La fin de soirée était le moment où les gens commençaient à relâcher plus sérieusement leur attention. C’était le moment où ils baissaient la garde parce qu’ils étaient fatigués, parce qu’ils avaient bu, peut-être même parce qu’ils avaient consommé autre chose, Alaska n’en savait rien et s’en moquait bien. Après tout, elle n’était pas flic. Elle appliquait son code de conduite scrupuleusement, mais ce n’était pas son habitude de vouloir l’étendre aux autres. Chacun était responsable de ses propres décisions, et de ses propres erreurs. Mais elle, en tout cas, elle ne pouvait pas se permettre de baisser sa garde maintenant.

Les fins de soirée, c’était un moment toujours tendu. Il était de son devoir de garder un œil sur tout le monde, en particulier quand le club se vidait tout à coup et que tout le monde gagnait le parking. C’était souvent là qu’il y avait le plus de problèmes. Les gens n’étaient pas toujours violents, mais il y avait régulièrement quelques petites altercations, voire quelques malaises. Alaska avait fini par s’y faire. Elle avait fini par comprendre les schémas, par repérer très vite qui risquait quoi. Elle était observatrice. Calme.  Silencieuse. Elle ne se fondait pas vraiment dans la masse en plein jour, dans un lieu public où ses habitudes et sa manière d’être se faisaient vite remarquer parce qu’elles étaient bien différentes de celles des autres. Mais dans l’obscurité d’un parking obscur, le soir, avec ses pas silencieux faits pour la chasse… Elle pouvait presque disparaître. Même la pâleur de sa peau et de ses cheveux blonds ne suffisait plus à la rendre visible, parfois.

Elle avait une lampe torche, alors qu’elle vérifiait que tout se passait bien. Mais elle ne l’avait pas allumée. Alaska avait parfois une certaine tendance à agir comme si elle était bien décidée à chasser une proie, à être un prédateur discret. L’habitude sans doute, entre sa carrière de chasseuse et celle de sniper, elle avait toujours évolué dans des milieux où la discrétion était sa meilleure arme. Indispensable. Peut-être qu’elle gagnerait à se faire remarquer ici, ce soir, à montrer sa présence. Peut-être que les gens se tiendraient à carreaux si la lumière de sa lampe annonçait sa présence, signifiait qu’elle les avait à l’oeil. Mais à la place elle faisait confiance aux rares lampadaires.

La plupart des clients étaient partis. Les voitures se faisaient plus rares. Le silence commençait à s’abattre, encore coupé par le bruit de quelques roues sur les graviers. Bientôt, Alaska pourrait rentrer chez elle. Elle devait avouer que ça commençait à lui faire envie, la fatigue de sa soirée se faisait légèrement ressentir. Elle pouvait tenir debout encore longtemps, avec son entraînement militaire et son habitude des nuits de quatre heures de sommeil, mais son lit de camp dans son appartement à moitié vide l’appelait. L’épitomé du confort d’après elle.

Mais pour ça il faudrait qu’elle marche. Elle n’avait pas de voiture Alaska, et pas l’intention d’en acheter une pour le moment. Elle avait le permis, évidemment, et en vérité elle avait même déjà piloté un petit avion dans sa vie. Mais elle avait laissé le pick-up à son grand-père en Alaska, et tout l’argent qu’elle gagnait servait à payer les soins de sa sœur. Pourquoi acheter une voiture quand on pouvait marcher ? Alaska n’avait jamais grand-chose d’urgent à faire, elle avait l’habitude d’être patiente, de vivre à un autre rythme que celui des citadins à qui tout tombait tout cuit dans le bec. Elle allait devoir marcher jusqu’à chez elle comme tous les soirs. Si on lui en avait parlé elle aurait simplement haussé les épaules. Comme si c’était une fatalité.

Elle songeait à son trajet, se demandant si elle allait encore passer devant la supérette 24/24 qu’elle avait visitée avec son voisin une fois, quand quelque chose attira son attention. Une voix connue. La voix d’une serveuse. La voix de Teresa. Elle ne l’aurait peut-être pas reconnue entre mille, mais en travaillant ici elle la connaissait bien assez pour ne pas hésiter. Le ton ne lui disait rien qui vaille, même si elle n’avait pas compris ses mots.

Alaska était du genre prudente. Appliquée. Elle prit tout de suite la direction de la voix de Teresa, qui avait l’air de venir d’un peu plus loin, à côté d’un van. Elle trottina, bien décidée à ne pas perdre de temps au cas où il se passe véritablement quelque chose. Quand elle fut plutôt proche, elle alluma sa lampe torche et la braqua sur Teresa et l’homme qui se tenait là aussi, bien décidée à lever tout le mystère… Et à agir en conséquence.

L’homme qui lui tournait le dos ne ressemblait pas aux clients habituels de l’endroit. Alaska se souvenait l’avoir vu à l’intérieur. Son sens de l’observation ne la trompait jamais pour ce genre de choses, et puis c’était son travail, mais à vrai dire elle n’aurait pas parié sur lui si on avait demandé qui causerait problème ce soir. Elle l’avait vu parler à pas mal de monde, il n’avait pas eu l’air ni agressif, ni saoul. Mais pourtant il était là, et c’était bien sur lui qu’Alaska braquait sa lampe torche sur ce parking.

