’investissement dans mes quelques nombreuses relations amoureuses. Je n’arrive pas à croire que je n’entendrai plus son rire exubérant, ni ne verrai son sourire espiègle. Je ne pourrais plus lire son affection à mon égard, dans ses yeux pétillants… Arianna nous a quittés la semaine passée et je ne pourrais jamais m’en remettre. Je le sais. Sa disparition me déchire le cœur en milliers de petits morceaux, comme si on empoignerait une main pleine de verre pilé et qu’on l’écraserait avec rage. Ça fait mal, putain. Ça fait horriblement mal. J’ai l’impression de ne pas pouvoir respirer, je suffoque, j’ai besoin d’air… Et cet air, je ne le trouverai pas dans cette chambre, devant ce miroir où je ne vois que des dizaines de photos d’elle. D’Oonagh et moi. Ce trio inséparable que nous étions, dès l’adolescence. Nous nous étions trouvées, au lycée et on se suffisait, l’une à l’autre.

Ma pauvre Oonagh, qui ne peut être là. Derrière les barreaux, il lui est impossible d’accompagner Arianna jusqu’à sa dernière demeure. La première de notre trio s’en est allée et je refuse de l’accepter. La vie est une putain de prétencieuse qui décide de qui vit et qui meurt sur cette foutue planète. La vie est surtout injuste. Elle laisse toujours partir les meilleurs et on doit se débrouiller avec les mauvais. C’est pas étonnant que le monde part complètement en vrille, si on nous laisse que des pauvres merdes qui se croient supérieurs aux autres, qui croient que tout leur est acquis. Je me revois au parloir, à annoncer à ma meilleure amie derrière cette vitre, que nous avons perdu notre capitaine. Oui, notre capitaine a tenu la barre pendant très longtemps. Elle s’est battue corps et âme pour sauver son navire, mais les vagues étaient bien trop hautes, bien trop violentes pour une seule femme. On a tenté de la soutenir, de l’aider au mieux, mais ça n’a pas été suffisant. Une seule vague, et elle a fait chavirer le bateau. Il ne restait plus rien… Il ne reste plus rien. Ari’ est partie. Voilà, la vérité. Et je n’ai pas pu prendre Oonagh dans mes bras pour la consoler quand elle a fondu en larmes au parloir. Ce sont les gardiens qui ont dû calmer sa crise alors que moi, —mains posées sur le plexiglass qui me séparait elle, j’assistais à sa douleur, impuissante… Comme aujourd’hui, je suis impuissante. Je ne peux rien faire. Rien qui puisse ramener notre amie, rien qui puisse faire sortir Oonagh de taule, rien qui puisse nous enlever notre douleur…

Pendant l’éloge funèbre, j’écoute chaque personne qui souhaite prononcer quelques mots, pour rendre hommage à cette jeune femme courageuse. Elle avait la vie devant elle, même pas la trentaine encore et pourtant, elle a été ravagée par un cancer du sein. Je ne comprendrais jamais pourquoi c’est tombé sur elle, cette merde mais j’ai toujours fait au mieux pour l’accompagner pendant ses chimios, quand je le pouvais. Oonagh aussi le faisait, avant son incarcération. Ari était en rémission quand elle a replongé et on savait dès lors que ce serait compliqué. Pas foudroyant, compliqué. J’écoute chaque anecdote, au sujet de mon amie, sans dire un mot. Je pleure, mais ris aussi. Elle avait toujours le don de nous avoir avec ses yeux de biche quand elle voulait quelque chose. Comme me faire découvrir des trilogies, des sagas entières, etc. à la télévision. Alors qu’elle savait que je détestais le cinéma. J’ai eu droit aux légendaires Star Wars, que j’ai pas du tout aimé ou encore Harry Potter où je me suis endormie au bout du troisième volet. Ari connaissait tellement les répliques par coeur que j’en pouvais plus de l’entendre dire avec passion “Luke, je suis ton père” ou encore “Je jure solennellement que mes intentions sont mauvaises”. A chaque fois, je lui filais le seau de popcorn en lui demandant si elle préférait pas manger quelque chose plutôt que de me spoiler avec ses répliques. Même le soda y passait mais c’était plus fort qu’elle. Et le pire dans tout ça, c’est que ça faisait marrer l’irlandaise, là ! Franchement, j’me sentais pas du tout soutenue… Remarque, ce sont mes plus beaux souvenirs…

Moi aussi, j’ai dit quelques mots, pour Ari. J’ai parlé, encore et encore. J’ai pleuré devant tout le monde. Ce même monde qui m’a accompagné pendant que je riais en sortant quelques dossiers sur son compte, ma pauvre amie. Je n’ai pas oublié de glisser les quelques mots d’Oonagh, qu’elle avait écrits sur un bout de papier et que j’ai retranscrit sans hésitation. Dire au revoir à une personne qu’on aime plus que tout au monde, c’est la chose la plus difficile que j’ai eu à faire durant toute ma vie et je suis déterminée à ce que cela n’arrive plus. Puis il y a eu ce moment déchirant où ils l’ont mis en terre, dans le caveau familial. Elle repose enfin en paix, elle s’est bien battue. Maintenant, elle mérite bien d’être tranquille.

