Cette journée est fabuleuse. Sensationnelle. Et le sera jusqu’au coucher du soleil.
Pourquoi? Tout simplement parce que je l'ai décidé.
Voilà donc l’énergie dont je regorge ce midi, en quittant mon bureau de détective privé pour aller faire une course de la plus haute importance.
En discutant avec Madame Cooper (veuillez souligner le miracle de la chose, je ne prends jamais le temps d’ordinaire pour papoter avec ma secrétaire), elle m’a appris qu’un vieil ami à lui (adjectif employé pour qualifier non seulement la durée de leur amitié mais aussi l’âge avancé du coco) tenait une boutique exceptionnelle, à deux pas du bureau et qu’il proposait d’étonnants cadeaux. Moi qui, justement, cherchait depuis des jours une idée originale pour gâter Maddie! Alors, ni une, ni deux, j’ai sauté l’étape de la pause déjeuner, préférant occuper mon temps à la recherche de ce présent si spécial.
Pas d’occasion particulière pour gâter Maddie, simplement l’envie de la remercier d’exister, dans toute sa perfection mais aussi son imperfection. D’être ce qu’elle est, chaque jour un peu plus: un bébé formidable, toujours souriant, adorable et qui diffuse à chaque seconde qui passe un amour si puissant que je pourrais m’en enivrer à la vitesse de l’éclair.
Depuis qu’elle est arrivée dans ma vie, tout me réussit: j’ai retrouvé Sio, qui a quitté Conrad pour enfin me déclarer sa flamme. Ne m’en déplaise, j’ai saisi cette occasion, celle derrière laquelle je courais depuis des mois maintenant. Mais tout vient à point à qui sait attendre et même si je ne suis pas l'être le plus patient de la planète, je sais être persévérant et acharné, quand il le faut.
Et ne pas abandonner l’idée même de vivre au grand jour une relation passionnée avec Siobhan Fitzgerald était un mantra que je me répétais, jour après jour.
Et puis, finalement, un soir… le miracle s’est produit.
Depuis, tout a changé, pour moi. Oh, je suis toujours ce détective privé bougon, porté sur l’alcool et les cigares, adorant sa moto Lucy et collectionnant les affronts envers le Karma.
Mais je suis aussi un semi-papa, un annonciateur de mauvaises nouvelles quand il s’agit de l’identité de la mère biologique de ma filleule et une catastrophe ambulante au billard.
Bref, rien de neuf sous le soleil de la planète Adelson. Et pourtant…
Je décide de contrer le destin, aujourd’hui. De faire une action positive, de gâter Maddie sans raison valable, mis à part l’inconditionnel amour que je lui porte.
Aimer, sans rien attendre en retour. N’est ce donc pas ça, la véritable clé du bonheur?
Mais pas le temps de philosopher plus que de raison: je passe le pas de la porte de la boutique, enclenchant une délicieuse cloche qui tinte en écho, au dessus de ma tête, signalant donc ma présence au gérant. Ce dernier, un minuscule petit homme aux longs cheveux gris, m'accueille d’un sourire édenté et me demande ce qui me ferait plaisir. Grossièrement, je lui explique donc la raison de ma visite et décrit en quelques mots Maddie, sans expliquer quelle est ma relation avec cette petite fille… et sans un mot, il me tend une peluche, un adorable ours qui tient contre son coeur un bébé ourson et souligne que ça ferait sans doute extrêmement plaisir à ma fille. Sans un mot car j’en suis tout bonnement incapable, cloué au sol par l’émotion, il me propose dans la foulée de m’empaqueter la peluche d’un mètre cinquante. Ne sachant quoi répondre de plus, je me contente de murmurer:

C’est parfait, merci pour l’emballage cadeau et…

Mais voilà qu’il se tourne vers son téléphone fixe, une véritable antiquité mais qui fonctionne toujours, de toute évidence. Il vibre de toutes parts pour signaler un appel entrant et le vieux Sinky finit par me tourner le dos, plongé dans sa conversation à priori d’une importance capitale. Me laissant seul moi et la vague d’émotions qui m’envahit l’âme et le cœur.
Bordel de merde, c’est que je deviens émotif en un simple claquement de doigt, dis donc…
Soupirant et passant ma main sur l’arrière de mon crâne, je tente de reprendre mes esprits et décide de parcourir les allées de la boutique, prenant mon mal en patience. C’est que Sinky est parti avec mon achat dans les mains donc… je n’ai pas trop le choix: je dois attendre son retour pour déguerpir d’ici.
Jetant un coup d’oeil rapide à la montre qui orne mon poignet, offrande de mon oncle le jour de ma majorité, je ne réalise même pas que je viens de bousculer une femme, manquant même de la faire trébucher contre l’étagère garnie de jolies services en porcelaine. Dans un cri ridiculement aigu, je la rattrape de justesse et réussi à ne pas provoquer la troisième guerre mondiale. Baissant les yeux, je marmonne tout en reprenant mon souffle:

On a eu chaud, dis donc! Je…

Mais quand l’identité de l’agressée me saute aux yeux, je déchante.
Non. Tout. N’importe qui. Mais pas elle…
Retour de roue du Karma, et bien brutalement en plus!
Caleb, te voici à devoir tailler le bout de gras à ton ex femme.
Quelle merveilleuse journée, dis donc! On ne pouvait pas rêver mieux.

Cette journée pourrait-elle être pire ? Rien ne va. Tout n’est que vanité. Et je peux sentir à dix mille kilomètres à la ronde qu’elle n’ira pas en s’améliorant.

Et pourquoi ? Parce que je ne contrôle absolument rien aujourd’hui.

