“Et tu en es absolument sûr? Non, mais je veux dire… Sûr et certain? Pas d’erreur possible? Non mais je sais que tu es un maître en la matière mais… Comprends moi, c’est important et je… Ok. D’accord. Merci. Je passe te payer dès que je peux. Allez, Ciao.”

Putain, là, ça craint.

Je raccroche. Et, furieux, jette mon téléphone à travers la fenêtre. Et me rend compte à quel point c’était une idée de merde. Ne sachant quoi faire d’autre, je pose ma tête sur le volant et actionne sans le vouloir mon klaxon. Putain, mais quand est-ce que je vais arrêter de les enchaîner, les décisions de merde, hein?
Faut dire que ces derniers temps, mon boulot me met les nerfs à rude épreuve. Après l’enquête de l’année, signée Sawyer Salomon, et les découvertes terrifiantes que j’ai faites, j’ai compris que le détective privé et l’homme n’étaient qu’une seule et même personne. Que je ne pourrais plus jamais dissocier l’aspect professionnel de ma vie et la légèreté de ma vie privée. C’est comme ça: mon cousin Ashton a un frère jumeau et il ne le savait même pas. Ma filleule a une mère biologique qui se trouve être la furieuse Sawyer. Et c’est moi qui ai trouvé cette information qui a pour but de bouleverser plus d’une vie. Parfois, mon métier m’épuise, me sabote le peu de moral qu’il me reste. Mais comme dirait ma mère: c’est à la fois un don et une malédiction.
Personne n’échappe à son destin.
Et il faut bien avouer que ces derniers temps, je n’arrive pas à m’extirper de cette spirale efficace: chacun de mes proches semble me cacher quelque chose. Et aujourd’hui, c’est au tour d’Aiden de passer sous le projecteur du détective intraitable que je suis.  

Car c’est son prénom qui vient de m’être confirmé par une source que j’avais missionné d’une tâche très importante. Et franchement, je n’en reviens pas. Je me dis que putain, le Karma, il se fout vraiment de ma gueule, là. Que ça aurait pu être n’importe qui… N’importe qui sur cette foutue planète qui compte des milliards d’habitants… Mais non. Il a fallu que ce soit… lui. Et à présent, je dois lui parler. Je dois le confronter. Même si l’envie n’est clairement pas au rendez-vous…

Pfff. Allez, quand faut y aller… Faut y aller.

Sortant de ma voiture, je claque la portière, me penche pour récupérer mon téléphone. Et prend la direction du bureau de mon oncle. Drôle de relation, quand on y pense. Techniquement parlant, Aiden est mon oncle. Mais vu qu’à peine une poignée de mois nous sépare, il a toujours été… comme un frère. Un pote. En tout cas, une belle relation de confiance nous unit. Mais maintenant qu’il devient la cible d’une enquête confiée par une certaine Mlle Blake Rivers… Je ne sais plus comment réfléchir.
Arrivé à son étage, dans les locaux du FBI que j’arpente en territoire conquis, je ne prends même pas la peine de demander l’autorisation à sa secrétaire et débarque dans son bureau, tout sourire. D’une voix forte, je m’exclame:

Aiden! Salut! T’es occupé? Oh, et puis, on s’en fout.

Je m’installe dans son fauteuil, après lui avoir déposé deux baisers sur ses joues. Croisant les jambes et posant mes pieds sur son bureau, je lui demande:

T’as cinq minutes? Histoire de discuter…

C’est futile de penser que je vais pouvoir offrir ce mensonge à Aiden, un membre de ma famille. Et surtout, qu’il va sagement y croire et ne pas se poser de questions.
Putain, Caleb, c’est qu’avec l’âge, tu deviens… bien naïf.
Mais hors de question pour moi de faire machine arrière: je suis ici pour obtenir des réponses. Et même si je ne pensais jamais les poser… Ces questions sont nécessaires.

Ces temps-ci, il enchaînait plus ou moins entre le bon karma et le mauvais karma. D’abord, il avait cru perdre sa femme ces derniers mois, en particulier quand Darwin lui avait appris qu’elle l’avait trompé. Ensuite, elle a avoué que c’était avec Killian. Puis il avait eu accident - qui l’avait tout de même rapproché de sa femme - il avait couché pour la première fois avec un homme et sa fille s’était fait tiré dessus deux jours avant l’anniversaire de sa fille. Il ne savait pas trop quoi penser des évènements. Il essaya d’effacer ce qui le tracassait pour se concentrer sur les papiers qu’il avait à gérer. Quand Aiden avait reprit le travail après son accident, quelques côtés fêlées et un bras dans le plâtre, cela n’avait pas empêché l’agent à retourner travailler. Bien sûr, il n’était pas retourné sur le terrain. Il s’était occupé, encore ce matin, à dispatcher les enquêtes, attendant les rapports et les nouvelles.

