Cracher dans la soupe | Jayson

Cracher dans la soupe

Janvier 2024, auprès des SDF dans un froid polaire ◘ ft. @Jayson Salazar

Les bras croisés pour tenter de se réchauffer un peu, Teresa se demande vraiment ce qu'elle fout là. Son anorak est trop léger pour un temps pareil. Les pauvres gens qui font la queue ne semblent pas mieux loti qu'elle face à ce froid désarmant. La nuit, l'hiver et cette maussade ambiance qui règne dans les rues quand les fêtes sont terminées et qu'il faut reprendre la vie normale. Elle claque des dents, tente de savoir ce qui sent le plus mauvais entre les personnes qui n'ont pas vu de douches depuis des lustres et la fameuse soupe qu'on leur serre dans des grands gobelets. Ce sera bientôt à son tour de servir, de se brûler les mains car bien sûr, elle n'a pas de gants. Ils ont mis quoi là-dedans ? Des légumes vraiment ? Les morceaux qui flottent dedans ne lui inspirent pas confiance. Est-ce qu'elle regretterait presque sa cellule ? Cette pensée vient lui foutre un coup au moral, elle baisse les yeux, fuyant à la fois le regard des malheureuses qu'elle est censé aider et ceux des autres détenus qui sont dans la même galère qu'elle.

Pendant le tour de paroles la dernière fois, elle n'a pas écouté. Ni les noms, ni les antécédents. On ne donne pas son motif d'incarcération, seulement le temps passé au trou. Cinq ans, ça fait un bel effet à un si jeune âge. Le seul qui soit resté aussi longtemps que toi c'est celui qui rouspète un peu plus loin. Il n'a vraiment pas l'air à son aise, aussi paumé qu'elle. On les a mis ensemble et ce sera bien à leur tour de s'y coller. De sourire ? De faire la gueule ? Elle est serveuse Tessa, elle devrait pouvoir s'en sortir sans en mettre partout ? Cette file d'attente n'en finit pas. Est-ce qu'il y en aura assez ? Pourquoi est-ce que ça l'inquiète ? Peut-être parce que la faim, ça l'a connait. Elle en a souffert trop jeune et trop longtemps. Assez pour savoir dans quel état on peut être, quel niveau de faiblesse on peut atteindre, quand on ne se nourrit pas assez. Fébrile, elle s'approche alors pour prendre la place du précédent donneur de soupe, son compagnon de peine à ses côtés. « Je remplis les gobelets ? » Elle propose d'une voix un peu enrouée de parler si rarement.

Par habitude, elle exécute des gestes précis, se met à remplir les gobelets avec application, quelques rares gouttes échappant à la louche, malgré ses mains glacées et les tremblements qu'elle réprime. Il n'a plus qu'à les saisir et les servir. Un peu passive, elle le regarde faire, tente de caler son rythme au sien. Elle regarde parfois leurs "clients" dans les yeux. Certains grommèlent quelque chose, d'autre ne disent rien. Étonnamment, celui-ci vient de les remercier avant de partir, le regard fuyant. Un grand malaise règne autour d'eux. Alors peut-être par soucis de faire passer le temps plus vite, elle vient demander quelque chose à son coéquipier. « Tu penses qu'il y a quoi dedans ? » Les yeux noirs glissent sur le visage inconnu. Cinq ans de prison. Voilà un point commun sorti de nulle part. Il pourrait y avoir quelque chose d'autre ? C'est bien rare que Tessa discute assez longtemps avec qui que ce soit pour en trouver de toute façon. Ce serait une grande première.

La coupe populaire
FT. @Teresa Vidal
tw : langage grossier, prison, pauvreté

- Non.

J’l’ai fixé un moment, le pignouf qui m’sert d’agent de probation. Y’a eut un silence particulièrement pesant, gênant même. J’attendais, ouais j’attendais qu’il revienne sur ses mots, ou que j’me réveille de cet enfer. Car bordel, si j’étais libre, c’était certainement pas pour subir tout ça. Qui dans la vie, s’adonne à ce genre d’activité caritative ? Pourquoi est-ce que je dois m’y rendre ? J’veux pas faire ça, j’en ai marre de leur connerie.