Je ne cesse de m’engouffrer dans ce tumultueux chemin qui s’amorce doucement sous mes yeux. Tout autant au sens propre qu’au sens figuré. La route est sombre, mais elle semble s’éclaircir à chaque pas de plus que j’ose faire. Devant moi, deux branches directrices. Deux routes bien différentes me font face. Dois-je prendre celle qui me mène à l’ouest ou celle qui mène au centre de la ville ? Celle qui me mène à Sawyer ou celle qui me mène à ma conquête du moment. Je ferme les yeux et je me laisse guider. Instinctivement, mes pieds s’avancent vers l’ouest. Serait-ce l’endroit que j’aurais choisi si mes yeux avaient été ouverts ? Ma tête refuse de le croire alors que mon cœur me montre l’évidence. Mon corps se braque. Mon cerveau ne demande qu’à faire demi-tour. Il me crie de ne pas me laisser tenter. De ne pas écouter ce stupide cœur qui ne m’a amené jusqu’ici, qu’une déchirure fatale. Cet état conflictuel qui m’habite entre ce que veut réellement ma tête : éviter de souffrir, et ce que veut réellement mon cœur : se laisser réparer dans un amour passionnel. Mon cœur me supplie de le laisser ressentir à nouveau, me criant qu’il est prêt à accueillir ce flot de sentiments positifs. Alors que ma tête refuse, tout simplement étant beaucoup plus consciencieuse. De toute façon, quoi que je fasse, quoi que je choisisse, Sawyer est toujours là, toujours présente. Elle m’a joué dans la tête toute la journée.

Dans ce scénario, ma tête est gagnante. Je fais demi-tour et choisi d’emprunter la route qui me mène au centre de la ville. Je vais aller le retrouver. Non, il ne me fait pas ressentir la même chose que Sawyer Salomon certes, mais il me fait tout de même ressentir quelque chose que je ne peux nier. Je ne saurais le déterminer exactement, mais je suis bien lorsque je suis en sa présence. Non, je ne suis pas amoureuse de lui, mais je l’aime bien. Ce n’est pas ce qui compte après tout ? C’est le sentiment de sécurité qui me gagne. Je sais où je m’en vais, je reste confortable en empruntant cette voie. Suis-je en train de faire une erreur ? Probablement. Mes jambes ne peuvent plus s’arrêter. Mon rythme semble s’être accéléré par peur que je ne choisisse une seconde fois de faire demi-tour, de réaliser que je suis en train de tourner le dos à une femme extraordinaire. Concentrée sur ma route, je relève les yeux et j’aperçois une petite boutique antique. D’ordinaire, j’aurais continué chemin. Mais mon regard s’est posé dans la vitrine, où j’entrevois une breloque d’un petit patin en argent. Qu’est-ce qu’elle serait belle à mon poignet. Mais il n’y a pas que mon poignet qui saurait la sublimer, non. C’est le poignet de Sawyer Salomon qui me traverse l’esprit lorsque je frôle le seuil de la boutique. Et dans l’espace d’un cours instant, ma journée semble aller mieux. Juste à la simple pensée de Sawyer qui envahit non seulement mon esprit, mais aussi tout mon être. Un faible sourire niais nait sur le coin de mes lèvres. Je me sens, tout à coup, beaucoup plus légère.

J’avance d’un pas décidé vers l’objet convoité, me faufile entre les rangées bien garnies d’éléments très fragiles. J’essaie de me faire délicate pour ne pas accrocher accidentellement un objet de porcelaine. Mission réussi jusqu’à ce que je me retrouve dans les bras d’un mystérieux inconnu. Tout s’est passé tellement vite. Je n’ai rien vu venir. Seulement l’étagère que j’ai manquée me prendre en pleine figure. Ma chute n’a pas été des plus élégantes si je pourrais dire. Et surtout, j’ai senti ce grand homme imposant me bousculer. Mais pourquoi ces bras qui m’enveloppent me semble-t-il si familier ? Comme s’ils m’avaient déjà étreint auparavant. Et dieu sait que, beaucoup de bras musclés m’ont déjà étreint auparavant. Et pourquoi cette voix qui s’élève me semble-t-elle... mais... attendez, non.... C’est impossible ! Mais oui ! Ça ne peut qu’être lui ! Tout mais pas lui... qui voilà ? Nul autre que le grand Adelson en personne qui fait l’honneur de sa présence. Que vient-il faire ici, dans une boutique d’antiquité ? Lui aussi, il s’est perdu sur la route ? À la vue de Caleb, je déchante assez rapidement, me relève tout en défroissant ma robe et le toise d’un regard meurtrié. Les derniers messages que nous avons échangés n’ont pas été des plus cordiaux. Juste le fait de me retrouver dans le même endroit que mon ex-mari me fou une sacrée anxiété. Je sens la boutique se rapetisser à vue d’œil. Je me sens étouffée, prisonnière. Notre dernière rencontre a été éprouvante. Je ne me sens pas prête à affronter Caleb. Encore une fois, je préfère fuir que de faire face. Sans même un mot à son égard, je me retourne et je fonce droit sur la porte de sortie. Littéralement, dedans à vrai dire. J’essaie tant bien que mal de la pousser, mais rien à faire. La porte est... VÉROUILLÉE. Oh non ! Tout mais pas ça... Caleb et moi avons été enfermés ici, seuls. Ma respiration se veut bruyante. Mes mains deviennent moites et je ne peux m’empêcher d’hurler à son égard.

« Je... Adelson, ne reste pas planté là fait quelque chose !!! La porte est verrouillée. »

Ça y est. Le cauchemar commence.

Détrompe toi Anya... finalement, ta journée, elle pouvait être pire...

