Pour la première fois depuis des semaines, je me suis réveillé à l’aube, plein d’énergie et surtout, après une longue et reposante nuit de sommeil. Aucun cauchemar ne m’a forcé à me réveiller, aucune crainte physique ou psychologique m’a empêché de me lever du lit ou même de remuer frénétiquement, tournant et virant sans relâche. J’ai passé quelques minutes à profiter de cette sereinité, un stupide sourire flanqué sur mes lèvres. Je me sens… énergique. Presque comme neuf. Un véritable miracle avant l’heure.
Oui, je suis heureux. La faute à… un programme des plus alléchants et qui réussit à insuffler l’énergie nécessaire afin de prendre une douche et revigorante douche chaude, de me préparer avec soin, choisissant des vêtements confortables, pratiques et que je ne regretterais pas de salir. Il faut dire que ce matin, l’expression “mettre la main à la patte” va prendre tout son sens.
J’ai toujours ressenti en moi l’envie de me montrer pédagogue. Apprendre est un tel don de l’Univers alors transmettre mes connaissances est un rôle dans lequel j’ai toujours désiré m’épanouir. À cause de certains aléas de la vie, j’ai perdu Louis, mon adoré et plus que doué apprenti, qui a préféré poursuivre sa route vers d’autres horizons. Loin d’être rancunier, je me suis surtout senti chanceux quand Adaline m’a envoyé un texto, l’autre jour, m’exposant ses projets et surtout le constat qu’elle porte sur sa vie professionnelle. Je l’ai senti déterminée, comme toujours. Loin d’être résignée dans une situation qui ne lui convenait pas, prenant du recul sur ses ambitions et sur ses réalisations. La musique fait toujours partie d’elle, c’est un aspect qui a construit sa personnalité mais désormais, elle est lucide et a besoin de projets concrets. Que je me suis empressé de lui proposer, étant profondément convaincu du bien que cela pourrait lui procurer. Et puis, après tout, Rosalie saura à qui se plaindre, si Adaline rentre chaque jour épuisée mais animée par une plénitude face à la tâche accomplie.
En tout cas, je ferai tout mon possible afin que chaque leçon soit la plus enrichissante possible.
Moins d’une demi-heure plus tard, je suis enfin arrivé à la pâtisserie. Je relève le rideau de fer, me démène avec mon épais trousseau de clés à cause de mes mains raides et gelées réussit à dégoter celle qui ouvrira la porte d’entrée. Dès que j’en franchis le pas, l'épaisse cloche au-dessus de ma tête se met à tinter et je souris, bêtement, suite à ce son réconfortant. Ma pâtisserie, Cranachan, est réellement mon bébé. Je m’y suis tellement à l’aise, en phase avec chaque détail de cette ambiance que j’ai réussi à instaurer. Je m'y sens... comme chez moi.
Ni une, ni deux, je pose mon sac, prends la direction du laboratoire, derrière le comptoir, l’endroit où la magie opère chaque jour et qui sera l’endroit parfait afin qu’Adaline puisse s’exprimer et apprendre dans de parfaites conditions. Tout en préparant le matériel, j’actionne la machine à expresso, loin d’être rebuté par cette odeur que j’adorais auparavant mais qui, à cause de mon état de santé des derniers mois, avait fini par me dégoûter. Non, aujourd’hui, je le sens, je le sais, tout sera différent. Une bonne journée s’annonce. Tout simplement car je l’ai décidé.
Alerté par le bruit de cette fameuse cloche, je passe une tête vers la partie boutique et élève la voix, tout en proposant, d’un ton guilleret:

Adaline!... Bonjour. Un café, afin de démarrer notre première leçon?

