Un appel qui s’achève sur l’écoute de la boîte vocale.
Encore une fois.
Pestant comme un charretier, comportement qui ne me ressemble en rien mais qui semble le seul à m’inspirer ces derniers temps, je balance le smartphone sur un des canapés de mon immense salon, finissant par m’affaler dans un large fauteuil, le regard plongé dans les flammes remuantes du feu de cheminée qui danse dans l’antre centrale de la pièce. Là dehors, la nuit est déjà tombée depuis plus d’une heure, le froid se fait sentir, plus que la veille mais un peu moins que le lendemain. Plongé dans mes réflexions, accompagné de cette solitude entretenue et salvatrice dans de pareils instants, je réfléchis.
Là, je retrouve une habitude rassurante, un réflexe qui m’apaise. Je joue avec une bague qui orne ma main droite, je la fais tourner entre mes doigts. Je tente de contrôler ma respiration qui se veut assez irrégulière. Bien malgré moi, je peux sentir mes idées filer à la vitesse de la lumière dans mon cerveau engourdi, j’ai les paupières lourdes, j’aurais presque envie de m’endormir.
Pourtant, je n’ai jamais eu autant envie de passer une nuit blanche, voir plusieurs d’affilées. Je n’ai plus le luxe de me reposer, mes sens sont aux aguets. Je suis inquiet, comme jamais je ne l’ai été. L’angoisse qui torpille ma tranquillité est sans appel, elle balaye tout sur son passage, ne se contente pas de planer au-dessus de ma tête mais s’insinue dans chacun de mes pores, de mes neurones, de mes battements de cœur.
Celle qui est à l’origine d’un tel tracas est ma petite sœur.
Comme toujours.
Voilà des semaines que je n’ai pas eu de ses nouvelles. Après… son départ précipité, de la maison, je n’ai pas forcé une nouvelle rencontre, je n’en ai pas eu le courage, tout simplement. J’ai profité de quelques jours de repos pour être seul, pour rationaliser cet instant de grâce qui nous a touchés ce jour-là. J’ai pris du recul, j’ai comme qui dirait digérer cette information retentissante, cette vérité ô combien cruelle et apaisante. Mais depuis quelques jours, j’ai ressenti le besoin de renouer le contact. Encore une fois. J’ai tenté de retrouver son visage, dans la foule, au centre ville de Monterey… J’ai même fait un saut ou deux dans la librairie, là où je l’avais entendu réciter ce poème si crucial dans ma compréhension des évènements. Mais pas d’adorable blondinette à l’horizon. Questionnant le patron de l’établissement, il m’avait confirmé ne pas l’avoir revu depuis des jours. Et même si j’en crevais d’envie, je n’avais pas osé toquer à sa porte… Je m’étais contenté de l’appeler. Inlassablement. À plusieurs heures de la journée, de la soirée, de la nuit, tel un psychopathe, tel un agresseur. Je ne voulais pas l’effrayer mais c’était plus fort que moi, elle était si proche et tout aussi lointaine, je ne pouvais plus le supporter… Je n’en peux plus d’entendre la voix de Soraya au travers d'un enregistrement mécanique. Tout ce que je veux, c’est pouvoir la voir, pour de vrai. L’entendre, pour de vrai.
Sa voix n’est plus qu'un souvenir, désormais. Mais pour qu’elle fasse partie de ma réalité, je dois aller la chercher. Moi-même. M’assurer qu’elle va bien même si mon instinct me hurle le contraire.
Je peux le sentir… Quelque chose vient. Et cette fois-ci, je serais à ses côtés pour traverser la vague qui semble très prochainement s'abattre sur nos pauvres âmes.

J’ai pris une décision. Enfin.