- Jayson, vous n’avez pas été parfaitement irréprochable pendant votre probation. Il est vrai que votre incarcération après l’incident de pont était une erreur administrative, mais nous avons noté quelques soupçons vous concernant ; vous et des activités… Comment dire… Douteuses. Votre traceur GPS a montré pas mal de promenades nocturnes, notamment au stand de tir en fin d’année et aussi curieusement sur un lieu de cambriolage bien qu’il soit impossible de prouver votre culpabilité. Et… Eum… Bien que j’ai trouvé justificatif… Le weekend à Vegas.

On se regarde d’un air entendu.
Ce qui se passe à Vegas, reste à Vegas.

- Vous devez prouver que vous voulez vous réinsérer, que vous avez pris le bon chemin. En juin, le juge statuera du retrait ou non de votre bracelet électronique, vous devez mettre toutes les chances de votre côté. Alors si le groupe vous demande d’y aller, vous y allez.

- À la putain d’soupe populaire ?

Ouais, la soupe populaire mon p’tit gars.

Me v’la donc sur les lieux dès le lendemain, grognon, enfermé dans une épaisse doudoune rose fuchsia, on dirait une vraie p’tite barbe à papa ambulante. Au moins; les pauvres vont m’voir. J’suis au service, il parait. Un grand gaillard d’un mètre quatre vingt cinq, de rose vétu, qui s’agite avec sa louche ? Ouais, c’est moi.

Il y a cette fille avec moi, j’l’ai déjà vu au groupe mais c’est pas comme si j’écoutais grand chose. Elle a prit cinq ans aussi, il parait. J’aurai pu me montrer attentif, mais j’ai abandonné l’espoir que quelqu’un puisse comprendre c’que j’ai traversé. Après tout, j’imagine que les prisons pour femmes sont bien moins horribles que les taules de haute sécurité pour les hommes.

Elle a l’air résignée, pendant que moi j’y mets toute la mauvaise volonté du monde.

- Hum.

Que j’repond en lui donnant la louche, si elle a envie de remplir les gobelets, j’vais pas m’battre pour la mission. J’passe les gobelets aux clochards édentés qui nous remercient même pas, en fait, j’ai pas envie qu’ils me remercient. Qu’ils circulent et qu’on en finisse au plus vite.

- De la flotte, des cubes de bouillons, des vermicelles périmés refilés gratuitement ainsi que des légumes abandonnés du marché ; une bonne dose de pitié. Au suivant…

J’tend un gobelet à un SDF qui reste planté devant moi.

- Quoi ?

- Il a eu plus de vermicelles que moi celui d’avant. Pourquoi tu fait ça ?

- Pourquoi j’ai fais quoi, hein ?

Que j’lui demande piqué par la surprise.
C’est que l’gars il ne démord pas et reste planté devant moi.

- Tu crois qu’on va s’amuser à les compter pour que ça soit équitable, hein ? Regarde derrière toi, y’en a encore pour une heure, tu crois qu’on a l’temps de discuter ? Tu veux peut-être un peu d’coriande ou des paillettes d’or dans ta putain d'soupe ? Circule avec tes puces, bordel, sérieux, t’es pas tout seul mec.

J’me prend une insulte homophobe avant qu’il daigne dégager de là.

- L’rose c’est pas qu’une couleur pour les homos et désolé si j’ai pas d’argent pour m’habiller chez Mango ou je ne sais où, ils avaient qu’ça à donner à l’église ! Parce que bordel, c’est MOI le putain d’pauvre ici !

Que j’l’engueule alors qu’il s’en va sans se retourner.

J’reporte mes yeux verts sur la file d’attente qui m’fixe avec des yeux ronds, puis doucement vers ma collègue de corvée de remplissage des gobelets.

- J’ai dépassé les bornes ?