Après cette longue journée, je suis saluée par beaucoup de personnes que je ne connais pas le moins du monde. Eux, savent et comprennent qui j’étais pour Ari, m’offrent leurs sympathies, au même titre que sa famille. Elle m’a vue grandir aussi, alors je crois que c’est normal d’être à leurs côtés, non ? Et je sais qu’Oonagh aussi, se tiendrait à côté de moi, à côté des parents de notre meilleure amie, si elle avait pu être là.  Et puis, un jeune homme que j’ai déjà croisé à l’hôpital, une fois ou deux m’offre également une étreinte réconfortante, ainsi que ses condoléances. Je ne le connais pas vraiment. Je sais juste de lui, ce que me racontait Ari, à son sujet. Elle avait beaucoup d’affection pour lui. Je ne l’avais jamais vue aussi heureuse, que depuis ces dernières semaines, j’imagine non sans mal que c’est grâce à lui… Après toutes ces émotions, je m’enferme dans la salle de bain, le temps de souffler un peu. L’ambiance est lourde mais je suis là où j e dois être et je ne le regrette pas du tout. Je m’en serais voulue si je n’avais pas assisté aux obsèques de l’une de mes meilleures amies, je le sais.

Retournant au rez-de-chaussée, les mains dans le dos, je m’avance vers le buffet, où je retrouve le jeune homme de tout à l’heure. On dirait qu’il hésite à prendre les amuses-bouche en face de lui. Je me pose à côté en récupérant une assiette en carton, puis me penche un peu vers lui pour murmurer :

— Ne prends pas ceux à gauche. J’ai goûté et… tu veux pas savoir quel goût ça a !

Je lui souris, retrouve ma place initiale. A l’aide d’une pince, je récupère quelques feuilletés enrobés de saucisses que je dépose dans mon assiette. Je m’adresse de nouveau au jeune homme :

— Tu es Thomas, c’est ça ? … Ari m’a beaucoup parlé de toi…

tw :: Cancer, décès.

07 février 2022, il y a deux ans.

La mort est une femme bien cruelle.
Une femme, oui, car aujourd’hui, elle porte le visage d’Ariana. Ses traits si subtiles, son sourire magnifique, son éclat dans le regard. Dame Cancer vient de les lui voler et je reste sous le choc d’un tel affront. Je n’ai jamais souhaité connaître sa cruauté ni même la rencontrer. Pourtant, à l’annonce de ma propre maladie, je savais qu’elle ne tarderait pas. Qu’elle rôdait dans mon existence, tournant en rond, tel un lion en cage. Impatiente de se repaître de nos corps affaiblis. Elle était affamée, déterminée à se nourrir.
J’aurais simplement préféré que son repas soit ma carcasse et non celle de la femme dont j’étais éperduement tombé amoureux.

Nous sommes à une semaine d’une fête que j’aurais tant aimé souhaiter à Ariana. La Saint Valentin. J’avais déjà tout prévu, dans mon esprit romantique à souhait: j’avais commandé à Mira, une adorable collègue commerçante et fleuriste, un gigantesque bouquet de fleurs. Je savais que Ariana était une adoratrice du sucre, j’avais donc concocté un menu exclusivement basé sur des desserts, que j’avais adapté en trompe l'œil. Et puis, le clou final de ce rendez-vous, le lieu: une jolie prairie que nous avions découverte ensemble, lors d’une de nos balades dominicales, qui à mes yeux serait calme, propice à un rapprochement toujours plus intense. Nous méritions de fêter ensemble l’amour. La vie.
Certainement pas la Mort.

Je n’ai jamais ressenti une telle sensation de manque. Moi qui a toujours été un véritable romantique dans l’âme, voyant toujours la beauté dans l’amour, la pureté dans une relation, me voilà prit à mon propre jeu. Je collectionne depuis toujours les déceptions amoureuses mais je n’ai jamais ressenti une profonde haine envers cette succession d’échecs. Au contraire, je me suis contenté d’accepter la fatalité, comptant sur le destin et  le temps que j’avais encore devant moi afin de trouver celle qui, je l’espérais, pouvait me correspondre. Je ne perdais pas espoir, j’avais confiance en l’Amour, il pouvait frapper à tout moment et dans n’importe quelle circonstance. Il suffisait simplement d’attendre.
Et puis, j'ai rencontré Ariana.
Une femme magnifique, affaiblie, certes, à cause de sa maladie mais également si étincellante et dégageant une force sans égale. Dès le premier échange de regard, j’ai su. J’ai su que j’allais tomber fou amoureux d’elle et que nous allions être liés, à un point que je n’imaginais pas encore, même dans mes rêves les plus lointains. Notre évidente complicité était à la hauteur de notre alchimie. Tout était parfait, nous n’étions qu’aux prémices d’une histoire sans précédent.

Et puis, la fin a sonné, bien plus tôt que prévu.