Quand on mérite de souffrir, il n’y aucune échappatoire. Il s’agit surtout d’accepter son destin, de baisser les yeux vers le sol, d’abdiquer et d’attendre que la douleur nous submerge. Car elle est inévitable, elle est nécessaire, peut-être même salvatrice. Après tout, qui suis-je pour négocier face au destin? Quel homme misérable je serais si je me mettais à contrarier le Karma, hein? Lui qui régit ma vie depuis toujours.
Chaque événement vécu a un sens, une raison d’exister.
Le positif apporte le bonheur, la mesquinerie se paye un jour.
Alors, dans quel camp je me trouve, aujourd’hui, hein?
Dans celui de ceux qui n’ont pas trop le choix, à priori.
La journée démarrait tellement bien mais comme on dit: L’Enfer est pavé de bonnes intentions. Portée par cette bienveillance adorable de la part du propriétaire et de cette bulle de douceur qui me protège du reste du monde depuis plusieurs semaines à présent, j’ai fauté, manqué au devoir primordial de tout être humain: vérifier derrière son épaule qu'un monstre n'était pas en train de nous courser et de vouloir foutre un bordel dans notre vie.
Car quand le soleil brille trop fort, il faut surtout savoir anticiper l’inévitable tempête.
Et elle a un nom, que je ne connais que trop bien: Anya.
C’est un mirage, un fantôme. Au cours de cette formidable journée, elle est un minuscule grain de sable qui pourrait enrayer la machine de mon apaisement. Hors de question que je me laisse faire, je suis toujours maître de mon destin, capitaine de mon âme.
Et si un formidable poète anglais l’a écrit, c’est que c’est une simple vérité qui doit devenir mon nouveau mantra.
Il n’y a pas de fatalité: croiser Anya en ces lieux n’est pas si terrible que ça. Sauf quand mes yeux croisent les siens et là, le monde s’arrête subitement de tourner.
Ce regard… Je suis furieux de le retrouver, je dois avouer qu’il ne m’avait pas franchement manqué. Il est si... dédaigneux que tout l'estime que j'avais pour ma personne semble s'évaporer, fondre comme neige au soleil. Je suis prêt à lui lancer une vacherie bien sentie, impulsive comme la boule de feu qui se forme dans ma gorge. Mais la meilleure défense, dans le cas d’Anya, c’est la fuite, en l'occurrence. Loin de me déplaire, je suis au contraire profondément soulagé de ne plus l’avoir dans mon champ de vision, tout compte fait. J’en profite pour reprendre mes esprits, respirer intensément. Jusqu’à ce que la voix paniquée d’Anya me tire de ce court repos. Fronçant les sourcils, je me dirige vers elle, écoutant ses paroles affolées avec attention, analysant la situation.
Putain, mais… on dirait que la chance a déserté cette ville, bordel de merde.
Tentant d’aborder les choses avec amusement et ironie, je tends le doigt vers le comptoir et élève le ton, histoire de remettre de l’ordre dans tout ce foutoir:

… Oui, en effet, elle est verrouillée. Et tu veux que je fasse quoi? Que j’attrape ce tabouret et que je le balance dans la baie vitrée, hein? Spoiler alerte: je vais pas faire ça, Madame Holt.

Comme c’est étrange de ne plus l’appeler Adelson… Mais ne te laisse pas distraire, Caleb, sois focus sur l’instant présent et tente de trouver une solution. Attaquant mon activité favorite quand je ne contrôle plus rien, je me mets à faire les cent pas, lâchant d’un air mauvais:  

… Et qu’est ce que tu fous là, tiens? Tu venais t’acheter un objet déco pour ton nouvel appartement où tu te fais sauter par la moitié de la ville?

Je ne me reconnais plus: j’ai l’impression que du venin sort de ma bouche, littéralement.
Bon sang, quelle mouche m’a donc piqué, hein?
Les vieux démons, Caleb, le passé qui refait surface…
Et puis, cette vilaine impression qu’il est temps de régler quelques comptes avec mon ex-femme…

Enfermés, tels deux bêtes en cage. Seuls. Mais qui gagnera ce face à face imprévu?

15 ans
5475 jours

À partager mon quotidien avec cet être humain exceptionnel qui je croyais, serait mon mari pour le restant de mes jours. Cet homme qui a été, à la fois, mon meilleur ami et mon amoureux. Cet homme qui a été mon exception. J’ai été privilégié d’être celle à ces côtés. La façon qu’il avait de me flatter les cheveux quand je pleurais, de me soutenir dans tous mes projets, de me faire rire... De me connaître tout simplement. J’ajouterais, de me connaître par cœur, même mieux que moi je pouvais me connaître à l’époque. Et cet homme plus qu’exceptionnel n’est maintenant plus qu’un souvenir qui parfois, me semble si lointain...

Des inconnus que nous sommes devenus aujourd’hui. Je ne pourrais plus reconnaître ce rire que j’aimais tant, cette caresse qui avait le don de m’apaiser, ce sourire qui avait le don de me rassurer. Incontestablement, Caleb Adelson a été l’homme de ma vie. Repenser à ses années me fou toujours une énorme boule qui se coince au fond de ma gorge. Pourquoi repenser à la nostalgie de ce qui n’est plus ? Parce qu’à ce moment, dans ce magasin, il ne l’est plus. L'homme que j’ai tant aimé a disparu en même temps que la femme que j’étais à ses côtés. Tout s’est évaporé si vite. Nous n’avons rien pu contrôler. Une tempête destructrice qui n’a rien laissé d’intact sous son passage. Encore moins la personne que j’étais. Parfois, je me surprends à détester la personne que je suis devenue. Et dans mes moments de lucidité, j’aime mettre la faute de ce changement sur son créateur. Sur celui qui m’a détruit au point de me changer à tout jamais. Mon ex-mari.

La providence met notre ex sur notre chemin.

Pas dans mon cas...

Dans mon cas, croiser Caleb aujourd’hui, par le plus pur des hasards, n’est certainement pas dû à la providence. C’est plutôt dû au karma. Celui qu’il n’a cessé de provoquer pendant de longues années. Et le karma, c’est maintenant sur moi qu’il s’acharne. Parce que Caleb, tu es bien mon karma. Tu es celui qui me tire vers les bas-fonds de mon âme. Tu es celui qui fait ressortir ce qu’il y a de pire en moi. Tu me rends toxique. Je deviens la personne à fuir lorsque tu te retrouves près de moi. Et même, dans ce magasin, c’est moi que je souhaite fuir à l’instant. Je souhaite fuir à toute jambe, car je ne suis pas capable d’affronter. Je la sens la seconde tempête qui est si proche d’arriver. Alors c’est ce que je fais. J’enjambe mes pas jusqu’à la porte de secours avant de me rendre compte que celle-ci est verrouillée. Petit moment de panique qui s’empare de mon être. Je ne sais plus comment réagir. Plusieurs émotions me viennent et je ne sais plus comment gérer. J’ai peur, je suis en colère, mais je suis surtout apaisée. Parce que même si je suis enfermée avec toi, l’ennemi numéro 1, celui que je déteste du plus profond de mon être et réciproquement, je sais que tu ne me ferais aucun mal. J’ai conscience que tout ce qui est arrivé entre nous n’était pas pour me faire mal. Au contraire, c’était pour nous libérer de nos chaines toxiques qui nous liaient encore. Ce que nous avons fait, c’était essentiel, pour nous, pour notre bonheur.