Cracher dans la soupe

Janvier 2024, auprès des SDF dans un froid polaire ◘ ft. @Jayson Salazar

Pour une fois, c'est elle qui engage la conversation. Pourquoi ce silence la gênerait ? Mais elle veut briser la glace, tout en évitant de se brûler. Sa réponse longue et pleine de détails vient éveiller la curiosité de Tessa. « La pitié était au rabais j'crois. Pas sûr qu'il y en ait pour tout le monde. » Elle ajoute avec malice, espérant tirer un sourire sur le visage concentré de son aîné qui fait passer les contenants remplis de soupe avec autorité pour ne pas que les gens attendent trop longtemps. Vous êtes efficaces mais c'était sans compter sur des complications.

Teresa ne manque rien de la scène qui se joue devant elle, entre un ancien détenu en doudoune rose et un miséreux qui demande un peu plus de vermicelles. La brune est à la fois sidérée par le culot de l'un et la répartie de l'autre. Elle a l'habitude de ce genre d'altercation. En prison, faut se battre pour son bout de gras mais c'est pas son truc d'en réclamer. Elle trouve la réaction de son coéquipier rude mais juste. Au moins, ça fait un peu d'animation dans tout ce silence gênant, entrecoupé de soupe bouillante versée et de claquement de dents. Mais à l'insulte, le ton monte un peu plus et la vérité éclate au grand jour : vous aussi, vous êtes dans le besoin. Sortir de prison ne vous donne pas tant de privilège à côté de ceux qui n'ont rien. Elle pense à son van sans chauffage dans lequel elle dort tous les soirs et son cœur se sert en entendant quelqu'un qui à le courage de le dire haut et fort. C'est rare les gens comme ça, est la réflexion qu'elle se fait en l'écoutant.

Il a crié et mais le plaignant finit par battre en retraite et il se tourne vers elle pour savoir s'il a été trop loin. Cet élan de révolte touche la passivité habituelle de la petite serveuse. « Non, c'est toi qui a raison. Faut se faire entendre. Le respect ça va dans les deux sens, on va pas se prendre la tête pour des vermicelles. » Dit-elle alors d'une voix posée, la tête haute, maîtrisant un peu mieux la raideur de son corps embarrassé par le froid. Elle lui adresse même un petit sourire. « Elle est très bien ta doudoune. Au moins tu te cailles pas le cul. » Lui fait-elle remarquer avec désinvolture, prête à adresser un regard noir à quiconque viendrait la contredire sur ce point. Est-ce un peu de solidarité qui se tisse entre les deux désignés volontaires à cette soupe populaire ? Ils vont jusqu'au bout de leurs tâches, sans se brûler et sans autre anicroche et Teresa reste à ses côtés quand ils passent la main au prochain.

« C'est toi ton nom ? » Question banale, mais indispensable. Elle ne se voit pas l'appeler "doudoune rose" tout en continuant la conversation. Elle précise aussitôt qu'elle s'appelle Teresa mais préfère juste le diminutif Tessa qui fait moins vieillot. Ils sont contraints de rester à la réunion jusqu'à la fin de la matinée, d'aider à ranger dans un camion le matériel déployé à la fin. « T'as déjà pensé finir dans cette file d'attente ? » Une question qui lui vient comme ça, sans filtre. Après tout, le bonhomme n'a pas l'air d'en avoir beaucoup. Et il faut bien faire passer le temps. Le silence ça va un temps. Au moins tenter quelque chose d'autre, c'est bien. Surtout pour cette nouvelle vie qui n'en est pour elle qu'à ses balbutiements.

La soupe populaire
FT. @Teresa Vidal
tw : langage grossier, prison, pauvreté

De la pitié, il y en a de toutes sortes… Alors moi, j’suppose qu’il y en a pour tous et pour tous les goûts ! Mais pour ce qui est des actions, c’est bien plus rare. Moi, je n’étais pas là de gaieté de cœur, ça me faisait clairement chier de me venir jusqu'ici pour distribuer de la soupe à des clodos qui me renvoyaient pas si mal à l’image de ce que je suis, au final. Un raté, un pauvre, un rebus d'la société. J’suis pas un d’ces bourgeois qui viennent une fois par semaine ici pour se donner bonne confiance, à envoyer des snaps sur la toile pour prouver aux autres qu'ils sont de bonnes personnes. J’n’aime pas les réseaux sociaux, ça m’terrifie même… Je trouve ça horrifiant. Les gens donnent bien assez leur avis sur qui je suis pour qu’en plus je m’expose à l’international. J’laisse ça aux jeunes, aux gens qui appartiennent au monde actuel, parce que moi… J’resterais toujours dans la marge.