Le retour à la réalité a été beaucoup plus brutal que je ne l’avais imaginé. Dans les films romantiques, il est toujours question de cœur brisé… Mais personne n’a le courage de nous expliquer à quel point notre âme se fissure, quand l’autre s’en va. Ariana n’a pas choisi de me quitter et quelque part, si je tente d’analyser la situation, c’est ce qui est le plus difficile à vivre. Nous avions une chance de vivre une relation incroyable… Mais elle nous a été odieusement retirée, comme un enfant jaloux qui subtilise le goûter de son copain, dans la cour d’école. Je suis indigné, bien entendu, et pour la première fois de mon existence, je ressens une profonde haine. Dame Maladie s’est occupée de jeter son grain de sel dans notre futur et l’a anéanti.

Jamais je ne pourrais m’en remettre.

Je refuse de vivre à nouveau, dans mon esprit torturé, la scène où j’ai découvert son corps inanimé. C’est trop douloureux et ce n’est pas le dernier souvenir que j’ai envie de garder d’elle. Tandis que je suis planté devant son cercueil, pleurant silencieusement, je cherche, je puise, je farfouille tout au fond de mon cœur meurtri afin de ne me souvenir que des bons souvenirs. Je peux entendre résonner dans mes oreilles son rire si particulier et mes paupières sont baignées de la chaleur qu’elle possédait dans le regard. Cette journée lui aurait plu, elle est si belle.  

Ariana a été. A brillé si fort. Mais cette étoile est désormais morte, anéantie pour de bon, elle a succombé à sa maladie, cette dernière a gagné le combat.
Et désormais, elle n’est plus.

Notre relation étant davantage secrète et fugace, je ne me permets pas de prendre la parole lors de son éloge funèbre. De toute manière, j’ai toujours été excessivement mauvais dans l’exercice. M’exprimer à l’oral n’est pas mon fort, je préfère transmettre mes émotions dans la pâtisserie et tandis que mon regard éteint fixe un point invisible, je me sens déjà partir, emporté par ma créativité. Bien entendu, j’ai déjà l’intention de pleurer tout en pétrissant une pâte, me morfondre en coupant mes fruits et m’énerver sur la cruauté des événements tout en mélangeant oeufs et crème. La pâtisserie a toujours été mon unique échappatoire dans la vie. Je suis tellement plongé dans mes réflexions que je ne m’aperçois pas tout de suite qu’un nouveau proche d’Ariana a pris la parole. Je réalise, depuis de longues minutes, à quel point cette femme que j’aimais tant était entouré. Mais cette fois-ci, quelque chose dans la voix de cette amie, si je comprends bien, me touche. Je secoue la tête et reporte mon attention sur elle. Sur ce bout de papier qu’elle lit, les mains tremblantes, mêlant rire et pleurs d’une manière si adorable, si touchante. Moi qui pensait ne plus rien ressentir dans l’immédiat, je suis frappé par sa spontanéité, par son entièreté.
Elle me réchauffe le coeur, littéralement.
Le cercueil est enfin placé dans le trou, la terre recouvre ainsi sa dernière demeure. Murmurant un simple: “qu’elle repose en paix”, je finis par me mêler à la foule et retrouve, par hasard, cette fameuse amie à Ariana qui avait pris la parole, tout à l’heure. Ne suivant que mon instinct, je l’attrape dans mes bras afin de la serrer doucement mais également furtivement. Je ne suis pas un grand fan des effusions en public mais j’en ressens l’irrépressible besoin, soudainement.
Je ne réfléchis pas plus loin, pas plus que lors de mon voyage jusqu’à la maison où a lieu le repas qui vient clôre cette matinée funeste. D’ailleurs, planté devant le buffet, je ne réalise pas très bien comment j’ai pu arriver là. Je n’ai pas conduit, c’est une certitude, je suis bien trop faible pour le faire… J’ai dû demander à quelqu’un d’avoir l’extrême gentillesse de m’accompagner…? Sûrement. Ma vue se trouble, mon cœur se soulève à la vue de cet étalage de nourriture. Je me sens… seul au monde.
Et pourtant, je peux sentir le fantôme d’Ariana dans cette pièce.
Et également une présence bien vivante qui me fait sursauter. Souriant péniblement suite à sa première remarque, j’imite son geste en attrapant une assiette et rétorque, avec une simplicité déconcertante:

Je n’ai pas faim, en réalité. Mais je te crois sur parole. Par contre, ce dont je suis sûr, c’est que le plateau sucré est un véritable délice.

Me souvenir que je reste un fier et efficace pâtissier me rassure. Malgré ma peine, ma détresse et mon incompréhension des événements, j’ai réussi à honorer la commande passée par la famille d’Ariana et j’ai livré, plus tôt dans la matinée, une trentaine de mignardises que j’ai préparé avec un amour et une attention toute particulière. Mais je suis rapidement sorti de cette éphémère allégresse avec sa seconde remarque. Me tendant comme un arc, je finis par reposer l’assiette, sentant une nausée me gagner et ajoute, la mâchoire crispée:

Je… Oui, je suis Thomas. Et tu es… Oonagh? Non, Nicole, plutôt, elle m’avait tant parlé de ses meilleures amies… Elle… Elle comptait me présenter, officiellement, et…