Le temps des réflexions et des hésitations est achevé. Il s’agirait à présent de prendre les choses en main, de ne plus rester aussi passif. Je ne peux plus me le permettre.
Moins de cinq minutes plus tard, je suis au volant de ma voiture flambant neuve, en route pour un immeuble qui abrite l’appartement de mon grand frère David. J’ai éteint le feu de cheminée… mais pas celui qui s'étend dans ma poitrine. Qui grandit, de seconde en seconde.
L’inquiétude naturelle. Contre laquelle je ne peux rien mais que je ne peux pas continuer à porter seul.
Pour une fois, j’ai choisi de me tourner vers mon grand frère. Demander son aide… Qui, j’en suis certain, me sera d’un salut formidable.
Je n’ai plus le choix. Je me pensais seul dans cette épreuve… Mais en choisissant de lui révéler la vérité, la dernière fois, dans mon bureau, je l’ai aussi inclu dans cette retentissante et incroyable histoire.
Je ne suis plus l’unique membre de la famille Sutterlee à connaître la vérité.
Il est temps de réunir la fratrie, désormais.

Je suis enfin arrivé, la route est passée à la vitesse de l’éclair. Dégrafant ma ceinture de sécurité, je bondis hors du véhicule, arrive jusqu’à la porte d’entrée de l’appartement de David. Je n’hésite pas, tambourine sans ménagement jusqu’à qu’enfin, je retrouve son visage.
Dans un souffle mais sans un sourire, je lui annonce, sans même le saluer au préalable:

David, je suis inquiet. Hay… Soraya. J’ai tenté de l’appeler, sans réponse. Ça fait des jours que je n’ai pas de ses nouvelles, je…

Courte pause semi dramatique jusqu’à ce qu’enfin, la vérité finisse par sortir de mes lèvres tremblantes:

Je suis inquiet. Nous devons aller chez elle, voir si elle va bien.

Ce n’était pas une proposition mais plutôt une affirmation.
Car j’étais décidé: Hors de question d’écarter un jour de plus notre petite sœur de nos existences.
Elle nous a manqué durant trop longtemps.
À nous de briser ce cycle infernal.

Je le vois bien, dans les yeux de mon grand frère David. Le doute. Je peux le sentir, si vibrant. Je suis la première victime de ses griffes et cela me coûte énormément, de prendre ce genre de décisions. De venir à la rencontre de mon frère, de lui exposer mes craintes, mon inquiétude. Ce n’est clairement pas mon genre de m’exprimer ainsi, je suis d’ordinaire bien plus taiseux, pensif et en retrait. Mon attitude est extrême, presque inquiétante. Pourtant, elle est aussi légitime que naturelle, pour le coup.
Mais comme toujours, je sais que je peux compter sur lui. Je sais aussi qu’il n’est pas forcément d’accord avec cette idée d’aller à la rencontre de Hailey (je n’arrive plus à l’appeler Soraya) mais il ne pipe mot. Il me demande simplement de lui accorder quelques instants, afin qu’il puisse s’habiller comme il se doit. Durant la courte attente, je prends mes aises et me dirige vers la cuisine afin de me servir un verre d’eau fraîche, que je descends d’une traite pour ensuite m’appuyer contre le comptoir, la tête penchée en avant. Je n’aurais pas refusé un petit remontant mais je sais aussi que je dois conserver les idées claires, consommer de l’alcool serait une bien mauvaise décision. Dès que David fût prêt, nous quittâmes son domicile, nous nous réfugiions dans la voiture. Je prends le volant, je tente de maîtriser mes gestes mais ma conduite reste fébrile. Je ne connais pas bien la route, c’est une partie de Monterey vers laquelle je ne m’aventure pas fréquemment, je cherche donc mon chemin, tout en prudence. Tandis que David me souligne une information pleine de bon sens, je lui réponds, dans la foulée:

Oui, je… Pas dernièrement. Elle est venue à la maison, elle a croisé les parents et… Bien sûr, je n’ai rien dit. Enfin, les présentations officielles n’ont pas été faites. Nous avons parlé un peu… Elle était toujours sous le choc, bien entendu. Elles avaient des questions et moi, pas les réponses qu’elle attendait. Et puis… Elle a disparu. Depuis ce jour, c’est silence radio.