Après un débat bref mais animé avec un clochard, je me tourne à nouveau vers ma compagne de galère. J’esquisse un p’tit sourire, c’est vrai que ça n’a aucun sens, de se prendre la tête pour des vermicelles. C’est l’premier sourire d’la journée j’crois… Parfois, lorsque je souris, ça m’fait presque mal au visage, comme si mes zygomatiques s’étaient durcis comme du verre à force de ne pas sourire… Pourtant, jovial, je le suis sincèrement. Trop parfois, et puis… Il y a les ténèbres d’autres jours, comme si l’ombre de la prison me happait de nouveau.

- Mm.

J’sers encore quelques gobelets, parce que moi j’m’en fiche pas mal que ma doudoune soit rose, comme j’me fiche de tous les tatouages déplaisants qui couvrent ma peau ou que je soit trop grand et trop mince. Mon allure, dans sa globalité, j’m’en tape.

- Jayson, mais tu peux m’appeler Jay si on en vient déjà aux p’tits surnoms.

Un deuxième sourire.

On s’fait remplacer par un autre duo, ça m’contrarie, parce qu’attendre à ne rien faire, c’est pas mon fort. J’piétine sur place, plus je sais que je dois rien faire, plus mon énergie veut se manifester. À croire que mon TDAH a aussi l’esprit de contradiction.

Mes yeux verts s’attardent sur la file d’attente. Est-ce que je vaux mieux qu’eux ? Pourquoi est-ce que je ne ferais pas la queue moi aussi ? J’ai faim, c’est évident… Mon physique hurle que j’crève la dalle, mais j’ai appris à ne pas écouter ces hurlements intérieurs.

- Viens.

J’lui fais signe de me suivre, derrière le camion. J’me rends compte trop tard. que suivre un type comme moi derrière un camion, ça ne doit pas inspirer confiance. J’me retourne vivement, foutue énergie, pour m’assurer qu’elle me suit malgré tout. Une fois à l'abri des regards, j’ouvre la poche de cette fameuse affreuse doudoune pour sortir un paquet de croutons.

- Possible que j’ai oublié de mettre ça dans la soupe… Mister Vermicelles aurait pu râler pour ça aussi. On partage ?

Voleur un jour, voleur toujours.

J’ouvre le paquet pour me sacrifier et gouter en premier. Ça croustille sous la dent, c’est gras, mais c’est pas mauvais. J’parie que c’est meilleur que la soupe. J’affiche une moue qui veut dire : c’est pas trop dégueulasse. Avant d’lui tendre le paquet pour qu’elle pioche à son tour.

- T’as froid ? J’suis à peu près sûr que l’rose t’irais mieux qu’à moi. Grandes poches, pratiques pour piquer des trucs, mais vraiment moche… Les catholiques ont vraiment mauvais gouts. Presque autant que les mecs qui ont inventé ces putains d’croutons. Enfin… Tout ça pour dire que j’te la donne si tu veux, j’tiens pas en place, j’me tient chaud tout seul.