Je souris, légèrement moqueur. Il faut dire qu’elle n’a pas l’air bien réveillée et que de mon côté, je ressemble à…
À un véritable fantôme. Mais qui lutte si fort pour tenter de rester en vie, coûte que coûte, jour après jour.
Je refuse de me complaire dans un statut qui m’enchaîne, qui me force à stagner.
Je veux avancer. M’investir pour un magnifique projet. Et quel plus beau but que de faire fructifier les capacités d’une belle âme en devenir…

Il y a quelques jours, j’ai échangé plusieurs messages avec Thomas, mon patron au Cranachan. Je travaille pour lui depuis presque un an. Si au départ j’avais dans la tête d’effectuer mes heures d’intérêt général et ne m’en tenir à rien d’autre que cela, j’ai découvert que passer du temps dans cette pâtisserie était plus intéressant que je ne l’imaginais. Déjà, parce que le personnel est incroyable, le patron est très attentif et soucieux des besoins de tout le monde et qu’en plus, bosser avec mon meilleur ami Kenny était un bonus pour moi.  Je me suis rendue compte que j’aimais ce que je faisais, même si cela signifiait, faire l’inventaire barbant, nettoyer, ranger etc. J’suis passée aux caisses, de temps en temps à servir les clients et je me suis trouvée assez à l’aise avec ça.  Discuter avec les clients, sourire aux clients, et les revoir plusieurs fois par semaine parce qu’ils aiment la vibe que je dégage, ça fait grandement plaisir ! Bon, pas que, parce que la pâtisserie de Thomas est unique à Monterey. Depuis que j’y ai découvert des saveurs délicieuses, je ne veux même plus aller ailleurs.

C’en est donc suivi une belle et longue discussion avec… ma tutrice. Elle m’étonne de jour en jour. Elle est tellement conciliante que parfois, j’ai pas l’impression de mériter sa gentillesse. Avant qu’elle ne me propose de venir vivre avec elle, je lui en ai tellement fait voir de toutes les couleurs. Elle a ramé si souvent, parce que je ne voulais pas recevoir de l’aide. De l’aide de quiconque d’ailleurs, mais c’est elle qui a ‘pris’ pour tout le monde. J’ai montré mon envie de changer durant cette année. Ça n’a pas toujours été couronné de succès mais je commence sincèrement à me rendre compte de ma mauvaise foi, d’où mon besoin de changer ma façon d’être parce que dans le fond, je suis une bonne personne. C’est ce que me répète tout le temps Rosalie. Et quand Thomas m’a proposé d’être son apprentie au Cranachan, j’ai ressenti une telle émotion que je ne savais plus quoi dire. J’ai fait le constat qu’il n’y a pas que Rosalie qui croit en moi, mais d’autres personnes. Comme Thomas, par exemple. J’suis pas le vilain petit canard comme on m’a si souvent qualifié.

Du coup, Rosalie a accepté que je travaille à temps complet avec lui si c’est réellement ce que je veux faire. Et à l’heure actuelle, oui, c’est ce que je désire. Je veux prouver à ces personnes qui comptent pour moi, que je suis capable de faire quelque chose de bien de ma vie, que ma voie, je l’ai sans doute trouvée et que je travaillerai très dur pour cela. J’ai dormi de façon épisodique cette nuit, parce que je suis excitée à l’idée de pousser la porte du Cranachan en tant qu’apprentie. J’ai hâte d’apprendre aux côtés de Thomas, j’ai hâte de montrer ce que je vaux, même si je n’ai pas les études dans le sang. J’ai changé dix fois de tenues, au moins, ce matin. Je ne veux pas être trop habillée, ni trop à l’aise. Je veux faire professionnelle pour ma première vraie journée. Du coup, avec l’aide de ma tutrice, j’ai opté pour un cardigan à manche longue, assez léger pour ne pas que je crève de chaud, à l’attelier ainsi qu’un leggins noir. C’est confortable et ça parait propre. J’ai attaché mes cheveux en une longue queue de cheval et mis un rouge à lèvres proche de ma couleur naturelle. J’voudrais pas ressembler à une œuvre d’art colorée, j’aurais l’air de quoi, pour mon premier jour ? (Qui n’est pas vraiment un premier jour, hein!)