Albano était à l’extérieur de son bureau, faisant des recherches sur un autre dossier. Aiden était encore un train de décortiquer une affaire entre deux gangs auquel il lui manquait des éléments pour avoir le fin mot de l’histoire. Un long soupir s’échappa de ses lèvres, forcé de travailler pour ne pas réfléchir à ce qu’il lui arrivait. Heureusement, une arrivée le fit soupirer de soulagement : son neveu, Caleb, était entré dans la pièce, échappant aux cris de la secrétaire de l’agent Adelson. Caleb était comme un frère pour lui, étant donné leur faible différence d’âge.

« Oh, Caleb, tu me sauves. J’en pouvais plus de ce dossier. Tu me fais sortir la tête de l’eau pendant cinq minutes, ça va me faire du bien. »

Il embrassa à son tour son neveu sur les joues et le laissa s’installer. Lorsque Caleb posa ses pieds sur le bureau d’Aiden, celui-ci lui fit un regard noir.

« Eh, c’est pas la table de papa-maman, c’est mon bureau, Cal’. Vire tes sales pattes de là. »

Il n’aimait pas tellement qu’on sabote ses affaires. Il avait toujours été un peu comme ça, même durant l’enfance de deux jeunes garçons. Il haussa un sourcil en direction de Caleb, le trouvant étonnamment trop sérieux.

« Vas-y, je t’écoute. Dis-moi tout. »

L’atmosphère devient presque irrespirable. Je viens de pénétrer dans le bureau de mon oncle, de mon frère, de cet agent du FBI, de ce mari et surtout, de ce père. D’un enfant qu’il ne connaît pas encore. Je me sens groggy, avançant dans un brouillard dont je n’arrive pas à me défaire. La seule chose que je réalise, c’est la voix d’Aiden qui, enjouée, souligne à quel point mon arrivée est providentielle dans sa journée de travail à priori bien longue et barbante. Dérouté, je me contente de répéter, les sourcils bien relevés et les lèvres figées:

Je te sauve…?

Bah tu diras pas ça, mon frère, après ce que je vais t’annoncer. Voilà ce que j’aurais dû ajouter mais que je n’ai pas eu le cran de prononcer. Parce que je suis lâche. Parce qu’au fond, malgré ma passion dévorante pour mon boulot de détective privé, je me sens acculé, ces derniers temps. Ma détermination à résoudre des enquêtes, à les mener à bien et à apporter une vérité crue et toute simple à mes clients m’a dépassé. J’ai ruiné des vies, déterré des secrets bien enfouis. Et aujourd’hui ne déroge pas à cette drôle de routine à laquelle je me plie depuis des semaines.
Te faire du bien, ouais. Bah attends que je t’annonce la suite, t’es pas prêt, j’pense…
J’ai cette sensation de devoir passer devant un tribunal et n’avoir aucune défense à présenter. Pieds et poings liés, je dois me rendre à l’évidence: aucun échappatoire n’est possible, je dois parler. Me mettre à table. Et aussi vite que possible.
Je suis rapidement rappelé à l’ordre par Aiden, qui reste, malgré tout, mon oncle et une figure d’autorité que je n’ai jamais réussi à défier. Certes, la différence d’âge entre nous reste minime mais lorsqu’il me réclame de ranger mes jambes, je m’exécute sans protester. J’écoute sa voix si légère, son enthousiasme est dérangeant. Et quand il me demande ce qui me tourmente, je réponds, déstabilisé:

Euh… Tu… Ça va, tu passes une bonne journée…? Il fait beau, hein…?