Ma voix se brise, je suis incapable de me retenir plus longtemps. Dans un sanglot, le menton baissé vers le sol, je finis par souffler, le regard fuyant et noyé de larmes:

Pardon, je… Je crois que je n’accepte pas encore les choses. Je… J’ai… J’ai besoin d’air, je ne respire plus, ici…

Joignant le geste à la parole, je finis par tourner les talons, me fraye un chemin à travers un regroupement de vieilles femmes pleurant à chaudes larmes et pousse la porte de la cuisine, me retrouvant de ce fait dans le jardin. Je fais quelques pas, manque de trébucher sur un jouet laissé négligemment sur le sol et plante mon regard perdu sur une balançoire. Celle dont elle m’avait tant parlé, celle sur laquelle elle s’amusait quand elle était enfant.
Je n'en peux plus. Je n’y arrive plus.
Alors, à quelques mètres de cet objet qui symbolise le souvenir d’une enfant qui ne vieillira plus jamais, je m’effondre au sol, tombant sur mes genoux et laisse cette véritable agonie parcourir mon corps.

Puisque je n’ai plus rien à perdre, alors, Dame Cancer, vient me chercher, je ne veux plus me battre, je n’en ai plus la force…

tw :: Cancer, décès.

07 février 2022, il y a deux ans.

Ari a occupé plus d’une place dans ma vie. Celle d’une ennemie, qu'on voit d’un mauvais œil. ça n’a pas duré, heureusement. Celle d’une bonne copine, avec qui on fait quelques coups foireux, dans le quartier. Celle d’une amie qu’on boude parce qu’elle craque sur le même gars du lycée. ça aussi ça n’a pas duré, une chance. Puis, celle d’une confidente à qui on ne cache aucun secret. On lui dit tout, dans les moindres détails. Cette période a duré une grosse partie de mon adolescence. Et finalement, elle a pris la place d’une sœur. Cette sœur que je n’ai jamais eue et qui a fait partie de ma vie jusqu’à aujourd’hui. Seulement, je sais que ce rôle là restera ancré en moi à jamais. Ari était ma meilleure amie, mais elle est devenue aussi ma sœur et je chérirais chaque moment où j’ai eu la chance, le privilège de vivre à ses côtés.

Ari n’est plus, mais j’honorerai sa mémoire autant qu’il le faudra pour que jamais, personne ne l’oublie. Elle ne mérite pas de finir dans les limbes. Elle mérite d’être constamment dans la lumière et c’est ce que je compte faire, pour le restant de mes jours. Mais là, j’ai besoin d’un moment. J’ai besoin de prendre le temps d’accuser le coup. toute cette pression que j’ai sur les épaules depuis des jours et des jours est en train de me faire perdre mes moyens. Pourtant, je fais bonne figure, je souris à tout le monde, je prends des gens que je ne connais pas dans mes bras, et surtout j’accumule mon chagrin, et le leur. Et là, ça fait trop. Je dois pleurer, vider mon sac comme on dit mais j’ai l’impression d’être bloquée. Je n’y arrive pas. En tout cas, pas suffisamment pour me sentir mieux. D’ailleurs, est-ce que je vais me sentir mieux, après ça ?? Je n’en suis même pas certaine…

Après m’être cachée assez longtemps, je retrouve ce jeune homme dont Ari me parlait souvent. On dirait qu’il ne sait pas quoi prendre pour manger. A vrai dire, je me suis toujours demandée pourquoi, lors d’un enterrement, les hôtes prévoyaient une tonne de nourriture pour des gens qui ne mangeront que très peu, aux vues des circonstances ? Après, toute cette nourriture gâchée finit souvent dans les poubelles et sincèrement, j’ai du mal à comprendre alors que le tiers monde crie famine dans l’ensemble des pays d'Afrique, par exemple. Enfin, ça me sidère, mais je ne suis pas là pour ça aujourd’hui. Je suis là pour Ari. Elle et seulement elle. Les petits fours ne sont pas fameux, le goût laisse franchement à désirer, je préfère le prévenir. Enfin, c’est surtout pour faire la conversation, je ne sais pas quoi lui dire. Je n’imaginais pas un seul instant que j’allais rencontrer Thomas, le coup de cœur d’Ari, le jour de son enterrement. Elle était supposée me le présenter très bientôt. Au lieu de ça, on se retrouve face à face, à parler de la nourriture douteuse et des desserts plus que satisfaisants. Du coup sans dire un mot, j’en prends, histoire de corroborer ses dires, tiens !