Poussant la porte du Cranachan en inspirant un grand coup, j’affiche un grand sourire quand j'aperçois la tête de Thomas au travers de l'encadrement de porte qui sépare la boutique de l'atelier. Tout en me débarrassant de ma longue veste d’hiver, et de mon sac en bandoulière que j'accroche au porte-manteaux, je lui réponds très enthousiaste :

Salut Thomas ! Je préfère un thé à la place, si ce n’est pas trop demandé ?

Je déteste le café. Je n’en bois jamais. En plus, le goût est dégueu ! En m'approchant de lui, j’ajoute dans la foulée :

J’ai hâte de pouvoir commencer !

Oh oui, j’ai hâte de plonger mes mains dans la farine de façon très officielle.

Il n’y a pas de meilleur tête à tête possible qu’autour d’une leçon.
J’ai toujours été plutôt scolaire, tout au long de mes études. J’apprécie le calme d’une bibliothèque, cet instant solennel où je me nourris de connaissances, où je me métamorphose. Où mon cerveau assimile une nouvelle donnée qui me transformera à tout jamais. Même quand je suivais un parcours plutôt classique, j’ai toujours été assidu, calme et maîtrisé. Mais tout a basculé le jour où j’ai trouvé ma voie professionnelle alors que je n’étais qu’un enfant curieux. Certes, l’apprentissage de la pâtisserie ne peut pas s’apprendre dans les livres, même si j’ai commencé par là avant tout. Ce coup de foudre que j’ai éprouvé envers les desserts et l’amour du sucre a démarré par un simple ouvrage de recettes. Je me revois, tourner lentement les pages et dévorer du regard ces longues listes de consignes et ces photographies si appétissantes. Des étoiles venaient s’installer dans mes yeux, en tout cas, c’est ce que ma mère a toujours affirmé. Je suis littéralement sous le charme des gâteaux, biscuits, muffins et autres réjouissances sucrées et c’est un amour qui, je l’espère, ne connaîtra jamais aucune fin. Malgré les convenances et les obligations familiales qui m’empêchaient à l’origine de me consacrer à cette passion, j’ai osé défier le destin et j’ai consacré tous mes efforts à apprendre cet art.
Et dire qu'aujourd'hui, je transmet mes compétences.
La boucle est bouclée, en quelque sorte. Et j’en suis le plus heureux: la vie m’offre une chance de me battre, celle qui était une simple employée souhaite désormais s’élever, apprendre, évoluer, avancer. Et je deviens, en quelque sorte, son mentor durant cette longue aventure. Le moins qu’on puisse dire, c’est que je suis honoré de ce nouveau statut: Formateur.
En effet, nous sommes réunis, avec Adaline, à cette heure si matinale, afin qu’elle apprenne une recette et que je puisse enseigner et me montrer le plus pédagogue possible. Une grande pression vient gagner mes épaules mais je tente de prendre les choses avec philosophie, me décontractant peu à peu. Je n’ai pas subi de traitement depuis des jours et je me montre plutôt guilleret, ce qui me rassure. Je n’ai pas envie que Adaline puisse découvrir mes faiblesses. Je donne le change depuis si longtemps, ce n’est pas pour que tous mes efforts soient vains en l’espace de quelques minutes.
Répondant à sa précision, je lève les mains, tout en souriant et ajoute, préparant ainsi ma bouilloire:

Un thé… Pas de problème, Miss Sharp! Après tout, tu dois être dans les meilleures conditions possibles, un long travail nous attend.