Putain, Caleb, tu t’y prends vraiment comme un manche, hein. Même un balai serait moins raide que toi, là! Privé de ma position confortable, je me contente de gigoter, en proie à une instabilité émotionnelle que je peine à masquer. Incapable de me retenir, je finis par bondir de mon siège, m’occupant à faire mes traditionnels cent pas et en baragouinant, ne sachant pas si Aiden pourra convenablement déchiffrer ma tirade:

Bon, euh… Voilà, je… Je viens de résoudre une enquête. J’ai été mandaté par une jolie jeune fille, brillante, caractérielle… Elle… Elle s’appelle Blake Rivers, elle m’a… Elle m’a payé pour retrouver son père et…

Allez, Caleb, t’es plus si loin, là. T’es même à deux doigts de te lancer dans le vide, qu’est ce que tu attends, à la fin, hein?! PUTAIN VAS-Y, FAIS LE, TU N’AS PAS D’AUTRES CHOIX, DE TOUTE MANIÈRE!
Ok, la voix intérieure, on se calme, hein. Ça ne sert strictement à rien de hurler, je vais pas tarder à balancer la fameuse nouvelle.
Et de ce fait, à bouleverser le cours de son existence.
Réunissant le peu de courage qu’il me reste, je finis par poser les deux paumes de mes mains sur le bois de son bureau, lui faisant face et annoncant à Aiden, de but en blanc:

C’est toi son père, vieux frère. T’as une fille cachée, mon vieux.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne suis pas allée par quatre chemins.
Allez, début des problèmes dans trois… deux… un…

La vie n’est pas simple mais Aiden sait très bien qu’il n’est pas le plus à plaindre. Il avait eu du mal à s’en rendre compte quand toute la merde lui tombait dessus mais aujourd’hui, après avoir passé un long moment avec ses blessures, son plafond, ses papiers et lui-même, Aiden avait réalisé qu’il n’avait pas une vie si désastreuse. Ses enfants étaient en bonne santé, malgré le malheur récent de Maria. Sa femme et lui allaient bien, la vie n’était pas simple mais elle valait la peine. Il était devenu chef d’équipe, sa vie allait bien. Il en aurait presque eu un grand sourire aux lèvres quand Caleb, son frère de cœur, était entré dans son bureau.

« Ouais, qu’est-ce que … » Il mâcha à demi ses mots en levant les yeux vers son neveu. Il n’avait pas l’air d’avoir eu la même révélation qu’Aiden. Au contraire, Aiden avait l’impression qu’il était venu lui annoncer la mort de quelqu’un ou sa séparation avec sa future femme — ce qui serait complètement déroutant, honnêtement. L’agent perdit son sourire et ordonna, à ce frère, ce neveu, plus jeune, qu’Aiden a toujours tenté de guider comme un grand frère. Les jambes de Caleb redescendent de son bureau, et ses mots sont hachés, sans aucun sens. « Depuis quand tu parles de la pluie et du beau temps avec moi, Cal’ ? » Les choses deviennent bien trop sérieuses. Aiden n’est pas détective privé mais les signes ne trompent pas. Il sent la pression qui s’est soudainement installée dans la pièce et son cœur se met à battre plus rapidement. Pourtant, dans le fond de son crâne, il essaye de se calmer en se disant que ce n’est rien. Que ça ne le concerne pas.

Caleb se met à gigoter, nerveux. Et Aiden ne le sens pas, clairement pas. Il écoute, silencieusement, ce que son frère a à dire. Il avait envie de lui balancer d’accoucher, de dire les choses sans attendre, ni tourner autour du pot. Mais la nouvelle semble difficile. Le cœur d’Aiden prend la cavalcade avant même que les mots ne soient prononcés. D’abord parce que le nom de « Rivers » ne lui est clairement pas inconnu, étant donné que Killian a sauté sa femme, et aussi parce qu’il a un mauvais pressentiment. Sa jambe se met à bouger rapidement, jusqu’à ce que la bombe tombe.

« Non. » C’est la première chose qui sort de sa bouche. Il se remémore tout, il n’a jamais été voir ailleurs avec Soleria. Comment peut-il être le père d’un autre enfant ? Une femme tombée enceinte de lui avant Soleria qui ne lui aurait rien dit ? Il n’y croit pas. « Non, c’est pas possible, Cal’. » Il se met à rigoler pour faire sortir la pression qui gonfle, sans s’arrêter. « Je n’ai pas de fille. Ce n’est pas possible. Tu as dû te tromper. Je n’ai pas … » Et si ? Pourtant, il secouait encore négativement la tête, incapable de savoir comment prendre cette nouvelle. Il reprit le rangement de son dossier, comme s’il ne s’était rien passé, sombrant dans un mutisme, tandis que sa tête ne cessait de ressasser toute sa vie, les femmes avec lesquelles il avait eu une histoire, ce que Soleria pourrait dire, ou même ses enfants. Son cerveau cherchait, tournait, vite, trop vite. Et la pression ne cessait de monter. Encore et encore. Sans s’arrêter. Quand est-ce que ça s’arrêtera ?