Bah quoi ? J’le connais pas ce gars, il peut très bien mentir ! Je continue de meubler la conversation, tout comme lui. Et d’ailleurs, je comprends à ses dires, qu’Ari lui avait tenu les mêmes propos en parlant de nous. Thomas était devenu tellement important dans son existence, qu’elle savait qu’il allait nous plaire. Et de ce qu’elle nous disait à son sujet, on avait vraiment hâte de le rencontrer. Et Thomas, il semble être à l’image de tout ce qu’elle nous a dit et ça me donne vraiment envie de le connaître davantage. Le son de sa voix chance, ma gorge se noue. Je resserre même mon assiette en carton entre les doigts, qui se plie pratiquement en deux, sous la pression. Comment pouvait il l’accepter, si nous-même n’acceptons pas le départ brutal d’Ariana ? Pourtant, elle le savait, qu’elle allait mourir, seulement comme chaque malade, le savoir ne veut pas dire être prête. Et Ari ne l’était pas. Elle ne voulait pas mourir… Elle voulait se battre, elle voulait vivre, elle voulait qu’on apprenne à connaître Thomas. Elle l’aimait et voulait qu’on l’aime nous aussi… Et bien là, ma chère Ariana, ça va être compliqué de le connaître sans toi…

Je le regarde sortir dehors, tandis que des visages se tournent vers moi, se demandant ce qu’il vient d’arriver. Mais bordel, on est à un enterrement, il est logique que du monde craque, putain !! Y’a rien d’anormal à ce qu’il vient de se passer. C’est les larmes aux yeux, que je décide de pousser la porte du jardin. Elle grince quand elle se referme derrière moi. Je descends les deux ou trois marches, et m’arrête sur la dernière afin d’ôter mes talons hauts. J’ai pas envie de me casser la gueule avec ça et puis, j’ai mal aux pieds. Porter ça  une journée entière, c’est à me provoquer des ampoules rien qu’en le suggérant !!

Thomas est au sol, à pleurer toutes les larmes de son corps. Sans prendre la peine de réfléchir, ma main gauche glisse sur son épaule droite, que je caresse avant de venir m’agenouiller devant lui et de l’entourer de mes bras. Je murmure, tout en pleurant :

— Elle me manque à moi aussi. Elle me manque terriblement mais on doit continuer à vivre, on doit continuer à se battre… c’est ce qu’elle voudrait, j’en suis sûre…

On va s’en sortir, on le lui doit.

tw :: Cancer, décès.

07 février 2022, il y a deux ans.

J’aimerais mieux être mort.

C’est une vérité que je pense sincèrement, qui n’est pas une simple phrase pensée à la va vite. Elle s’est imposée à moi, occupe désormais toute la place, et je ne compte rien faire afin de la chasser définitivement de mes sombres pensées.
À quoi cela sert-il de vivre, quand la raison est à présent enfermée dans un cercueil…?
Je me sens si seul, tout à coup. Ariana était une rencontre formidable, un coup de chance, un coup de coeur, un coup de foudre. Tout en elle me plaisait, y compris notre funeste point de commun. Je me doutais, évidemment, de son état de santé lorsque je l’ai rencontré à l’hôpital. Ce jour bénit, marqué d’une pierre blanche dans l’océan de mes souvenirs. Je pourrais décrire le moindre détail de la pièce, réciter notre échange verbal à la virgule près. Tout était si évident, si naturel, si simple et à la fois retentissant.
Je maudis la vie de composer avec la mort. Je sais, mieux que personne, à quel point elle peut être atroce, implacable, étonnante de cruauté. Mais comme chaque âme en ce monde, je me pensais au-dessus de tout cela. Invincible, du genre à croire que le malheur n’arrive qu’aux autres et surtout, surtout, surtout, que la foudre ne peut tomber deux fois au même endroit.

Quel candide homme je suis devenu.

J’aimerais me raccrocher aux bons souvenirs, mais j’en suis incapable. Figé dans ma peine, dans ma douleur, dans ma tristesse, je sens autour de moi la froideur d’une prison m’étreindre et je n’ai aucune envie de lutter pour en sortir. La Désolation semble prendre part de chacun de mes atomes, me piéger dans le temps pour ne jamais ne serait-ce qu’imaginer me libérer. Pourquoi ferait-elle preuve d’autant de clémence, alors qu’elle joue de concert avec Dame Faucheuse… L’emprise n’est pas loin, je n’ai pas d’échappatoire.
L’obscurité, compagne de toujours, celle qui succède à celle que j’aurais aimé considérer, à travers Ariana.
Mais la lumière intervient toujours quand on s’y attend le moins.

Jeune femme brune, à l’émotion palpable, papotant de nourriture, de buffet, de futilités. Tout au fond de mes tripes, j’aimerais me braquer. Lui lancer quelques répliques bien senties, faire preuve de dédain, lui tourner le dos et fuir cet échange qui me rebute.
Mais rien dans ses propos, dans son attitude, dans sa bonté et dans sa simplicité ne m'agacent, non, bien au contraire. Sa bienveillance se retrouve bafouée par ma réaction futile, spontanée mais disproportionnée. Me retrouvant dans le jardin, acculé, je peux sentir la douceur de sa main contre mon épaule. Je peux remarquer l'énergie positive qu'elle me transmet, la croyance évidente de ses affirmations. Je suis un idiot, tout simplement. Qui se contente de tomber dans le vide tandis que la branche sur laquelle j'étais assis se brise à la vitesse de l'éclair. Entre deux sanglots, j'arrive tout de même à articuler:

Tu… Je… Oui, je… Tu as raison.