Clin d'œil plutôt complice lancé, légèreté flottant dans l’air. J’apporte les deux boissons chaudes sur le comptoir, avec une grande précaution. Je la laisse choisir elle-même son thé, que je viens lâcher dans l’eau bouillante. Tapant ensuite dans mes mains, vigueur à peine voilée et plutôt inhabituelle dernièrement, je me penche sur le plan de travail, commence à réunir ingrédients et matériels nécessaires et je lui demande, me concentrant:

Bon… Tu te souviens de ce qui nous motive à nous lever si tôt, n’est ce pas? Ce n’est pas n’importe quel dessert sur lequel nous devons travailler…

Pause semi-dramatique avant de lui souffler, le regard vif et les lèvres pincées, l’esprit romantique à souhait:

… Une pièce montée! À l’occasion d’un mariage. Rien que ça. Je sais, le défi semble inatteignable mais… J’ai confiance en toi. Nous y arriverons, ensemble.

Je ne quitte pas le visage de ma jeune apprentie, les yeux pétillants d’une excitation sans nom.
Si elle pouvait se rendre compte à quel point j’attendais ce moment… Je ne pouvais pas rêver meilleur soutien qu’elle.
Main dans la main, nous allons faire des merveilles, j’en suis convaincu.

Plusieurs émotions me submergent depuis ce matin. Je suis nerveuse pour mon véritable premier jour en tant qu’apprentie pâtissière de Thomas. C’est tout nouveau pour moi qui, n’avais jusque là, pas encore trouvé ma voie. Je ne sais pas dire si c’est ce que je vais faire toute ma vie, mais actuellement, je suis sûre d’une chose, c’est que j’ai envie que Thomas m’apprenne le métier. Je veux me surpasser, lui prouver que j’suis pas juste une bonne à rien comme le prétendait pas mal de mes tuteurs, durant toutes ces années. Il n’y a vraiment que Rosalie qui a cru en moi. Qui croit encore en moi, cependant. Et puis Thomas. Lui aussi croit en moi, sinon, il ne m'aurait jamais proposé d’être son apprentie, dans cet endroit qu’il aime plus que tout au monde. On le sait tous, ici, à la pâtisserie ; le Cranachan c’est son bébé et il le bichonne plus que sa propre personne. Enfin j’dis pas que Thomas est dégueu sur lui, il est très soigné d’ailleurs. Toujours bien habillé, bien coiffé, et en plus il sent extrêmement bon. J’sais pas quelle fragrance il utilise mais, WOW, j’adore !! Et j’avoue que ça fait son petit effet. Mais ce que j’veux dire dans tout cela, c’est que ça se voit qu’il aime cet endroit, il arrive toujours avant tout le monde, repart aussi pratiquement tout le temps avant tout le monde, sauf quand c’est pas lui qui fait la fermeture.

Thomas est un vrai passionné. Voilà le terme que je cherchais. Et j’espère devenir autant passionnée que lui, pour tout ce que je pourrais entreprendre dans ma vie de jeune adulte. Je pense que j’ai les capacités pour, en tout cas. Je ne compte pas me laisser démonter, c’est certain !!

Après, je suis aussi enthousiaste à l’idée de recevoir un apprentissage digne de ce nom. Comme je le disais, Thomas est passionné et il ne fait pas les choses à moitié. Je suppose que mon enseignement le sera tout autant et je suis ravie d’ailleurs, de passer du temps avec lui. Déjà, ça va me changer les idées, je ne penserais plus trop à Dante, et c’est ce qu’il me faut. Je crois que mon coeur souffre assez pour lui en rajouter une couche. Je suis émue d’être choisie. Je me sens quelque peu privilégiée. J’aurais pu croire que gravir les échelons avec le patron serait surtout avantagé par son lien qui l’unit à ma tutrice, parce que ouais, j’ai pas oublié qu’ils ont eu une petite histoire tous les deux, et bien que ce ne soit pas mes affaires, c’est toujours quelque part dans un coin de ma tête. Mais croire en cette hypothèse c’est croire que Thomas n’est pas juste dans ses choix alors que j’ai jamais vu plus réglo que lui, de toute ma vie. Alors s’il m’offre son enseignement, c’est parce que je le mérite, tout simplement.