J’arrêtais pas d’piétiner sur place depuis mon arrivée, il faudrait être aveugle pour ne pas s’rendre compte que j’avais des ressorts sous les pieds…

Cracher dans la soupe

Janvier 2024, auprès des SDF dans un froid polaire ◘ ft. @Jayson Salazar

Sa remarque a fait mouche et elle voit le visage de son compagnon d'infortune lui offrir un sourire. Etrangement, Tessa sent son coeur se réchauffer. C'est pas tous les jours qu'elle ressent ça : un peu d'attention à son sujet. Elle a tant l'habitude d'être dans l'ombre, oubliée, surtout après avoir été retirée de la société pendant cinq longues années. "Mise au trou" comme on dit vulgairement. Quand ils sont démis de leurs fonctions, la portoricaine prolonge la conversation par les basiques. Son nom et comment elle préfère être appelée. Il fait de même, s'amusant de connaître déjà son surnom alors qu'ils ne se connaissent pas du tout. Est-ce que c'est sa doudoune rose qui le rend sympathique à ses yeux ? Il faut dire que Tessa avait l'habitude de se rapprocher des hommes plus âgés. Ses clients. Elle n'est donc nullement impressionnée de le suivre derrière un camion, que ce comportement soit louche ou pas aux yeux du reste du groupe. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, elle trouvait son compte en vendant son corps d'adolescente. Parfois même, on s'attachait à elle avec quelques cadeaux. De l'attention et de l'argent, deux choses dont elle a toujours manqué et qu'elle pouvait retrouver ainsi.

A sa question, il vient sortir un paquet de croûtons de sa poche et sa fierté semble contagieuse. « On dira rien, il lui fallait déjà pas grand chose pour se plaindre de toute façon. Volontiers. » Elle répond alors, attendant qu'il se serve le premier avant de plonger sa main dans le sachet pour déguster à son tour le met volé. Elle ferme même un instant les yeux, savourant son premier repas de la journée, à la gratuité sans égal. Elle attend habituellement l'heure de l'embauche, vers 11h, pour prendre un petit déjeuner improvisé avec les cacahuètes délaissées par les clients de la veille au bar. Elle n'a pas encore eu son premier salaire et tout est parti dans l'achat du van. « Ça se mange. Merci Jay. » Dit-elle en espérant se montrer un peu plus aimable, même si son visage reste figé dans ce rictus neutre qu'elle arbore toujours. Comme privé de l'expression des sentiments qui l'assaille sans arrêt.

En baissant les yeux, elle remarque enfin que son interlocuteur ne fait que de sautiller sur place, comme s'il s'apprêtait à faire un jogging. Puis voilà qu'il lui demande si elle a froid. La brune hausse les épaules alors qu'il lui parle de sa superbe doudoune, prêt à lui prêter. Il parle longuement et Teresa écoute avec attention jusqu'au bout, avec une attitude mi-polie, mi-amusée. C'est vraiment un drôle de gars. « Oui j'ai super froid… » Avoue-t-elle, un peu gênée qu'il puisse être si généreux avec elle comme ça. « Tu veux quoi en échange ? » Elle demande alors, méfiante. Trop habituée à la prison. Trop habituée à ce que tout coûte quelque chose. Trop habituée à être elle-même, quelque chose à marchander. Elle retire son anorak prête à faire l'échange. « Je peux au moins te passer ma veste ? Elle était trop grande pour moi de toute façon. J'suis pas très portée mode non plus mais on fait ce qu'on peut. »

Mais elle reste un peu sur la défensive par habitude. Il ne sait pas que c'est une ancienne prostituée. Teresa a fait peau neuve, elle doit avancer en laissant son passé derrière elle. De là à accorder sa confiance comme ça, sur quelques sourires, ça n'a rien de simple pour le jeune égaré. Elle mange encore quelques croûtons, ne veut pas gâcher l'atmosphère. « Tu prépares un marathon ou tu as juste la bougeotte ? » Elle lui demande alors, sans la moindre forme de mépris. Sa curiosité naturelle reprend le dessus et la pousse à continuer la conversation. Elle baisse la tête, espérant qu'il n'a pas mal pris sa méfiance naturelle. « J'ai pas trop l'habitude qu'on me donne de la bouffe ou qu'on se soucie de si j'ai froid ou non. Je sais pas trop comment réagir, mais t'as l'air d'être un gars sympa. J'en ai pas croisé beaucoup. » Elle dit alors avec aplomb, se disant que la franchise peut parfois avoir du bon. Même si maintenant elle regarde ses pieds, un peu gênée de ce qui se passe mais le coeur réchauffé par cet échange inattendu.