Quel manque de courtoisie, vraiment. Tes parents ne peuvent pas être fiers de ton attitude, Thomas, tant elle est à des années lumières de l’éducation que tu as reçue. Tu ferais mieux de te reprendre, cette interlude sentimentale n’a pas lieu d’être, faire une esclandre aux funérailles de la femme que tu as tant aimé découvrir n’est pas la meilleure manière de lui rendre hommage. Et je le réalise pleinement. C’est une évidence effroyable, une vérité qui ne peut être ignorée plus longtemps.

Que dirait-elle, Ariana, en te voyant dans cet état…?

Luttant pour me remettre debout avec autant d’élégance que possible, je finis par ajuster ma chemise, passant une main distraite sur ma barbe rasée de près ce matin-là et trouvant refuge sur une des balançoires.
Oui, je m’y assois, sans attendre, sans hésiter, sans réfléchir. Me balançant lentement, au tempo que le vent souhaitera bien m’accorder, mille questions s’entrechoquent dans mon esprit, tandis que je réalise, une nouvelle fois, quel lien unissait Ariana à cette demoiselle. La femme que j’aime n’est plus de ce monde, elle a rejoint les étoiles, que je m’empresserais de découvrir, nuit après nuit, laissant mon amour pour elle vibrer, aussi longtemps qu’il scintillera dans le ciel étoilé.
Le deuil n’est pas une mince affaire, j’ai pitié de celui que mes proches vont devoir sans doute faire le jour où je quitterais ce monde, de manière sans doute précoce.

La Mort plane, mais je refuse qu’elle gagne la partie sur la Vie. Celle que je peux lire dans les yeux de celle qui a été sa meilleure amie, Nicole. Un prénom qui lui va à ravir, un compliment que j’aimerais lui offrir, en guise d’excuse face à mon comportement d’il y a quelques instants. Mais je suis incapable de prendre cette direction, je suis effrayé, partagé, hésitant.
Que faire, que dire…?
Après un tel manque de laisser aller…?
Je me sens honteux, bien entendu. Nicole a précisé qu’Ariana, Ari, le surnom qu’elle utilise sans précédent, lui avait beaucoup parlé de moi. J’aimerais savoir de quoi il en retourne, mais je serais bien trop audacieux en alimentant la conversation autour de ma petite personne. Aujourd’hui, nous rendons hommage à Ariana.
Pas à l’homme heureux qu’elle a fait de moi, aussi court a été notre semblant de relation.
J’aimerais la questionner, bien entendu. J’aimerais entendre de la bouche d’une vivante à quel point j’ai compté pour la morte de celle avec qui j’aurais souhaité partager un bout de chemin un peu plus longtemps. Je ne demandais pas l’impossible, simplement un peu de temps. Un soupçon de chance, mêlé à l’incroyable espoir que la médecine pouvait gagner son éternel combat face à la maladie.
Ariana a perdu, mais elle ne doit pas être symbolisée par ce simple échec. Avant de rejoindre sa demeure éternelle, elle était surtout quelqu’un. Un bambin, une enfant, une adolescente, une jeune femme. J’aurais aimé connaître chaque étape de son évolution, profiter du merveilleux spectacle qu’a dû être son éclosion.
Curieux invétéré, je relance donc l’échange en compagnie de Nicole en lui demandant, tout simplement:

Dis… Est-ce que tu peux me raconter le plus beau souvenir que tu partages avec Ariana? S’il te plaît…?

Ma voix est brisée, suppliante. Et le passé n'est pas utilisé, je refuse de quitter ce présent au sein duquel Ariana a toujours une place de choix.
Mais je me demande si elle répondra à cette faveur incongrue.
Je ne suis personne, à ses yeux. Elle était encore une inconnue aux miens, il y a à peine quelques minutes.
Destinés à nous rencontrer, malgré l’horreur de la situation.
L’obscurité est toujours là, mais les nuages s’apprêtent à disparaître.
Ariana, tu me manques tellement…
Mais tu seras toujours là, d’une manière ou d’une autre. Écoute, je m’apprête à t’entendre vivre, tends l’oreille et ouvre les yeux, il se pourrait que je retrouve le sourire…

tw :: Décès, deuil.

07 février 2022, il y a deux ans.

La vie est injuste. Elle nous laisse dans la douleur, constamment.
On va devoir vivre sans Ariana, maintenant.
On va devoir reprendre le cours de notre vie, en laissant une si belle personne derrière nous. Alors oui, il y a les souvenirs, les bons moments, comme les mauvais, pour continuer à faire vivre cette merveilleuse femme que l’on perd mais ce n’est pas du tout pareil. Ça ne sera plus jamais pareil, désormais. C’est dans l’avenir que j’aurais voulu l’imaginer à nos côtés. La voir s’émerveiller pour un rien et nous faire la gueule pour des choix qu’elle aurait fait autrement. Ariana, malgré son jeune âge, d’une grande sagesse. Elle était la plus réfléchie de nous trois. N’agissait jamais avant d’avoir posé le pour et le contre. Contrairement à Oonagh et moi, parce qu’on est du genre impulsive, qui n’agit pas dans le meilleur intérêt. J’ai fait beaucoup d’erreurs dans ma vie, et Ariana n’a jamais mâché ses mots, avec moi. Comme mon histoire avec Giovanni. Elle trouvait absurde que je laisse passer une telle relation, parce que même si cela fait déjà un an que nous ne sommes plus ensemble, je pense encore à lui et je regrette la façon dont ça s’est terminé entre nous. Il me manque, c’est vrai. Surtout aujourd’hui. Mais je ne peux pas le laisser revenir dans ma vie, en quoi ça serait différent hein ? Ari ne sera pas là pour me remettre sur le droit chemin ou pour me gronder de mes mauvais choix.