Putain, qu’est ce que je manque de tact, bordel de merde.

J’suis irrécupérable et une véritable calamité quand il s’agit d’annoncer des nouvelles de ce genre à un membre de ma famille. Le genre de révélation qui en désarçonne plus d’un. C’est vrai, quoi, Caleb, met toi à la place de ton oncle, l’histoire de cinq secondes! Tu débarques dans son bureau, tu parles de la fichue météo dont personne n’en a rien à battre, clairement… Et tu balances cette espèce de missile nucléaire, comme ça, aussi naturellement que lorsque tu l’invites pour descendre une bière après une journée de boulot!
Tu t’attendais à quoi au juste, Caleb, hein? À ce qu’il le prenne… bien?
Mais t’es vraiment trop con, mon vieux.
Et la réaction qui suit n’est que la suite logique, le “non” prévisible qui fait toute la différence. Le rire, la fuite, le déni… Tout ça, je ne le connais que trop bien. Des affaires similaires, j’en ai eu, dans ma foutue carrière et j’ai toujours fait preuve d’un sang froid et d’un professionnalisme à toute épreuve face à la spontanéité évidente de la nature humaine…
Sauf que là, il s’agit d’Aiden, bordel. Il va falloir être fort, persévérant et surtout, imperturbable. Voilà pourquoi, d’une voix aussi neutre et contrôlée que possible, je lui affirme une nouvelle fois:

Tu as une fille, Aiden, dont tu ne connaissais pas l’existence. Y’a aucun doute possible, tu me connais, quand je viens annoncer ce genre de nouvelle, c’est que je m’y suis pris à quatorze fois pour vérifier mes sources, histoire d’être… sûr et certain.

Mon regard auparavant fuyant finit par se focaliser sur le visage décontenancé de mon oncle. À travers ses mimiques faciales, je réalise l’ampleur du désastre que je viens de causer. Mais j’y suis habitué, surtout ces derniers temps. Après le tsunami “Salomon”, je pensais que rien de plus éprouvant ne pouvait intervenir dans ma vie professionnelle. À croire que j’avais tort, et que le naïf détective que je suis devenu avec le temps a fini par oublier cet adage pourtant crucial: Leçon numéro un, s’attendre à l’inattendu.

Quelque part, j’aimerais écouter mon instinct, me lever de cette chaise et rejoindre mon frère que je sens désarçonné, pour le prendre dans mes bras, lui donner une tape dans le dos, j’en sais rien, putain, juste lui montrer que je suis là. Mais je tiens bon, continue de pianoter sur le bois du bureau avec mes doigts courts et bourrus, j’expire avec disgrâce, glisse quelques jurons à voix plus que basse.
Putain, Caleb, allez, t’es pas loin, faut que tu termines ce que tu as commencé. Tu te l’ai juré, de ne pas dévier, de ne pas quitter ton chemin…
Enfonce le clou tant que le marteau est encore levé.
Alors, tout en me forçant à regarder Aiden droit dans les yeux, j’avance une dernière fois dans la mêlée en ajoutant, d’une voix encore plus intransigeante:

Aiden, elle est malade, Blake. La petite Rivers est une sacrée dure à cuire, et je comprends pourquoi maintenant… Et c’est pour ça qu’elle est venue à ma rencontre. Elle voulait connaître l’identité de son géniteur… La fille de Killian, Aiden, un pote de mon club de motards, tu réalises…?

Ouais, j’suis un peu de cette trempe, une vraie commère, un côté Drama Queen qui coule dans mes veines.
Ayant provoqué le chaos et assis sur le château de sable, à observer les conséquences dramatiques de mes actes pourtant bien fondés…

Il n’a pas d’autre fille.