La soupe populaire
FT. @Teresa Vidal
tw : langage grossier, prison, pauvreté

J’crois qu’on est d’accord pour dire que ces p’tits croutons n’sont pas vraiment bon, mais que cette gratuité et l’bonheur de se mettre un truc dans le bide, ça les rends tout à fait… délicieux. Voleur un jour, voleur toujours. Me v’la rendu à voler des pauvres, c’est pathétique. Mais j’me dis que c’est plus sympas d’être pathétique à deux. La misère adore avoir de la compagnie.

Les remerciements, j’m’y attendais pas. Contrairement à la brune, j’suis du genre trop expressif, genre, personnage de cartoon. Alors j’crois que ma surpris est palpable, parce que j’suis pas un gars qui fait grand-chose de bien dans le vie, pas assez souvent pour qu’on l’remercie du moins. J’laisse l’expression surprise s’estomper au profit d’un p’tit sourire sincère, un peu comme un môme fier d’avoir obtenu une bonne note à l’école. De bonne note, j’crois que j’en ai jamais eu. Pas pour rien que j’ai longtemps angoissé à l’idée que ma fille unique ait hérité de moi cette intelligence bancale dont je suis doté. Heureusement, Azara est une jeune femme brillante et pleine d’avenir. Son histoire sera bien différente de la mienne, c’est bien la chose la plus réconfortante qui puisse exister dans ma vie. J’prétends pas avoir été un bon père, j’ai manqué cinq années de sa vie, mais j’peux affirmer que j’ai été un père aimant.

Plus je déteste ce que j’suis en train de faire, plus ça m’emmerde, plus je m’ennuie ; plus mon corps entre en état d’agitation. Mon énergie dévastatrice, elle m’oblige à piétiner sur place, ce qui est assez pratique finalement vu les températures actuelles ! Ce qui n’est pas le cas de ma co-grignoteuse de croutons d’pain. C’est sans réfléchir que j’lui propose ma sublime doudoune rose, persuadé que ça sera de toutes manières beaucoup mieux sur elle.

J’souris, avec cette tristesse amusée.
Cette culture du troc, j’connais.

- Quoi ? Porter un manteau d’fille ? Nan ! Plutôt mourir.

Que j’lui répond avec un sourire en coin, parce que j’suis l’type qui avait cette doudoune rose sur le dos il y a quelques secondes. J’suis pas crédible.

- J’veux rien en échange, j’en ai marre de troquer des trucs. J’ai même échangé la photo d’ma mère un jour…

Encore ce rire, teinté de tristesse, de douleur, de souvenirs ravageurs. Mon regard s’perd, une fraction d’seconde en repensant à c’peu de drogue échangé contre une photo avec un foutu pervers de la taule. Dieu sait qu’il a pu faire avec cette photo…

- Mais on a jamais été proches.

Ajoutais-je en redonnant un peu d’vie et de crédibilité à mon sourire.

- Juste la bougeotte, ou d’la dynamite dans l’cul d’après certains…

Pour la poésie, merci de repasser plus tard.

- J’sais pas vraiment si ça existe les gens sympas.

J’crois que même des affreux pédopĥiles ont déjà été sympas avec moi, mais ça faisait pas d’eux des gens sympathiques à mes yeux. Ouais, j’suis l’genre de criminel capable d’en juger d’autres, de juger ceux qui selon moi… On franchit une limite impardonnable.

- Faut juste croire que j’ai pas envie d’être un gros con aujourd’hui ?

En fait j’en sais rien, j’suis capable du meilleur comme du pire.
Même si ce pire a encore une certaine limite.

- Désolé, j’me crois drole, mais j’ai aucune idée de c’que j’fou. J’suis juste un paumé, t’sais, même avant j’savais pas spécialement m’comporter en société alors maintenant hein… Ouais voila, j’ai la bougeotte et j’parle trop. Ouais, j’ai l’air carrément chelou. Mais par contre avant de t'barrer en courant, j'crois que y'a mes clés dans la poche de ta doudoune.

Je le suis de toutes manières, bizarre. À quoi bon lutter ?