Ari n’est plus là, alors plus rien n’a d’importance. Voilà. C’est tout ce que j’ai à dire.

Thomas, je ne le connais pas, pourtant, ma meilleure amie m’a tellement parlé de lui, que j’ai l’impression de le connaître. Ce serait malvenu de ma part de citer tout ce qu’elle a pu dire à son sujet mais je suis quelque peu ébranlée quand il me demande de lui raconter mon plus beau souvenir d’elle. Il y en a tellement, d’elle. De moi, de nous. De nous trois, en fait. J’ai partagé plus de vingt ans de la vie avec elle, que même chaque mauvais jour, étaient les plus beaux, avec elle. Quand mon ciel était gris, elle chassait les nuages, et le soleil revenait. Le ciel était bleu et tout était différent. Il y’a eu des tas de beaux moments avec Ariana :

Comme les trésors qu’on cachait dans le jardin, et qu’on oubliait quelques jours après.
Comme les quelques dollars qu’on se faisait l’été, après avoir emprunté la tondeuse de Georges le voisin de mes parents, pour tondre toutes les pelouses du quartier.
Comme s’enfuir en courant du potager communautaire, deux rues plus loin, après une bataille de tomates. Ah, on s’en souviendra des remontrances de la vieille chouette, j’me rappelle plus de son nom.
Comme dessiner des drapeaux de différents pays sur des feuilles, faire le tour du quartier à la recherche de nos camarades de jeu pour s’organiser des équipes de soccer. J’étais toujours gardien de but. Grossière erreur, une vraie passoire de mon côté !
Ou comme… ou comme quand Ari a piqué la Super 8 de son cousin. Vieux garçon, boutonneux et pas une seule copine à l’horizon.

Oh oui, la Super 8 !!! Elle s’est fait remonter les bretelles, ce jour-là, alors qu’elle passait les deux dernières semaines avec son oncle et sa tante, parce que les parents étaient parti en voyage d’affaire. L’avantage, c’est que sa famille vivait quelques rues plus loin que la nôtre alors même quand ses parents n’étaient pas là, on se voyait toujours. L’été aurait eu moins de fun, pendant son absence. Je me serais ennuyée dix fois plus. Du coup, je crois que c’est ce souvenir-là, que j’ai envie d’évoquer. On la voyait cinéaste, après ce jour-là. Les yeux ouverts mais pourtant plongé dans mes souvenirs, à cette merveilleuse journée de juillet, je lui dis, tel un murmure :

— Elle avait piqué la Super 8 de son cousin Bradley. Mon dieu, quand il l’a su, il était tellement vénère ! Et elle,… elle riait.

Je glousse en revoyant la scène de la remontrance. Ari avait cette lueur de défi dans les yeux. Elle n’a même pas eu peur. Rien ne l’a fait sourcillé. Elle savait, qu’elle recommencerait. Et elle a recommencé, tellement mais tellement de fois.

— Elle voulait faire des films de nous, de nos vacances d’été. Elle a utilisé toutes les bobines qu’elle a trouvé. On passait des sauts dans le lac, à des courses en maillot sur la plage. Aux films d’horreur dans les bois, à la sortie de Carmel. On partait très tôt le matin, à vélo et on revenait le soir, tellement fatigué. Mais elle savait diriger, notre Ariana… Et quand elle s’est fait engueuler, je me souviens que j’étais cachée derrière le buisson, à l’avant de la maison. Une petite effrontée, je te promets.

Je pourrais lui en raconter d’autres, si le cœur lui en dit. Je pourrais même faire mieux. De cette petite voix nostalgique, j’ajoute :

— Je dois encore avoir les bobines, dans un carton à son nom. Si un jour…

S’il veut connaître la petite Ariana, je suis disposée à la lui faire découvrir. Sauf si c’est trop dur. Alors je garderais son talent de réalisatrice, juste pour Oonagh et moi.

tw :: Cancer, décès.

07 février 2022, il y a deux ans.