Mais je ne peux m’empêcher de me sentir attaquée par tes paroles. Alors, ça me fait vriller au quart de tour. « Mais oui Caleb, je devais bien m’attendre à ça venant de toi... de l’ironie encore et comme toujours quand tu ne sais pas quoi faire... » Je me mets à taper des mains et j’enchaine « T’as jamais été capable de rien faire comme il faut en vrai » Est-ce, encore, l’une des nombreuses chicanes que nous avons déjà eu qui semble sur le point d’éclater ? Parce que c’est ce que nous sommes, explosifs, Caleb et moi. C’est ce que nous avons toujours été, et nous ne sommes pas en mesure de faire autrement face à l’autre. Si ça se trouve, c’est lui qui nous a enfermé ici. Gaffeur comme il est, ce ne serait même pas surprenant. « Je suis prête à parier que c’est toi qui nous as enfermé ici Adelson, sans même t’en rendre compte... » Étais-je en train d’affirmer qu’il était stupide ? Probablement un peu. Assez stupide pour laisser partir une telle femme que moi.

Et le voilà, qui ne trouve rien d’autre de mieux à me lâcher qu’une stupide vanne sur ma sexualité. Qu’est-ce qu’il peut bien en avoir à foutre que je me tape la moitié de la ville ou non ? Et puis, à remarquer que c’est bien la deuxième fois qu’il me fait une telle remarque. C’est qu’il doit vraiment être frustré sexuellement pour jeter sa haine sur moi comme ça « Je dois bien reprendre sur tout le temps que j’ai perdu avec toi... » prend ça dans tes dents. Je vois bien qu’il est en colère et surtout, très mal à l’aise d’être enfermé ici avec moi. Regardez-nous, nous fuyant comme deux enfants qui viennent juste de s’engueuler... Je décide alors de lui tourner le dos et de croiser mes bras sur ma poitrine. Qui de nous deux sera le plus mature ? Les dés sont lancés. C’est mal parti de mon côté.

Quelle punition divine je suis en train de vivre. Je me pose sincèrement la question. Qu’est ce que j’ai mérité pour vivre un calvaire pareil? Tout était si calme, si tranquille en ce début de journée. Presque l’annonce d’un mauvais présage. J’aurais dû m’en douter, encore un coup de ce putain de Karma qui ne se décide jamais à me foutre la paix.
Les conséquences du Paradis que j’ai vécu durant toutes ses années, aux côtés de la femme que j’avais choisi de faire mienne. Regretter? Ce n’est pas mon genre. Au contraire, je pose à présent un regard chargé de reconnaissance sur notre union. Elle a été ce qu’il y avait de plus formidable dans mon existence, elle était ma plus belle réussite. J’étais si fière de pouvoir me rendre en ville, dans notre restaurant favori, chez mes parents, avec Anya à mon bras. Avec ma plus belle victoire, celle d’être un mari comblé et ayant la sensation de ne plus rien avoir à prouver. Pourtant, je ne me doutais pas que l’orgueil précède la chute. Que malgré toutes mes certitudes, notre prétendu équilibre allait finir par voler en éclats. Que c’était la seule issue possible, que cette bulle de bonheur allait finir par éclater, tôt ou tard.
Et à la fois l’Enfer qu’a été notre divorce, notre séparation. L’évidence même de ne plus faire qu’un était salvatrice, en tout cas, je le pensais, avec certitude. Pourtant, je me fourvoyais. “Nous” connaissait une fin, nous allions redevenir “elle” et “lui”. Nous n’étions plus indivisible, la méfiance allait finir par remplacer la complicité, les cris et les larmes devenaient notre pain quotidien.
Est-ce que je regrette pour autant? Pas le moins du monde. Ce qui devait arriver arriva. Je n’étais pas non seulement fataliste, j’étais lucide.
Elle m’avait fait tourner la tête et maintenant… Maintenant… Elle m’exaspérait au plus haut moins, avec ses réflexions à deux balles.
Je l’aurais bien appelé par des noms d’oiseaux, mais je préfère être courtois. Autant que faire se peut.
Contrôlant ma fureur, je rétorque, piqué à vif de sa dernière remarque:

Ah bah c’est sympa, prends toi ça dans les dents, Caleb! Jamais été capable de rien faire, hein? Et ton dressing, que j’ai passé trois jours à monter le lendemain de l’achat de notre maison, hein, tu t’en souviens pas, de celle-là? Madame voulait DIX TRINGLES POUR POUVOIR SUSPENDRE SES ROBES, non mais je te jure…

Je pose une main sur mes lèvres, comme pour m’empêcher de déblatérer d’autres conneries. Non mais je rêve! Riant nerveusement, tel un fou furieux, j’ajoute, pris de folie:

On est où, là, dans une putain de caméra caché? Si c’est une blague, elle est loin de me faire rire.

Je fulmine, je ne serais pas étonné que de la vapeur sorte de mon crâne mis à dure épreuve. Je lutte contre l’envie de lui envoyer mille réponses qui ne lui plairait certainement pas. Malgré ma colère, je tente de garder la tête froide, de ne pas être davantage piquant. Blessé qu’elle m’estime responsable de la situation, je lui assure, d’une voix grave:

J’ai rien fait, Anya. Je te le jure. J’aimerais être partout dans le monde, sauf ici. J’ai des choses à faire.