J’ai pourtant peur de mal faire. Peur de ne pas y arriver, de décevoir. Ce sentiment de déception, je ne l’avais plus vraiment ressenti ces dernières années. C’est Rosalie et son envie de m’aider qui ont fait ressurgir ce sentiment en moi. Par conséquent, je pense tout le temps. Je réfléchis à mon comportement et à celui que je dois à présent adopter. Je ne veux pas la décevoir elle, ni Thomas. Je tente de masquer tout ce cocktail de sentiment, ne laissant paraître que celui que je veux bien lui offrir ; le bonheur. La bonne humeur qui me lie au big boss quand je l’observe. Un vrai rayon de soleil dans cet atelier !!! Tandis qu’il prépare nos tasses d’eau bouillante, je récupère le thé que j’ai choisi, qui atterrit dans le contenant devant moi. J’inspire profondément, le regarde préparer les ingrédients et le matériel dont nous allons avoir besoin. ça rigole plus, en tout cas. Je hoche la tête de haut en bas, pour signaler à Thomas que je l’écoute à cent pour cent. Le challenge de ce matin consiste à créer une pièce montée pour un mariage et j’ai comme l’impression que l’exercice va m’être plutôt périlleux ! J’inspire profondément, de nouveau et lui dit en me mordant la lèvre inférieure :

Hum, c’est… quelque chose, ça !!

Je remonte les manches de mon cardigan, enfile le tablier que Thomas m’a tout juste préparé sur le comptoir et j’ajoute en essayant de faire une boucle dans mon dos :

C’est pas un peu gros comme premier exercice ? J’vais me planter, c’est sûr…

Et le voilà, ce sentiment d'infériorité. Celui qui me dit que j’vais tout faire foirer, comme d’habitude.. Le manque de confiance en soi, c’est une vraie plaie dans notre société…

La peur n’est qu’une ombre.
Qui peut, bien entendu, grossir quand plus aucune lumière n’existe pour la faire disparaître. Occupant tout l’espace, elle pourrait chasser toute source d’espoir, faire taire le moindre murmure positif, chasser les perspectives intéressantes et salvatrices.
Mais dans mon cas, la frayeur s’est reproduite en écho, ne me quittant d’aucune manière. Plusieurs sujets me préoccupent, me fissurant l’âme, me grignotant ma tranquillité d’esprit. Ils sont nombreux, à peine dicibles: la maladie, le traitement qui ne connaît aucune fin, la question de la survie, l’impossibilité de se projeter, la nécessité de garder la foi… Mais aussi la pression qui, depuis tout ce temps, existe au-dessus de ma tête. Telle une épée de Damoclès, l’atroce pacte que j’ai conclu avec les mauvaises personnes ne cesse de flotter au-dessus de ma tête, menaçant d’abattre ses foudres à tout moment. La mésaventure de la dernière fois, lorsque la drogue que j’avais accepté d’entreposer dans ma réserve a tout bonnement disparue, n’a pas suffit à me détacher de cet environnement toxique, bien au contraire. Je suis sous le courrou d’un odieux chantage, je dois rembourser mes dettes, d’une manière ou d’une autre. Au pied du mur, je ne peux ni reculer, ni avancer selon mes volontés profondes.
En somme, je suis piégé. La petite souris dans le labyrinthe n’a pas d’autres solutions que de suivre le parcours vicieux qu’on lui impose.

Mais pour le moment, je suis surtout en train d’offrir la première leçon à ma toute nouvelle apprentie, Adaline. Simple employée polyvalente il y a quelques mois, elle est désormais l’objet de toutes mes convoitises. J’ai décelé en elle un potentiel infini qu’il me tarde désormais d’explorer. Tout en la mettant en confiance en lui préparant une boisson chaude, j’écoute sa voix hésitante, tremblante, presque fataliste et m’empresse de lui répondre, d’un ton dur mais véridique:  

Te planter? Bien entendu, Adaline, que tu risques de te planter. C’est là toute la beauté de l’exercice: échouer. Mais ne jamais oublier de recommencer. N’abandonne jamais, Adaline, surtout si tu penses pouvoir toucher du doigt la perfection.