Aiden n’a que ses trois enfants avec Soleria. Il ne l’a jamais trompé, n’est jamais allé voir ailleurs quand il était avec elle. Sauf si … Sauf si elle était née avant qu’il ne se mette avec Soleria. Les situations lui revenaient en tête, il remontait dans ses souvenirs, dans les années lycée quand il a échangé quelques nuits avec plusieurs filles. La plupart du temps, Aiden se protégeait mais dans le feu de l’action, il lui arrivait de ne pas faire attention. Il serait donc le père d’une fille plus vieille que ses propres enfants ? Il secouait la tête, incapable de croire ce qui était en train de se passer. Pourtant, Caleb était formel. Aiden le connaissait, Caleb vérifiait toujours ses sources. Pour avoir collaboré quelques fois avec lui, l’agent du FBI savait à quel point son neveu était très réglo dans son travail. Pendant un long instant, Aiden restait silencieux. Il tentait de mettre au clair ses pensées avant de prendre la parole. Pourtant, aucun son ne sortit de sa bouche avant que Caleb ne s’exprime à nouveau pour enfoncer le clou et mettre Aiden plus bas que terre.

Sa fille était … malade ? En plus d’en avoir une, il n’était même pas sûr de la connaître bien longtemps. Quand le nom de Killian s’éleva dans la pièce, le sang d’Aiden ne fit qu’un tour. Son cœur tambourinait dans sa poitrine et frappait jusque dans ses tempes. Ses mains devenaient tremblantes et moites et d’un seul coup, il frappa puissamment la table, lâchant un cri de rage venu droit du cœur. « C’est pas possible … c’est pas possible ! » Aiden se mit à marcher de long en large dans la pièce. Il tentait vainement de calmer ses ardeurs pour ne pas éveiller les soupçons hors de cette pièce. « Comment ce fils de pute a pu se retrouver à s’occuper de ma fille, tu m’expliques ? C’est la fille de quelle femme ? Comment elle est devenue une Rivers ?! » Killian. Killian. Aiden avait ce nom marqué sous les yeux, à l’encre noir. Ses poings se serraient mais il tentait de ne rien en faire. Cela réveilla en lui une puissante douleur : c’était avec Killian que Soleria l’avait trompé. « L’univers s’acharne contre moi, Cal’ … Je viens de la récupérer, je viens de récupérer Sol … Pas maintenant … C’est pas possible. » Son regard implorait Caleb de le délivrer de cette souffrance. Il ne savait pas comment digérer l’information. D’une part, il avait peur de perdre Soleria, avec laquelle tout était redevenu rose. D’autre part, il y avait ce foutu Killian qu’il essayait tant bien que mal de renvoyer d’où il venait, direction la prison. Enfin, il y avait cette fille, Blake Rivers, qui avait certainement besoin de lui ; mais qui s’était retrouvée à vivre chez les Rivers. Comment ? Est-ce que la fille avec laquelle il avait couché à l’époque était affiliée à eux ?

Elle n'est vraiment pas évidente, la position actuelle de mon frère.
Je l’observe d’un regard attristé, laissant ma pitié au vestiaire, je sais à quel point il détesterait ça. D’être observé telle une pauvre petite chose acculée, qui ne se relèvera jamais d’une telle annonce. Mais son genou est à terre, l’autre se prépare, je refuse qu’il en soit autrement. Il semble dévasté, cherche dans les tréfonds de sa mémoire à quel moment un grain de sable a pu s'immiscer dans la machine bien rodée de la vie qu’il mène désormais. Nous faisons tous et toutes des erreurs, c’est un poids que la nature humaine doit porter et nous sommes tous concernés, chacun à sa propre échelle. Faisant ma propre rétrospective, j’ai pourtant un pincement au cœur tandis que je m’imagine à sa place, apprenant qu’il est père d’un enfant qu’il n’a jamais connu. Je me sens coupable, évidemment, de torturer ainsi un homme qui compte bien au-delà des mots, à mes yeux.

Tu te prends pour qui, Adelson, à foutre la merde dans la vie d’Aiden qui n’a rien demandé à personne…?

Mais c’est une croix que j’ai choisi de porter, envers et contre tout. J’ai accepté, en réalisant que détective privé était une vocation et non pas un métier lambda, les tenants et aboutissants de ma mission.
Briser des vies, bouleverser ses certitudes. C’est mon pain quotidien, dont je ne suis jamais vraiment rassasié.
Plissant des yeux tout en tentant de suivre le cheminement de pensée de Aiden, je me contente d’ajouter, entre deux de ses phrases:

Euh… J’sais pas, Aiden. Les Rivers ont adopté Blake et…

Et quoi dire de plus, hein? Oui, le Karma se fout de la gueule de mon oncle, persuadé que les Adelson sont une proie facile en la matière. Mais je connais Aiden, il va se relever, tôt ou tard. Accusant le coup sur le moment, j’ai toute confiance en lui, je sais qu’il choisira la bonne option. Celle de prendre le recul nécessaire afin de réaliser à quel point la situation est complexe… Blake est malade, son pronostic vital est engagé, je me suis renseigné à ce sujet également. Un détective privé de qualité ne mène jamais une enquête sans exploiter chaque filon, c’est une règle que j’ai toujours tenu de front, quelles que soient les circonstances.