Inutile d’ajouter que cette attitude ne me dit rien qui vaille. Après des textos, des tentatives d’appel… Je restais dans l’ignorance, ce qui me blesse, certes, mais qui me plonge surtout dans un tourbillon de questions que je ne peux plus me supporter. J’ai besoin de réponses.
Maintenant.
Grâce à quelques recherches rapides, j'ai dégoté l’adresse de Soraya. Je ne voulais pas lui donner la sensation d’être un voyeur mais j’avais eu la drôle d’impression de ne plus avoir le choix. Je ne pouvais plus rester impassible, les bras ballants, sans tenter quelque chose afin de renouer le contact et d’apaiser mes craintes. Après toutes ces années de torpeur, je devais agir. Ma santé mentale était en jeu et puis surtout, j’avais un drôle de préssentiment. J’avais toujours eu la sensation qu’avec ma petite sœur, nous étions connectés, presque à la manière de jumeaux. Bien entendu, j’adorais mon grand frère David et avec Hailey, nous avions quelques années d’écart. Mais rien ne pouvait m’enlever ce lien si précieux et indescriptible que j’entretenais avec elle. Il était magique, à l’épreuve du temps et des épreuves que nous vivions, indépendamment.
Et ce soir, il était temps de prouver au reste du monde que mes impressions étaient fondées, même si j’aurais donné tout ce que j’avais pour ne pas avoir raison. Car cela signifiait qu’elle allait mal. Très mal.

Enfin, nous arrivons à destination. Une magnifique villa dans le quartier Ouest de Monterey, qu’elle doit sans doute partager avec d’autres colocataires. Dégrafant ma ceinture de sécurité, je tourne la tête vers David, prends le temps d’observer son visage confus et lui demande, posant une main sur son épaule gauche:

Allez… On y va? Ensemble?

Jamais je ne pourrais imposer ces retrouvailles à David mais…
Nous sommes au pied du mur. Nous n’avons plus le choix.
Les deux frères Sutterlee doivent être là pour leur sœur choyée, adorée mais sans doute bien seule et isolée… Il en va de notre devoir commun.

Fin novembre 2023

Éviter Grégory ; rien de plus facile.
Je fais l’autruche, je tente de mettre tout ceci dans un coin de ma tête et je tente de vivre normalement.

Mais qu’est-ce que la normalité dans mon cas ? Je ne sais pas vraiment. À vrai dire, je suis tout autant effondrée qu’il y a quelques mois. J’ai essayé de me faire à l’idée que je n’étais pas celle que je croyais être. Je vis avec cette dualité qui fait rage dans ma tête, quand je me regarde dans le miroir.

Comme à cet instant où, observant ce petit ventre rond, je m’interroge : cet enfant qui grandit dans mon corps depuis quelques mois, je sais que c’est mon enfant. Et que je suis sa mère. Aucun doute là-dessus. Lui, il saura d’où il vient, il connaîtra ses origines sans avoir à vivre l’expérience de deux identités constamment en conflit. Dans le meilleur des cas, son genre ne lui posera pas de problème. Mon cas à moi, est surtout particulier. J’ai grandi dans une famille qui n’était pas censée être la mienne, pourtant, elle l’est. Papounet est mon père et ça ne changera jamais, ça je le sais. Son sang ne coule peut-être pas dans mes veines mais ce n’est pas cela le plus important. Il sera toujours là pour moi, comme il l’a toujours été, depuis toutes ces années. Quant à mes parents biologiques, je ne suis toujours pas décidée à les affronter. Je ne le veux pas. Ceci dit, j’ai envie de connaître Gregory, mais j’ai peur. Peur d’éprouver… je sais pas. Quelque chose. Je ne suis pas encore totalement à l’aise avec lui, parce que quand il est dans les parages, je pense à Alma et à la souffrance qu’elle a causé de par son geste. Il a souffert, et mon frère David aussi. Je ne le connais pas et je ne sais pas si j’ai envie de le connaître dans l’immédiat.

Tout est en train de me rendre dingue et j’apprends seulement à gérer une chose à la fois. Et en me concentrant sur cette petite chose qui vit en moi, j’arrive à oublier les Sutterlee, même si ça ne dure pas longtemps. Je dois voir Kassandra cet après midi. Je sais qu’on a prévu de faire les boutiques parce que j’ai besoin de nouveaux pantalons. Les anciens ne me font plus, j’ai pris du poids et surtout du ventre. Je ne peux pas dire que j’affiche fièrement mon petit bedon du second trimestre mais il commence à se voir, dépendant de comment je me positionne. Lorsque j’entends sonner à la porte au loin, je m’éloigne du miroir en soupirant, replaçant mon tee-shirt blanc, par-dessus mon ventre avant de rejoindre le rez-de-chaussée.