Je suis de nouveau bougon, renfrogné. Rien n’y fait, je n’arrive pas à apaiser mon âme tandis que j’imagine Maddie et la joie que je vais pouvoir lire dans son regard à la seconde où elle découvrira son cadeau. J’aimerais la retrouver, elle et surtout Sio. Et quand Anya sous entend que mes activités intimes ne doivent pas être très reluisantes, je rebondis en prononçant ses mots, les lèvres tremblantes:

Pardon? Mais t’es vraiment…

Je préfère taper du poing contre le mur, provoquant un large trou dans le fébrile placo. Merde. Comment vais-je expliquer ça au propriétaire, hein?
Je m’apaise, en pensant à Sio, qui déteste la violence. En imaginant Maddie, dans mes bras, et toute la douceur que je dois fournir quand elle se niche dans mon cou.
J’inspire, j’expire. À la manière que Sinaya a passé des heures à m’apprendre, en me déversant tous les bienfaits de son putain de yoga.
Faut croire que ça finira par porter ses fruits.
Retournant à mes cent pas légendaires qui me permettent de remettre de l’ordre dans mes idées, je résume la situation, aussi calmement que possible:

Bon. Réfléchissons. Le patron a dû partir en claquant la porte, il n’a sans doute pas fait exprès. Je te propose qu’on fouille partout, il doit bien y avoir une clé de secours, un vieux organisé comme lui doit forcément en planquer une.

Oui, unir nos forces, excellente idée. Tentons de mettre de côté nos différends… afin de sortir de cette prison improvisée. Me mettant à la recherche de cette clé de malheur du côté du comptoir, je jette un regard de travers à Anya, finissant par soupirer, retournant à un échange plus apaisé:

… Bon, allez, sérieusement Anya… T’avais envie d’acheter quoi, de foutre les pieds ici? Promis, je ne me moquerais pas.

Et maintenant Caleb, tu tentes de faire la conversation?
Pas de doute: nous vivons les montagnes russes des émotions. Tous les deux, c’est explosif.
Comme depuis toujours, en somme…

Me retrouver enfermée avec Caleb, dans cette boutique, ne fait que confirmer la misère de ma journée. Mais pas que. J’ai immédiatement su que celle-ci pouvait encore s’alourdir et devenir bien pire qu’initialement. Que même si elle avait commencé de manière plutôt abrupte, la déchéance totale ne serait pas longue à atteindre. Parce qu’à chaque nouvelle rencontre entre nous, c’est toujours du pareil au même. On finit par s’engueuler à coup de qui réussira à émettre le plus de répliques sanglantes pour causer du tort à l’autre. Malgré que je sois reine à ce jeu, Caleb se défend plutôt pas mal, même si ça me fait mal de l’admettre. D’ailleurs, il est bien énervé par ma dernière remarque. Je le devine seulement au ton qu’il emploi. Un ton qui devient beaucoup plus agressif que nécessaire. De mon côté, de façon tout à fait calme et neutre, je lui rétorque « C’est tout à fait normal. Qui n’a pas besoin d’autant de tringles pour pouvoir suspendre ses robes dis-moi ? » C’est de mal me connaître de penser que je pourrais me sentir mal vis-à-vis cette affirmation qui le plonge dans une telle colère. C’est à ne rien y comprendre. Pourquoi se mettre dans une telle colère pour quelque chose d’aussi... banal ? C’était son rôle de mari après tout. M’épouser signifiait de subvenir à mes moindres envies et mes besoins plus que spécifiques. Dieu sait que j’étais difficile à satisfaire comme femme. Pas surprenant que Caleb ait voulu prendre la fuite. Qu’il ait voulu divorcer.  

Alors que je l’entends maugréer quelques paroles, je roule des yeux et soupire fortement. Mon ex-mari m’exaspère du plus profond de mon être. Et je crois que c’est réciproque. Mais j’ai l’habitude de faire cet effet à beaucoup de gens. Je suis consciente d’être exaspérante. Mais dans ce cas-ci, ça m’amuse de le voir se mettre dans une colère injustifiée et surtout incontrôlée. Je sursaute lorsque celui-ci ose flanquer son poing contre le mur. Toutefois, sans grande surprise, j’ajoute « Comme toujours, tu choisis de te laisser guider par tes impulsions. T’es incorrigible Caleb ! » Je sais pertinemment que ce sont mes remarques qui provoquent une aussi grande colère en lui. Il me laisse gagner. Il se laisse atteindre par tout ce que je peux bien lui balancer à la figure. Et je n’en suis pas peu fière, je dois bien admettre. Même si je préfèrerais d’un autre côté, qu’il essai un peu plus de se contrôler, de me faire face. De ne pas me laisser la victoire aussi facilement. De me compliquer un peu la chose. Mais je dois avouer que j’aime le fait d’avoir, ne serait-ce, qu’encore un peu d’emprise sur lui. Assez pour le faire complètement sortir de ses gonds. « Je suis vraiment quoi Caleb ? J’aimerais bien connaître le fond de ta pensée... » que j’ajoute en croisant les bras contre ma poitrine. Je suis tout ouïe, prête à écouter ce qu’il a à me balancer. Je suis prête à tout entendre. Je sais bien qu’il n’était pas sur le point de me faire un compliment, bien au contraire.

À sa dernière remarque, j’ajoute « J’ai une autre idée. Et si, on ne trouvait pas plutôt le moyen d’apaiser ces tensions qui pèsent entre nous ? » Serais-je devenue mature soudainement ? Ou est-ce plutôt, car je cherche à y gagner quelque chose ? Maintenant que nous sommes enfermés, c’est le moment parfait pour essayer de le faire, non ? Et puis, je vois bien qu’il essaie de faire la conversation, de manière aussi neutre que possible. « Pas avec moi Caleb. Je te connais comme le fond de ma poche. Je sais pertinemment que mes achats ne t’intéressent pas et c’est pas du tout ce qui m’intéresse non plus. » Sujet aussi banal que les achats ? Plutôt mourir ! Ce ne sont clairement pas ses achats qui m’intéressent à l’instant, non. Il a su me glisser une information de la plus haute importance lors de notre dernier échange assez corsé par texto. Je lui fais maintenant face, de beaucoup trop près, me soulevant sur la pointe des pieds « Tu veux parler Caleb, parlons... » que je lui susurre directement au creux de l’oreille, mes deux mains déposées sur chacune de ses épaules. Je me retrouve maintenant si près de lui, qu’il peut même sentir mon souffle chaud se faufiler doucement contre la peau de son cou. Je contourne légèrement son corps, baladant mes mains de son épaule jusqu’à son dos, avant de venir m’installer sur le comptoir lui faisant face. Je saute légèrement afin de pouvoir m’y assoir et avec exagération, j’ouvre les jambes, laissant entrevoir ma petite culotte sous ma jupe. « Parle-moi... » Je les referme aussitôt pour venir les croiser l’une par-dessus l’autre et j’ose ajouter « ... d’elle. » Et j’insiste sur le elle, tout en mordant sensuellement mon petit doigt. Le déstabiliser ? Que très peu. Faisant référence à cette femme qu’il m’avait mentionné par texto, la femme qui le rendait si heureux. La femme qui lui avait permis de trouver l’amour, le vrai, selon ses propos. Rien de moins qu’une histoire à faire fantasmer plus d’un...  