Mais ce coup-ci, il s’agit d’Aiden. Qui vient de se prendre un missile en plein visage et qui panique. Quoi de plus logique. Me redressant dans ma chaise, changeant de position pour une plus inconfortables que la précédente, je me racle la gorge et ajoute, tentant d’être le plus neutre possible:

Je sais, Aiden, c’est assez… surprenant. Mais Sol’ ne peut pas t’en vouloir, tu n’étais toi-même pas au courant de la situation! T’en fais pas, elle comprendra. Elle… Vous êtes sur la bonne voie, tous les deux, non? Prêts à assumer la situation en couple? Et toi, que comptes-tu faire, Aiden?

Ma voix est relativement douce, je tente surtout d’apaiser la tension qui ne cesse de prendre de l’ampleur, dans l’atmosphère de la pièce. L’air y devient irrespirable, je sens la température qui augmente à mesure que la gêne et l’agitation prennent possession de notre échange.

La bombe est lancée, plus de retour en arrière possible.
Désormais, à nous de nous démerder avec le bordel des éclats éparpillés autour de nous…

Quand on commence à remettre en question toute une vie entière, on a l'impression que notre monde bascule soudainement. Qu'avec des « si », la vie aurait pu être totalement différente. Si la femme qui a porté Blake était venu le voir pour lui annoncer qu'elle était enceinte. Si il avait élevé cet enfant, serait-il aujourd'hui avec Soleria ? Leur couple aurait-il battu de l'aile de cette manière ? À cet instant, il remettait tout en doute. Déjà qu'il ne supportait pas Killian, une chose était sûre, ce n'était pas prêt de s'arranger. Ensuite, il y avait Soleria. Lui qui venait de décolérer concernant la tromperie de sa femme, avait du mal à de dire qu'il allait la pardonner pleinement. Au fond, elle n'y était pour rien mais malheureusement pour elle, la nouvelle faisait tout remuer dans la tête d'Aiden. Puis, il y avait le fait qu'il allait devoir l'annoncer à Sole et à ses enfants, probablement à Delia aussi. Aiden ravala sa saliver tout en réfléchissant. Beaucoup de choses se mettaient soudainement sur le tapis, notamment le fait qu'il ne connaissait pas la mère de la jeune femme. Du moins, il n'était pas certain de son identité. Mais la chose qui l'avait profondément marqué dans les paroles de Caleb, c'était la situation de la jeune fille.

« Tu as dit qu'elle était malade, n’est-ce pas ? Que sais-tu à ce sujet, Cal ? »

Aiden avait à peine eu le temps de méditer la question mais il avait trouvé un raisonnement logique : si Blake était malade et qu'elle était venue auprès d'un détective privé pour retrouver son père biologique, c'était qu'elle avait une bonne raison de le faire. Donc une maladie qui pouvait nécessiter une comptabilité. Elle avait donc besoin de lui, probablement pour une greffe. Et de toute évidence, elle n'avait peut-être pas retrouvé sa mère ou celle-ci n'était soit pas compatible, soit pas de ce monde.

« Soleria comprendra. Je n'en doute pas mais … va falloir que je me maîtrise. J'ai encore un peu en travers de la gorge qu'elle m'ait trompé avec lui. La nouvelle ne m'aide pas à décolérer. » Il prit une profonde inspiration, avant de reprendre, comme pour évacuer ses puissants sentiments. « Est-ce que tu as des informations sur sa mère ? La connait-elle ou la cherche-t-elle ? » Il ne préférait pas évoquer la dernière option qu'il avait en tête : celle qu'elle ne soit plus de ce monde.

Prendre du recul sur la situation était difficile mais le calme de Caleb et son soutien sans faille était d'une aide si puissante qu'Aiden parvenait à réfléchir comme au travail. Il parvenait à prendre la nouvelle, petit à petit, comme une affaire au FBI. Prendre les preuves, les unes après les autres et tenter de rassembler les pièces pour former le puzzle. Ou au moins son squelette. Jusqu’ici, il fallait avouer qu'il s'en sortait assez bien.