Serait-ce là le premier enseignement que je pourrais lui offrir? Sans l’ombre d’un doute. Je ne suis pas arrivé dans ce métier grâce à une vulgaire cuillère en argent dans la bouche, encore moins grâce à la chance. Certes, elle a été quelque peu provoquée par mes amis, audacieux, qui n’ont pas hésité une seule seconde afin de m’inscrire à cette télé réalité consacrée à la pâtisserie et que j’ai gagné, au prix d’incontestables efforts. La pression, la volonté de réussir, l’impossibilité de revenir en arrière. Je me souviens de ces frissons qui m’ont gagné, à cette époque glorieuse. J’aimerais sincèrement les retrouver, d’une manière ou d’une autre.
Sans doute que pâtisser reste le remède universel concernant mes moultes maux…?

Je ne cesse de me mouvoir, préparant ainsi la suite des ingrédients nécessaires à la réalisation de la recette titanesque qui nous attend. Mes gestes sont précis, maîtrisés et loin d’être futiles, tandis que je me sens observé par le regard perçant d’Adaline. Je n’ai pas le droit à l’erreur mais cette pression ne peut qu’être positive. Au contraire, elle me galvanise, me fait pousser des ailes, me stimule même à offrir quelques sourires à Adaline.
Mais l’accalmie est de courte durée. L’orage n’est jamais loin.

Dans la poche arrière de mon jean, je perçois une vibration, signe qu’un texto est arrivé. Fronçant des sourcils, assez agacé, je dois l’admettre, d’être dérangé dans un contexte aussi agréable, j’attrape un torchon afin de me nettoyer les mains, m’excuse platement auprès de ma jeune apprentie et dégaine mon smartphone, pour y apercevoir cette missive alarmante:

Numéro Inconnu a écrit:

Ce soir, minuit. Nouvelle cargaison. Tiens toi prêt.

Pas de menace à peine voilée, pas de doute possible.
Réussirais-je, un jour peut-être, à me débarrasser de ce fardeau que j’ai moi-même choisi…?
Rien n’est moins sûr. Ce qui l’est, en tout cas, c’est que jamais cette spirale infernale ne semble pouvoir s’achever, un jour.
Et maintenant, que faire? À part recadrer mes pensées, me focaliser sur la pédagogie que je mets en œuvre au service d’Adaline.
Oui, dès que je croise le regard pétillant et malicieux de mon apprentie, je m’apaise. Retrouve mes esprits, mon calme, mon sang froid à toute épreuve.
Mais cette interlude m’a forcé à me déconcentrer sur un sujet de la plus haute importance…

La cuisson du gâteau!

L’alarme du four vient me sortir de ma torpeur et c’est avec de grands mouvements que je chasse de la fumée s’échappant de l’appareil de cuisson encastré dans le mur. Oubliant complètement les gestes de protection, j’attrape la plaque de cuisson d’une pleine main, brûlant ainsi la paume, douleur qui me force à lâcher ma prise, le gâteau échouant lamentablement au sol, la plaque faisant un boucan effroyable contre le carrelage du laboratoire.

Et bien, Thomas, quel bel enseignement tu offres à Adaline.
Tu peux être fier de toi. Lui apprendre tout ce qu’il ne faut pas faire, en l’espace de quelques secondes…
Je fais fort!