La grande porte vitrée me fait voir directement, non pas mon, mais, mes invités surprises et je sens déjà les battements de mon cœur s'accélérer. Gregory se tient devant ma porte, accompagné de… David. Il manquait plus que ça, vraiment… J’inspire profondément, réajuste mon haut avant de tourner la poignée et d’ouvrir aux deux hommes :

Salut…

Timidement, j’ose à peine leur adresser la parole. Le visage que je connais le mieux, est celui de Gregory. Je suis plus à l’aise avec lui, même si ce n’est pas totalement parfait. Quant à David, je croise son regard, moins rassurée. Pourtant, ses yeux me parlent. Mon subconscient m’interpelle, il connaît ses yeux, il connaît ce visage et je ne sais pas pourquoi, je sens l’apaisement m’envahir. Je sais que je suis en sécurité. C’est étrange, n’est-ce pas ? Deux hommes qui me rendent nerveuse, mais qui m’apaisent tout autant…

Je n’ai jamais été aussi nauséeux de toute ma vie.
Le ventre qui ne cesse de se tordre, la bile qui me monte dans la gorge, qui est, pour accentuer mon désastreux état, complètement nouée. Je n’ai pas réellement l’habitude de perdre autant mes moyens ou je pourrais plutôt affirmer que je suis plutôt doué dans l’art de camoufler mes réactions émotionnelles qui prennent vie à travers mon corps. Non, ce soir, je ne réponds plus de rien, je cesse de me contenir, je n’en ai plus la force.
La maladie qui me ronge? La peur.
Peur d’être de trop, peur d’avoir, pour une fois dans ma vie, laisser mon instinct agir sans réfléchir. Je sais pertinemment que David n’apprécie pas cette visite… impromptue mais je suis convaincue que c’était la bonne décision à prendre. Je me suis laissé guider par cette petite voix qui ne cessait de me chuchoter qu’il y a avait un problème et je ne pouvais tout simplement pas l’ignorer. J’avais passé trop d’années dans le flou le plus total, dans l’incapacité de rétorquer face à ces impressions qui me gâchaient la vie.
Et même si Soraya n’est certainement pas prête à me revoir, à voir David, à nous laisser entrer, à nous parler…
Je ne lâcherais pas le morceau. Pour rien au monde. Plus combatif que jamais, plus déterminé que jamais. Plus investi que jamais.
Les Sutterlee se soutiennent, désormais. Ils sont réunis et vont finir par se retrouver, pleinement. Tout simplement parce que je l’ai décidé. Pour une fois, je prends les devants.
Et je pourrais passer la nuit devant sa porte, toquant sur le bois, appuyant sur la sonnette, suppliant qu’elle m’ouvre.
Juste quelques minutes. Le temps de la voir. De lire dans ses yeux que je me trompe et que finalement, elle va bien… Très bien même…
Mais je ne sais pas l’expliquer, j’ai senti que quelque chose clochait avec Soraya. Malgré la distance, malgré les années, malgré ce ravin qui nous sépare, bien malgré nous, je n’ai jamais cessé de me sentir lié, de manière bien étrange, à ma petite sœur.
La famille, c’est tout ce qui compte, dans la vie. Et même si la nôtre a été brutalement déchirée, je compte bien tout faire, investir toute l’énergie possible, afin de réunir ces deux bouts de tissus. J’y arriverai. J’en prends l’entière responsabilité sur mes frêles épaules. Je compte bien m’inspirer d’une certaine audace peu familière, mais en fin de compte, quoi de plus important que de se battre pour ses proches…?
Je le prouve, une nouvelle fois, en ayant le courage de prendre les devants, en dépassant ma peur, mes doutes, mes éternelles questions en agissant.
Je ne veux plus subir. Je ne veux plus me complaire dans une paralysie destructrice.
Alors, je suis ici.
Nous avons signalé notre présence à Soraya, qui finit, miraculeusement, par nous ouvrir. N’en croyant pas mes yeux, je fais quelques pas à l’intérieur, sans la quitter du regard.
Alors, c’était vrai.
Tout est vrai.
Je ne m’étais pas trompé. Quelque chose ne va pas.
Me passant fébrilement la langue sur la lèvre inférieure, je finis par prendre la parole, afin de briser la glace épaisse qui s’est installée subitement au sein de notre inconfortable trio:

Soraya!... Tu… J’espère qu’on ne te dérange pas?