Elle dure, perdure, la gêne. Oui, elle est savamment masquée par la colère, par l’impulsivité dont je peux faire preuve sans vergogne, aux côtés d’Anya. Je n’ai pas à me limiter, à son contact, je suis capable du pire comme du meilleur. J’aime à penser que durant notre long et heureux mariage, j’ai été la plus belle version de moi-même. Et même si aujourd’hui, une autre vie m’appelle, tel le chant des sirènes, je ne regrette en aucune façon les instants partagés avec Anya. Elle est et restera ma première femme, la première que j’ai choisi d’aimer, de savourer, de contempler. Oui, je parais furieux et excédé… Mais en réalité, je suis surtout en peine. Presque en deuil.
Comment avons nous pu en arriver à ce stade si désolant…?

Ses bras croisés sur sa poitrine m’inspire, j’adopte la même position qu’elle, par mimétisme et me décide à lui répondre, avec une sincérité à toute épreuve:

Tu es… comme d’habitude. Intraitable, ton franc parler est légendaire, n’est ce pas, Mademoiselle Holt?

Ne plus l’appeler Adelson reste toujours aussi étrange et désagréable. C’est comme regarder à travers une fenêtre sale et épaisse: nous pouvons entrapercevoir les bribes d’un passé qui n’a plus aucune raison d’exister mais qui, autrefois, semblait être mon unique raison de vivre.
Oui, Anya, tu étais tout. Et tu ne peux pas devenir... “rien”. Un entre deux devrait être envisageable, si seulement j’arrêtais de te voir comme une guenon en furie.
Mes à priori se retrouvent détruits. Tandis que je propose une solution efficace pour s’échapper de cet Enfer, Anya, elle, évoque la franchise, d’apaiser les tensions. De profiter de ce tête à tête pour mettre cartes sur table. Ébahi, je me renfrogne… J’ai la sensation qu’un piège ne tardera pas à se refermer sur moi et ma pauvre naïveté. Et que je n’ai aucune option de fuite. Plus maintenant. Je n'ai plus le choix, je dois abdiquer. Sortir le drapeau blanc.
Anya s’approche, ses mains entrent en contact avec ma peau. Dans un sursaut, je pense tout d’abord à me dégager de son étreinte… C’est le genre de situation qui, autrefois, m’aurait fait grimper au rideau. Qui m’aurait forcé à l’attraper par les hanches, à la soulever jusqu’à notre lit pour une nuit d’amour intense où j’aurais honoré ma femme de toutes les manières que ce soit. Mais pour le moment, je suis surtout pétrifié. Tel un pauvre bougre qui vient de croiser le regard de Médusa, je ne peux plus me mouvoir, je suis coincé. Son souffle faisant frissonner les poils à la naissance de mon torse, mon regard qui est captivé par ses pupilles flamboyantes, les parties de son intimité que je n’ai que trop dévorer.
Merde, Caleb, CONCENTRE-TOI. Faisant claquer ma langue contre mon palais, je finis par cracher, sur un ton faussement ironique:

D’elle? De qui, de ta mère?

Mauvaise option, Caleb. N’emprunte pas cette pente si dangereuse, tu n’es clairement pas équipé pour affronter cette dispute à venir, indéniablement si tu poursuis dans cette voie.
Tu n’es plus tout à fait le même qu’elle a connu, mon vieux. Tu es à la fois plus solide, moins éparpillé.
Prouve lui. Après tout, si le Karma vous a réuni, enfermé dans cette boutique pour une heure ou deux, ce n’est pas pour rien. Il y a forcément une raison.
À toi de trouver laquelle.
Répondre à son interrogation semble être ton seul échappatoire, Caleb.
T’es prêt à souffrir? Anya la policière, sexy et déterminée.
Va falloir être le suspect en or, mon cher.
Alors, après un raclement de gorge, j’attrape une chaise que j’installe en face du comptoir où est installée ma charmante ex-femme, je m’y assois avec le dossier contre mon torse et prends mon temps avant de finalement avouer:

Elle est formidable. Elle et moi, c’était impossible et… Bam.

Je ne suis pas avare de mots, ce qui est très perturbant. D’ordinaire, je suis toujours très expansif quand il s’agit de Sio mais… Je ne parle pas à n’importe qui. Malgré ma fureur à l’égard d’Anya, je ne me vois pas lui étaler mon bonheur avec aussi peu de pudeur.
C’est comme tenter d’arracher un pansement d’un coup sec. On sait que c’est la seule chose à faire, mais on reste hésitant, suspendu à ces secondes précédents le geste qui, une fois réalisé, ne connaît aucun retour en arrière.
Les yeux vers le plafond, j’ajoute, innocemment:

Nous allons nous marier, Anya. D’ici quelques mois.

AÏE, Caleb. Ça y est, tu l'as fait. Il est enlevé.
Mais la plaie reste, sans aucun doute, toujours très à vif...
Et tu viens de jeter de l'alcool dessus. Ça pique, ça fait mal...
Mais qui de nous deux ressens la douleur la plus insupportable...?