Teresa était acculée, le dos contre la portière d’un van qui ne semblait jamais quitter ce parking. L’homme tenait contre elle un couteau qui suffisait à lui ôter toute velléité de se battre et c’était bien compréhensible. Quand on ne savait pas s’y prendre, on n’avait pas envie d’empirer la situation. Et si elle bougeait trop, que se passerait-il ? Rien de bon c’était évident. Personne ne voulait agacer son agresseur s’il n’était absolument convaincu qu’il pouvait avoir le dessus d’une manière ou d’une autre, pas vrai ?

Mais ce n’était pas une attaque au couteau comme une autre. Alaska en avait vécu plusieurs, que ce soit au combat ou dans la vie civile, aux Etats-Unis ou ailleurs. Quand on voulait attaquer quelqu’un pour le planter on n’avait pas besoin de le plaquer contre un van ou une voiture. On ne le terrorisait pas en collant une lame sur sa joue. Ça faisait perdre du temps, ça faisait perdre l’effet de surprise. Si ce type agissait comme ça, c’était probablement parce qu’il n’avait pas vraiment envie d’utiliser son couteau sur Teresa, ou alors en dernier recours. Il voulait sûrement obtenir quelque chose d’elle, quelque chose qu’elle ne lui donnerait jamais de son plein gré, qu’elle lui avait peut-être même déjà refusé. Ou lui faire peur, regarder l’effroi dans ses yeux et s’en délecter. A quel point était-il un manipulateur, et à quel point était-il un psychopathe ?

- Lâche la.

Alaska ne criait pas. Elle était très calme, peut-être même un peu trop de l’avis de certains. La lampe braquée sur l’homme et sa proie, à lui lancer un ordre auquel il n’avait pas intérêt à désobéir. Il était plus grand qu’elle et sa carrure était imposante mais il en fallait plus que ça pour décourager Alaska. Elle avait déjà tué des hommes, mais aussi des ours, et même s’il avait eu trois têtes ça ne l’aurait pas arrêtée. Parce que son devoir était clair, limpide, évident. Protéger Teresa. Elle avait déjà failli à sa tâche, parce que si elle avait réussi elle ne serait pas en si fâcheuse posture, à la merci de l’inconnu.  Mais elle pouvait encore rattraper le coup. Elle le devait. Alaska était un peu bizarre, certains diraient inadaptée et ils n’auraient pas foncièrement tort. Mais la loyauté et le sens du devoir étaient deux qualités que personne n’aurait jamais songé à lui retirer.

L’homme ne parut pas vouloir bouger. Alaska, elle, s’était approchée. Elle voyait le sang qui coulait sur la joue de Teresa. S’il n’avait pas été si proche d’elle, si le couteau n’avait pas déjà été contre le visage de la serveuse, Alaska aurait déjà bondi sur ce type pour le mettre hors d’état de nuire. Malheureusement les circonstances étaient un peu plus compliquées, la situation un peu plus dangereuse.

- Lâche ton couteau, intima-t-elle, directe et froide. Ses yeux ne quittaient pas le prédateur. Elle n’attendait pas de réponse, elle attendait une réaction. Elle ne voyait que deux possibilités. Soit il l’écoutait, soit il refusait d’obéir. S’il refusait, il tenterait probablement d’utiliser Teresa comme une otage pour se protéger ou pour exiger qu’elle s’en aille. A moins qu’il ne considère pas Alaska comme une menace digne de son attention. A moins qu’il pense pouvoir s’en débarrasser rapidement avant de retourner à ses affaires plus importantes, celles qui l’unissaient à Teresa. Il aurait bien tort.

Tenant sa lampe torcha dans sa main gauche, Alaska glissa sa main droite jusqu’à sa ceinture, où elle toucha le manche de son couteau sans le tirer pour le moment. Elle avait déjà dépecé ses proies avec, à la chasse. Elle ne le quittait jamais. Elle en connaissait le toucher, l’équilibre, le poids, et le seul moyen de le lui arracher serait de la tuer avant. On ne sortait jamais sans couteau, c’était la règle, une consigne donnée par son grand-père dans le grand froid de l’Alaska et qu’on n’avait fait que lui répéter une fois à l’armée. Une règle qui pouvait faire la différence entre la vie et la mort, quand on savait utiliser une lame.

Elle ne demanda pas ce qu’il voulait à Teresa, elle s’en moquait. Elle n’ajouta d’ailleurs pas un seul mot mais toute sa posture, toute son attitude criait sans le moindre doute qu’elle n’hésiterait pas à saisir la moindre opportunité pour lui sauter à la gorge s’il le fallait. Elle n’avait l’intention de le découper en pièce – Alaska avait envie de garder son travail – mais la vérité c’était surtout qu’elle ferait n’importe quoi pour tirer Teresa de là. Et qu’elle avait déjà été bien gentille de laisser deux occasions de partir à une ordure comme cet homme qui n’avait pas hésité à s’en prendre à plus faible que lui.