Oui, je vais me planter, c’est plus que certain. Je ne suis pas spécialement douée, je ne connais pas grand-chose à la pâtisserie. Enfin, je veux dire, pas autant que Thomas, mon généreux patron. Il m’offre la chance d’apprendre à être comme lui, pour le seconder sans doute un jour ? J’aime sincèrement ce que je fais ici depuis plus d’un an. Ce n’est pas facile tous les jours, je dois bien l’admettre et parfois j’voudrais seulement être avec mes amis, mais je dis bosser, parce que j’ai un contact avec le Cranachan. J’ai des responsabilités que je n’aurais certainement jamais eu, si Rosalie ne m’avait pas sortie de la merde, comme elle a tenté de le faire très souvent.

Je reconnais que j’ai pris sur moi, longtemps. Aujourd’hui, je peux me reposer sur les épaules de ma tutrice. Elle est généreuse et soucieuse de mon avenir, je ne peux pas lui faire faux bond. Bien au contraire, elle mérite que je lui fasse honneur, tout simplement. Chaque jour, j’apprends à être meilleure que la veille et demain, je me surpasserai, encore et encore. Le but de ma position au sein de l’entreprise de Thomas, c’est pouvoir gravir les échelons et il m’en donne tous les moyens, à moi de faire bon usage de son enseignement.

Je suis terrifiée à l’idée de faire n’importe quoi. Je ne veux pas le décevoir et qu’il se rende compte qu’en fait, je ne servirais à rien, dans cet endroit, que le mieux serait que je me trouve un autre boulot. Seulement, j’ai pas envie d’aller ailleurs. J’aime tellement l’ambiance d’ici et tout le monde est adorable avec moi. J’ai d’autant plus apprécié le fait que Thomas n’ai jamais parlé de mon passé, au sein de l’équipe. Il me montre telle que je suis et j’en suis bien heureuse. Ici, je ne suis pas l’Adaline qui collectionne les méfaits et les condamnations pour vol ou cambriolage. Ici, je suis simplement l’Adaline qui cherche sa place dans une pâtisserie.

Le ton qu’il emploie me fait plisser des yeux, souffler du nez, mais je crois comprendre ce qu’il veut dire. Échouer pour mieux réussir. Et si je n’échoue pas, je n'apprendrai pas, c’est ça ? Cependant, j’ai échoué de nombreuses fois dans ma vie et je pense que maintenant c’est plus fort que moi; JE NE PEUX PAS ME PLANTER. Mais je vais me planter, c’est sûr. Je dois seulement l’accepter. Inclinant la tête à ses mots, je murmure :

D’accord. Je n’abandonne pas.

Puis, tout en buvant mon délicieux thé, j’observe Thomas avec attention. Chacun de ses gestes se veut précis, sans bavures. Digne d’un intérêt commun. Il m’explique ce qu’il fait et, pourquoi. Je prends des notes, dans ma tête en espérant ne pas oublier la moitié demain. Je devrais sans doute l’enregistrer quand il parle, histoire de me souvenir de chacun de ses enseignements. Parfois, je lui donne un coup de main. J’attrape une maryse, la lui tends. Je récupère un bol en inoxydable, sur le comptoir, que je lui tends également. Soudain il s’arrête, je fronce les sourcils. Je ne dis pas un mot, je continue d’observer tous ses mouvements mais aussi ses grimaces. Il prend connaissance d’un message (sans doute) sur son téléphone. Encore une fois, je reste au taquet, j’attends la suite des directives, toujours prête à apprendre même si le trac fait toujours partie de moi. J’apprends doucement à apprivoiser cette émotion au fur et à mesure des heures qui passent.

Je me sens idiote pour le coup. Le gâteau dans le four, je me suis laissée distraire par le comportement étrange de Thomas et je n’ai pas songé à lui rappeler pour la cuisson du gâteau. Voilà mon premier plantage. Et la réaction en chaîne de ce foirage en beauté, oblige le pâtissier à commettre des erreurs. Se brûler la main, par exemple !

Mon dieu, Thomas !!!!