TW : violence physique.
« Nous allons nous marier, Anya. D'ici quelques mois. »

Cette phrase résonne en moi, de bien trop nombreuses fois, comme de vifs coups de poignard que l'on m'insère en plein cœur. À cet instant, de nombreuses émotions m'envahissent. La gêne, la peine, la colère, l'incompréhension... Il y a à peine quelques minutes, j'étais prête à m'offrir à lui, une dernière fois, que nous puissions nous consumer tout entier. Laisser nos cœurs s'embraser pour une dernière fois. Laisser nos corps se reconnecter l'un à l'autre, se redécouvrir sous une nouvelle facette. Mais avec cette révélation et mon pathétique numéro de charme que j'essayais d'offrir à mon ex-mari, je me sens immédiatement embarrassée. Mes jambes écartées qui offraient une jolie vue directe sur ma petite culotte viennent se refermer aussitôt, ainsi que mon sourire joueur et ce regard malicieux qui venait de naître viennent s'éteindre tout aussi rapidement. Je resserre même mon par-dessus contre mon corps que j'essaye de couvrir le mieux possible. Mais quel idiote ! Encore une fois, je me suis laissée entourlouper par ce sex-appeal que mon ex-mari dégage. Je me suis perdue dans ses yeux d'un bleu que j'ai beaucoup trop connu. Le charme que Caleb opère sur moi est au-delà des frontières tangibles du physique. C'est sa façon d'être tout entier qui m'a toujours fait vibrer. Pourtant, Caleb n'est pas le type bien dans sa peau, a avoir la plus grande confiance en soi et encore moins à rayonner de joie, soyons franc. Quoi que, depuis qu'il a rencontré cette fameuse femme "formidable", il semble vivre sur un petit nuage. Non. Caleb m'a toujours charmé avec son répondant, son sarcasme et sa détermination. Pourtant, tout ce que j'aime chez lui aujourd'hui, semble être mis à mon épreuve. Je suis sincèrement blessée à cette pensée.

À la seule pensée que... je ne serai plus la seule madame Adelson existante à ce jour.

Je suis sur le bord de la crise de nerfs. Vais-je craquer dans une énorme crise de larmes ou vais-je exploser de colère ? Et si... ce n'était aucune de ces réponses. Et si, pour la première fois, je me montrais plus forte que lui ? Que je ne me laissais pas entrainer dans son jeu aussi facilement qu'il ne l'aurait souhaité. « Félicitations Caleb, et c'est pour quand la date ?! » L'excellente actrice que je suis ne laisse même pas paraitre une once de colère ni même de déception. Aucun ressentiment n'est perceptible. Pourquoi ? Parce que je sais très bien comment manipuler l'homme avec qui j'ai passé plus de quinze années de ma vie. L'indifférence. Seul sentiment que je n'ai clairement pas ressenti face à cette annonce. Mais seul sentiment que je démontrerai face à lui. Caleb ne sait pas comment gérer avec l'indifférence. L'indifférence fait mal. L'indifférence est le pire des mépris. Aussi blessante que cette phrase m'est pu être d'entendre, aussi blessant que mon mépris sera. « J'espère que cette fois-ci sera la bonne. » Et la voilà, la petite pique de mépris. Est-ce que je le souhaite réellement ? Bien sûr que non. Est-ce que mon ex-mari le sait ? Certainement. Est-ce que mon ex-mari en a quelque chose à foutre ? Certainement pas. Malgré mon calme légendaire face à lui, je me rends compte que mon ton grimpe peu à peu « J'espère que lorsque tu la verras s'avancer vers toi, tu l'as regardera, avec ce même regard sincère que tu m'as lancé et que tu lui diras que tu lui promets de l'aimer pour l'éternité Caleb ! » Je deviens beaucoup plus à cran, je me rends compte que je suis en train de lui crier ma dernière phrase « L'ÉTERNITÉ CALEB, TU M'AVAIS PROMIS L'ÉTERNITÉ. » Je le sens, c'est là que ma chute arrive. Je suis sur le point de m'effondrer devant lui. Mais je ne peux pas lui faire ce plaisir. Alors je me montre forte. Je m'avance près de lui, à quelques centimètres de son visage et je le fixe d'un regard méprisant, comme je n'en ai jamais lancé auparavant. Ne sachant plus me contenir, je laisse ce trop plein de colère m'envahir et ma main s'affaisse contre sa joue, laissant une marque rouge prendre place à l'endroit où je viens de le gifler. Dans un réflexe de surprise, ma main vient couvrir ma bouche qui ne peut plus se refermer. Je suis sous le choc. Même si cette gifle est plus que mérité, je me surprends à laisser une seule larme s'échapper. Il est hors de question qu'elle ait le temps de rouler jusqu'à ma joue. Je l'essuie instantanément. Je ferme les yeux et je ne cesse de me répéter

Je suis plus forte que toi Caleb, je gagnerai cette manche.

Me Marier.

Deux mots, quatre syllabes. Un verbe tout ce qu’il y a de plus… classique mais qui pourtant dresse un véritable mur de pierres entre Anya et moi. À l’image de notre relation présente, nous cherchons sans arrêt des armes pour pouvoir nous affronter… et je crois bien avoir dégoupillé la plus chargée des grenades.
N’est-ce donc pas ce que j’ai cherché, au travers de cette putain de joute verbale? C’est à celui qui va taper le plus fort, faire le plus mal, lancer le plus loin. Une véritable compétition. Ou bien, une simple vengeance qui peut enfin avoir lieu grâce à ce putain de foutu de hasard de merde…
Et ouais, je sais que ça te fait mal, Anya, d’entendre ça. Parce que tu me connais, mieux que personne, et que les années passées l’un avec l’autre ont forgé notre complicité qui est, à présent, un lointain souvenir. Qui n’est plus qu’une putain d’utopie. On a été, on ne sera plus jamais… J’dois l’imprimer, bordel, dans mon esprit confus. Je dois me faire une raison. Pourtant, je suis incapable d’avaler le fait que nous sommes résumés au terme d’ennemis, elle et moi.

On peut dire que du côté d’Anya, c’est plutôt la douche froide. Que dis-je, le vent glacial, le froid polaire, la bourrasque directement venue de l'Antarctique. Elle qui paraissait chaude comme la braise, voilà que ses évidentes pensées, je les vois mourir, dans ces yeux. Ce… pétillement, si caractéristique de son effroyable et complexe personnalité semble disparaître… Ne plus être un spectacle auquel j’ai droit. Mais je le savais, en signant ces papiers de divorce, que plus jamais je n’aurais le droit de compter, dans son existence. Que ce statut si particulier qui me qualifiait comme le centre de sa vie serait rayé. Effacé. La clémence ne semble pas pour autant être d’actualité… Le combat se poursuit, inévitablement. La partie reprend, toujours plus virulente.