Il suffit d’un simple échange de regard avec mon grand frère David pour comprendre le ridicule d’une telle intervention. Voyons, Gregory, bien entendu que tu la déranges!
Mais c’est plus fort que toi, n’est ce pas…? Même en tentant de te restreindre, tu en fais toujours trop.
Un vrai Sutterlee en puissance.

Me raclant la gorge, je finis par plonger mes mains dans les poches de mon jean, inspirant longuement, mon torse se soulevant au gré de mes hésitations.
Enfin, je fais un choix qui reste le plus raisonnable: Attendre…
Qu’est ce que je risque après tout? De ne plus la revoir?
Impossible, jamais je ne permettrais un tel affront… Pas une seconde fois.

Je suis comme… figée sur place. Pieds collés sur mon plancher, incapables de bouger. Mais je suis incappable d'articuler quelques mots, un simple “Salut” qui se veut surtout brouillon. Je ne sais pas quoi dire, ni comment me comporter. A vrai dire, je suis surprise de se retrouver face à face avec non pas un mais les deux Sutterlee. Les deux frères qui m'ont été arraché, petite fille. Enfin, techniquement, c’est moi qui leur a été arrachée brutalement, le jour de mon troisième anniversaire. Je n’en ai aucun souvenir, j’étais bien trop petite mais je connais de part les nombreuses revues de presse, chaque minutes qui se sont déroulées, depuis la fête d’anniversaire dans le jardin familial, jusqu’au moment où je n’ai plus donné aucun signe de vie, quelques heures plus tard. Je jouais et j’ai disparu. Aussi simple que ça. Et Alma s’est occupée de moi, elle ne m’a jamais fait de mal, c’est pour ça que je n’arrive pas à la détester entièrement. Je lui en veux beaucoup, parce qu’elle a fait du mal à d'autres personnes. Elle a fait du mal à Grégory, elle a fait du mal à David et elle a fait souffrir mes parents biologiques pendant vingt ans. Et eux… ils souffrent encore. Je ne suis pas capable d’affronter ces personnes étrangères. J’ai déjà un père. Un père merveilleux, qui ne se doute pas une seule seconde que sa défunte épouse ait pu faire une chose aussi cruelle que immorale.  Un jour, je lui dirais la vérité, mais pour l’instant, c’est juste au-dessus de mes forces. J’éprouve déjà de la difficulté à faire face à mes frères alors me demandez d’aller à la rencontre de leurs parents, c’est impossible dans l’état actuel des choses.

Je hoche la tête, négativement. Je ne veux pas leur dire que ça me dérange parce que ça leur ferait du mal, en quelque sorte. S’ils sont là, c’est pour moi. J’ai juste peur que ça fasse trop pour moi, encore mais je ne pourrais pas éviter Gregory plus que je ne l’ai déjà fait. Et David… mon dieu… c’est la première fois que je le vois. Son regard m’est si familier mais j’arrive pas à me souvenir putain. J’y arrive pas !!!! J’aimerais me rappeler d’une chose, entre lui et moi, qui pourrait éventuellement créer un déclic entre nous mais rien. Je me sens juste en sécurité, parce que je “connais” leurs visages. ou parce qu’ils sont surtout familiers.

Non non… Vous ne me dérangez pas, je…

Je referme la porte derrière nous, j’inspire profondément, mal à l’aise. Et il semblerait que je ne sois pas la seule, à être inconfortable, tout à coup. Je souffle, en faisant du bruit avec ma bouche, chose que je fais quand rien ne va. Je crois surtout que je suis intimidée ou angoissée je dirais, par la présence de David qui n’a pas prononcé un seul mot. C’est justement parce qu’il ne dit rien, qui m’embête. Je dis alors :

J’étais sur le point de… de me servir du jus d’orange… vous voulez quelque chose ?

Et ensuite, on sera peut-être plus à l’aise pour discuter. Il faut qu’on brise la glace, maintenant que nous sommes là, tous les trois.