Je me fiche des platines à terre, du gâteau en morceaux, j'empoigne le poignet de mon partenaire en cuisine et me dirige vers le lavabo industriel. J’ouvre le robinet d’eau froide et plonge immédiatement sa main sous le jet.

Laisse moi faire. Je vais t’aider.

Je tourne la tête vers lui, tout en gardant un coin d’œil sur sa blessure. Je lui dis :

C’est malin ! Est-ce que la distraction à avoir avec le message que tu as reçu tout à l’heure ?

Simple question. Mais étonnamment perspicace, il faut le dire.

Je ne peux pas perdre le Cranachan.
C’est une idée impossible, aussi grotesque que… irréalisable. Je me suis tellement battu pour que cet établissement existe, j’ai sacrifié des années, des amitiés, du temps et de l’énergie. Tel un enfant que j’ai vu naître, j’ai cherché à le protéger, envers et contre tout. Et quand ma situation personnelle a commencé à entâcher cette merveille que j’ai forgée de mes mains, je n’ai pas hésité. J’ai plongé en direction d’une solution que je n’ai pas voulu constater comme néfaste. Pauvre de moi. Je paie cher cette mauvaise décision, à commencer par cette main brûlée par la déconcentration évidente dont je fais preuve en saisissant le moule sans utiliser de gant.

Mais Adaline réagit à la vitesse de l’éclair. Elle fait preuve d’un bon sens salvateur pour ma blessure, en la plongeant sous un jet d’eau froide qui me soulage immédiatement. Serrant les dents, fierté masculine évidemment déplacée mais si naturelle, je me contente de grommeler en guise de réponse:

Non, pas du tout… Enfin, si, je… Je suis désolé Adaline, pardon…

J’ai toujours été un piètre menteur. Pourtant, je refuse de laisser mon arrangement dégoûtant prendre les devants de ce premier tête à tête. Mon enseignement reste la priorité, je rassemble donc mes esprits et donne une nouvelle ligne directrice à notre dynamique:

Je manque à tous mes devoirs, j’ai été déconcentré par l’arrivée d’un message. Mais… Nous devons continuer. Je vais te donner les consignes à l’oral, tu vas les exécuter, le temps que ma brûlure se calme un peu. Allez, en avant.

Mon ton est directif, je ne peux pas le Nord, n’oublie pas notre objectif commun de ce matin: réaliser ce gâteau d’une importance capitale. Je sais qu’elle s’en sortira à merveille, je vais tâcher d’être le plus précis possible. De toute manière, cette douleur finira par s’estomper! N’est ce pas…?

Nous entrons donc dans le vif du sujet. Puisque le gâteau a lamentablement échoué au sol, la faute à mon manque évident de concentration… Je missionne Adaline de sa nouvelle confection. Après une petite dizaine de minutes de réalisation houleuse mais finalement réussie, je laisse mon apprentie enfourner le moule, soulignant l’importance d’utiliser un gant afin de ne pas se brûler. Quelle ironie. Soupirant et me sentant enfin d’attaque pour la suite, je demande donc à Adaline, d’un ton plus léger tandis que la douleur s’estompe:

Peux-tu aller chercher le sucre en poudre, il va nous manquer une certaine quantité, pour le cœur du gâteau. Cherche bien, le paquet doit être le dernier dans la réserve.

C’est que je connais par cœur chaque pièce de cette pâtisserie. Je sais tout ce qui s’y passe, le moindre recoin est passé au crible, ma mémoire est infaillible.
C’est donc pour cette raison que je me souviens qu’une terrible découverte risque d’être faite par Adaline, d’ici une poignée de secondes.
Thomas, il est trop tard pour revenir en arrière, ni même pour l’empêcher de pénétrer dans cette réserve.
Trop tard… Pour qu’une nouvelle erreur soit commise, en cette matinée si instructive. Ce n’est pas moi qui vient d’enseigner à Adaline que c’est grâce aux bourdes que l’on apprenait ainsi à avancer…?