Mais Anya reste fidèle à elle-même. Malgré l’adversité qui la transperce, comme une flèche en pleine poitrine, elle se redresse, reste vaillante, fière et drôlement impressionnante. Sa manière de me questionner sur la date du mariage, elle sonne… faux. Sa voix aiguë, presque trop stridente, ne lui ressemble guère. Putain, Anya, depuis quand tu traverstis tes émotions, hein? C’est moi, bordel de merde. C’est moi, Caleb, ton ex-mari, celui qui sait exactement la quantité de sucre que tu aimes dans ton café, qui connaît ton odeur favorite, ta destination de voyage de rêve. On aura beau tout faire pour se détester, putain, on ne peut pas oublier qu’on s’est aimé, un jour. Je ne regrette en rien ce mariage, cette union, ces choix. Je n’ai pas la sensation d’avoir fichu une belle paire d’années à la poubelle, non, certainement pas, car tu restes une des plus belles victoires de toute mon existence: Tu restes celle à qui j’ai dis “Je t’aime” pour la première fois, en le pensant, si fort. Tu restes ma première femme, mon premier choix, ma première victoire.

Ouais, putain, qu’est ce que j’aimerais lui dire tout ça. Mais malheureusement… Rien ne sort de ma bouche. Mes lèvres restent closes, je demeure interdit, presque… engourdi. Quand elle me sort une de ses remarques revêches et bien placée, je le sens, ce pincement dans ma poitrine. C’est qu’elle tire vraiment à balles réelles, la saloperie. Je pourrais presque venir plaquer le bout de mes doigts contre mon torse, tant la douleur paraît… réellement infligée, de manière concrète. Mais Anya a toujours possédé cet étrange pouvoir, cette mystification d’un autre genre: elle sait comment m’atteindre. Elle sait quoi faire… Ou justement, se retenir en faisant preuve d’un dédain hors du commun. Putain, mais… est-ce qu’elle pense que c’est un jeu? Du genre, qui pisse le plus loin? Mais franchement, putain, QU’EST CE QU’IL FOUT LE PROPRIÉTAIRE DE LA BOUTIQUE?! Il est parti déjeuner à l’autre bout de la ville ou quoi?! Pitié, faîtes en sorte que ce cauchemar s’arrête, que je puisse sortir, retrouver de l’oxygène car la Vipère Anya semble me priver de toute contenance vitale!

Bouillonnant de colère mais sentant également la mauvaise foi prendre le dessus sur mon ex-femme, je ne peux m’empêcher de rétorquer, ayant la sensation de lui renvoyer une balle de tennis d’un coup de raquette plutôt cuisant:

Putain, t’es sérieuse à me dire ça…? T’as été la bonne, Anya. T’as été, c’est du passé, mais ça ne s’efface pas aussi facilement, contrairement à ce que tu pourrais croire. Ouais, j’suis heureux, j’vais pas te mentir, j’suis même fou amoureux. Et alors…?

Je lève le menton dans sa direction, je la met au défi, relève celui qu’elle m’offre comme sur un putain de plateau d’argent. Elle cherche à me faire sortir de mes gonds, je ne suis pas dupe. Mais curieusement, j’avance dans le piège presque à reculons, ayant tout de même la furieuse envie de lui asséner le coup fatal.

Putain mais à partir de quand tout est devenu si haineux, entre nous? Si compliqué et à la fois si triste…?

Et là, la gifle. La vraie. Je la prends en pleine gueule, elle résonne dans mes oreilles, comme un écho. Sous le choc, je ne bouge pas d’un millimètre, interdit, presque pétrifié. Je me contente d’écarquiller les yeux, dévorant son visage, inspirant longuement, me retenant de faire à mon tour preuve d’une violence qui ne résoudrait rien.
Et cette larme qui roule sur sa joue ne trompe personne, et son cri du cœur, je l’attrape, il glisse entre mes doigts, l'écran de fumée qui paraît si solide, contre lequel je me heurte.

Pour la première fois de ma vie, je ne sais pas. Déstabilisé, hésitant et surtout paniqué, je ne sais pas comment réagir. Je ne sais plus. Je doute, je me balance sur mes pieds, ne lève même pas le plat de la main pour aller vérifier l’état de ma joue.
Je n’en ai rien à foutre, putain.
Tout ce qui compte pour moi, c’est l’instant présent. Ce qui est fait est fait, je n’ai plus aucune prise sur un passé certes récent mais derrière nous.
Je n’ai jamais été doué pour déchiffrer les émotions. Mais celle que je lis dans le regard d’Anya est plutôt claire comme de l’eau de roche.
Et soudain, je sais.
Je comprends. Et j’agis.
Me laissant porter par un élan profond que je ne sais retenir, je m’approche d’Anya, attrape ses épaules d’un bras et la plaque contre mon torse, tout en posant mon menton sur son crâne, lui murmurant, la voix brisée:

Anya… Anya, putain, allez, viens là…

Je ne veux pas forcer ce contact mais putain, j’en avais envie. J’ai besoin de la retrouver, de lui faire comprendre qu’elle n’a jamais été un brouillon, une erreur et encore moins un échec… Elle doit le comprendre. Je dois être adulte, pour une fois, putain de merde, et prendre les choses en main. Sans les casser, sans les broyer entre mes doigts épais. Faire preuve de délicatesse et de prévenance, il n’est pas trop tard, j’en suis convaincu. Alors, attrapant une de ses joues de mon autre main, je plante mon regard dans le sien, tentant de ne pas être déstabilisé par ces éclairs qui quittent son âme et lui envoie ces quelques mots, qui résonnent comme une tentative d'enterrer la hache de guerre:

Anya, putain, stop. Allez, on arrête tout, là. Ouais, j’vais me marier et que tu sois heureuse pour moi ou non ne changera rien. Par contre, cesse d’être en colère. Allez, fais-le pour moi mais surtout pour toi…

J’suis peut-être condescendant, pénible et surtout un brin trop optimiste.
Mais faut bien que quelqu’un dégaine le drapeau blanc, n’est ce pas…