Tous les trois. Enfin réunis.
Ce moment, je l’ai tant rêvé. Des nuits durant, je n'éprouvais aucune lassitude à imaginer ces retrouvailles, bien au contraire. Je me nourrissais de ces images fantasmées, revivait en boucle cette torsion dans la poitrine, mélange de profond soulagement et d’immense satisfaction. Je me suis enivré de cette sensation d’accomplissement, je n’ai jamais voulu chasser ces rêves que je pouvais aisément comparer à des espérances fondées, voir même prémonitoires.
Mais cette fois-ci, je ne me suis pas endormi. Non, bien au contraire, mes deux pieds sont plantés dans le sol et je suis parfaitement réveillé. Pire, même: j’ai enfin pu agir, en parfaite connaissance des événements. J’ai analysé la situation et j’ai agi en conséquence. J’ai osé et surtout, j’ai pris une direction qui ne pouvait que satisfaire ma curiosité grandissante. Je ne me contentais pas de simplement éprouver le besoin de voir Soraya, non, je pouvais le faire. Débusquer son adresse, supplier mon frère de m’accompagner et aller à sa rencontre.
C’était aussi simple que cela.
Et nous voilà désormais plantés dans son salon, à se dévorer du regard, presque avec défiance. Pourtant, nous n’avons rien à craindre l’un de l’autre. La confiance doit être remise au centre de notre échange et malgré la bizarrerie de la situation, l’issue en sera positive, je ferais tout pour que chacun puisse y trouver son compte. Un ange passe… Et Soraya brise enfin la glace en nous proposant quelque chose à boire. Après un imperceptible raclement de gorge, je finis par sourire et lui réponds, détendant peu à peu chacun de mes muscles:

Volontiers pour un… un soda sans sucre, si tu en as dans le frigo? Je n’ai jamais aimé le jus d’orange mais toi, tu prenais un malin plaisir à nous le voler, à chaque goûter, n’est ce pas, Dave, tu t’en souviens…?

Ok, Greg, une fois de plus, tu as comme qui dirait mis les pieds dans le plat. Expirant longuement par la bouche et tapant dans mes mains, le regard fixant un point imaginaire sur un des murs, afin de dissiper cet instant de gêne, j’ajoute, d’une voix précipitée, fuyant le regard de mon grand frère qui semble m’en vouloir de l’avoir ainsi incorporé dans mon souvenir attendrissant:

Soraya… Je m’excuse enfin… Nous nous excusons une fois de plus de débarquer chez toi à cette heure-ci mais… Je ne sais pas, Soraya, j’ai la sensation que quelque chose cloche. Tu n’as pas répondu à mes appels et… Je ne sais pas, je sens que… Tu sais, tu peux tout nous dire. Nous sommes tes frères, nous pouvons tout entendre.

Ouch, je crois que j’y suis allée un peu fort, sur ce coup-là. Notre relation est encore fragile, ses fondations sont encore très branlantes.  
Mais c’est plus fort que moi: le grand frère prend le pas sur la raison.
Je ne détache pas mon regard du visage tourmenté de Soraya. Pire, j’ose ne plus ciller, je respire à peine. Je me contente de l’observer tandis qu’elle sert trois verres avec une certaine maladresse. Et espère qu’elle accompagnera cette boisson d’une confidence qui pourrait nous faire, à tous les trois, le plus grand bien...

La première chose que je remarque, c’est que David ne prononce pas un seul mot. Il se contente d’être là, à côté de Gregory, de corroborer ses dires, et… c’est tout. Je suis mal à l’aise. L’intrusion du jeune Sutterlee me dérange un peu, c’est vrai, mais je n’ose pas le lui dire. Quant au plus âgé des deux, il est difficile d'émettre une opinion, il semble indifférent à tout ceci et on dirait que ça me fait quelque chose. Je n’ai aucun souvenir d’eux. Des brides, oui mais tout est très flou. Tout a toujours été flou dans mon esprit et ça m’engage vraiment de ne me rappeler de quelque chose de concret. Au moins un truc qui pourrait faire la différence.