Entretenir le souvenir, envers et contre tout.
La mémoire est si subjective. Elle nous trahit, parfois, nous surprend, toujours. Me balançant au gré d’une légère brise sur cette balançoire, je me plonge dans le récit narré par Nicole, qui est d’une exquise douceur. Le sourire qui gagne mes lèvres ne trompe personne, ma peine ne peut pas s’envoler mais grâce à l’éclat qui règne dans le regard de la meilleure amie de ma défunte petite copine, elle est quelque peu amenuisée. Je suis presque… apaisé. Cette paix que je ne pensais jamais trouver, surtout aussi rapidement. Je trouve des raisons de sourire alors que la journée ne s’y prête en rien, un véritable miracle se produit quelques heures à peine après l’horreur. Entendre les mots de Nicole me rassure, me conforte dans l’idée qu’Ariana n’était pas un mirage, bien au contraire. Elle était bien réelle, avait un passé, profitait de chaque instant… Avant qu’un prodigieux avenir ne lui soit arraché. Quelle cruauté. Quel dépit.
Mais je ne peux pas rester sur cette apitoiement. Je n’en ai pas le droit, ce ne serait pas respecter Ariana que de me contenter de pleurnicher. Moi, je suis toujours en vie. Je lutte chaque seconde, de chaque minute, de chaque heure, de chaque journée… Pour espérer pouvoir vivre le lendemain. Et puis un autre. Je ne dois pas bafouer cette opportunité en me lamentant de la sorte, ce ne serait d’aucune justice, simplement une manière de plus de me tromper de combat.

Entrouvrant les lèvres, de manière imperceptible, je finis par prendre de nouveau la parole, d’une voix enrouée mais vibrant sous l’émotion:

Elle… Elle m’avait filmé, au cours d’une de nos promenades. J’ai eu la chance de la voir en action. Mais je serais ravie de découvrir ces films. Merci, Nicole. Merci infiniment.

J’attrape la main de Nicole, la presse doucement. Et puis, un ange passe. S’agit-il d’Ariana? Sans aucun doute. Du coin de l'œil, je l’aperçois. Habillée de la robe qu’elle portait lors de notre premier rendez-vous officiel, son sourire est un cadeau que je n’aurais plus jamais la chance d’observer autrement que grâce à cette vision fantomatique. Est-ce seulement réel? Deviendrais-je fou, est-ce la seule explication logique? Ou mon esprit torturé s’occupe de produire une vision consolatrice?
Rien n’a de sens, sans elle à mes côtés. Je me sens tel un exilé, ayant perdu sa boussole. J’ai le cœur en miette, la cage thoracique sur le point d’exploser. Épuisé, j’aimerais m’endormir pour toujours afin d’avoir le privilège de me réveiller à ses côtés…
Mais je ne suis pas mort, moi. Et elle non plus, tant que nous serons là, fidèles au poste, afin d’entretenir sa mémoire, de faire vivre Ariana grâce à des anecdotes toujours plus criantes de vérité. Souvenir que je m’empresse de raconter à Nicole, le regard toujours planté sur l’Ariana à laquelle je pense si fortement qu’elle se matérialise à quelques mètres de nous:

Tu sais… Nous nous sommes rencontrés à l’hôpital. Elle était si… Magnifique, malgré son état de santé si fragile. Et… Et… Je m’en veux mais la dernière image que je conserve d’elle, c’est celle de son dernier souffle… C’est moi qui l’ai trouvé.

L’information est donnée brutalement. Je ne comptais en parler à personne, j’ai tout fait pour que ce détail soit inconnu et pourtant… Au contact de Nicole, je me confie. Je lui rends l’appareil, elle qui vient de m’offrir un bout de leur histoire en commun. Et la nôtre? Se résume-t-elle à cet odieux au revoir dont nous n’avions jamais convenu? Je sens les larmes grimper, elles souhaitent reprendre le contrôle. Gagner la partie. Hors de question que je courbe l’échine face à sa volonté qu’elle pense de fer, je suis au sol mais je suis loin d’avoir abandonner le combat. Alors, je cherche. Je farfouille dans ma mémoire, jusqu’à me rappeler d’un détail, si stupide et à la fois résumant parfaitement notre fabuleux lien:

Et tu sais ce qu’elle adorait, par-dessus tout? Les choux fourrés à la crème. Mais pas n’importe laquelle… Une pâtissière au citron vert. Elle en raffole! J’en ai même préparé aujourd'hui, pour lui rendre hommage…

Mais ce n’est pas suffisant, Thomas. Car ce n’est pas Ariana qui est en train de déguster ces douceurs sucrées qu’elle aimait tant. Non, elle n’est plus en capacité de le faire, elle est partie. Pour toujours. Plus jamais elle ne pourra se régaler avec mes préparations, dont cette pâtisserie que je pense très sérieusement à renommer “Les Choux d’Ariana”.
Non, ce n’est toujours pas suffisant.
Alors, me vient une idée, tandis que je quitte la balançoire, retombant sur mes pieds avec une agilité étonnante. Le regard vif, tous mes sens en alerte, je m’étonne moi-même de paraître aussi lucide tandis que je fais la proposition suivante à Nicole:

Que dirais-tu de… Lui en apporter? D’en déposer sur sa tombe? Quitter cette veillée funéraire déprimante et de réellement dire Adieu à Ariana? À notre façon?

Sans le réaliser, je tends la main à l’amie de ma défunte petite copine, cherchant ainsi à nous lier, à faire vivre l’image positive que nous conservons malgré tout d’Ariana.
Puisque nous continuons de vivre… Autant ajouter une saveur inconnue.
Celle du risque, de la différence, du non conventionnel et du spontané.
Puisque c’est tout ce qu’ils nous restent, désormais…