Je propose aux garçons un verre de jus d’orange, parce que je compte m’en servir un. A la coloc, j’suis la seule à en boire des tonnes, j’ai toujours aimé ça, plus que de raison. Papa disait toujours que j’allais être malade si j’en consommais trop, je ne l’ai pas toujours écouté et moi je dis toujours que, quitte à être malade, autant l’être pour quelque chose qu’on aime, non ? Dans le frigo, je farfouille après du soda sans sucre, comme le demande Gregory. Avec autant de personnes, à vivre ici, je doute qu’on ait pas de quoi satisfaire les désirs de monsieur. Je redresse la tête à l'évocation du jus d’orange, comme quoi j’adorais piquer celui de mes frères et… Je fige sur place. Pendant quelques secondes, je crois me rappeler.

L’image d’une petite fille bouclée qui passe la main sur la table, alors qu’elle est dix fois trop haute pour elle. Elle longue celle-ci sur la longueur, avec la main toujours par-dessus. Elle cherche quelque chose. S’arrête devant quelqu’un en riant. Elle demande de l’aide pour couper sa pomme. Il se lève et s’en va à la cuisine. Pendant ce temps-là, la fillette s’installe sur la chaise et approche ses lèvres du verre pour en vider son contenu, sans oublier de s’en mettre un peu, sur sa robe de couleur crème. Elle descend et va se plaindre à l’autre garçon que sa robe est souillée. Alors, il dépose son verre sur la petite console à côté de lui, s’en va à la cuisine pour aller chercher de quoi nettoyer l’enfant. Il l’appelle « Hailey, viens me voir » dit-il.

Je sors de mes songes quand Gregory tape des mains. Je fais un saut, d’ailleurs. Je n’écoute pas vraiment ce qu’il me dit mais je cherche mes mots. J’essaie de mettre de l’ordre dans ce que je viens de voir. Où du moins, ce que je crois me souvenir, à propos de nous. Je réponds, confuse :

Je crois que…

Je regarde David avant de lui dire :

C’est toi qui nettoyait ma robe ? À cause du jus d’orange…

Il faut que je demande. Mais je sais pas si je veux la réponse, je frotte ma main sur mon visage, je manque de sommeil ces temps-ci. J’ajoute, dans la foulée :

Gregory, ne pas te répondre ne veut pas dire que quelque chose de grave m’est arrivé. Tu n’as pas songé que j’avais besoin d’espace ?

Je ne sais pas pourquoi je me braque. En fait, j’sais pas ce qu’il m’arrive. Je crois que je me sens étouffée par Gregory. Il ne me laisse pas respirer. Il sait que j’ai besoin de temps pour assimiler ce qu’est en train de devenir ma vie. C’est un bordel sans nom et il n’aide pas, avec sa présence….

J’ai la sensation d’être de trop. Et d’imposer ma venue ainsi que celle de David, chez Soraya. Bien sûr, la culpabilité me gagne, entrave chacun de mes mouvements et rend maladroit le moindre propos que j’adresse à ma petite sœur chérie. Mais je suis incapable de me comporter autrement. J’ai passé bien trop de temps éloigné d’une de mes raisons de vivre, je ne veux plus gâcher la moindre occasion d'être présent pour elle.

La présence de David est quasiment fantomatique. Loin de souhaiter l'abreuver de critiques en tout genre, je réalise, bien trop tard, que nous ne gérons pas la situation de la même manière. Bien que réunis, tous les trois, nous avançons à des rythmes différents, bien irréguliers, incapables de s’harmoniser.
Notre fratrie disloquée, régissant à des règles bien désordonnées. Rien n’a de sens, le chaos est notre seul prisme commun.
Pourtant, même si nous venons de faire irruption chez Soraya, je sais qu’Hailey est quelque part. Elle ne se montre pas, par timidité, sans doute, par peur, de toute évidence.
Mais elle est là, quelque part, et je compte tout faire pour la débusquer.
Lorsqu’elle s’adresse directement à David, je frissonne, ne peut contenir mon émotion plus longtemps. La mémoire lui revient, c’est indéniable! Le silence et la torpeur qui ont caractérisé son attitude, il y a quelques minutes de cela, corroborent mon interprétation. Se souvenir, fait si évident, pour le commun des mortels. Mais pour Soraya, la situation est complexe, sans doute extrêmement douloureuse. Quand elle s’adresse à moi afin de mettre une certaine distance entre nous, je répète, dans un murmure:

Besoin d’espace…?

Je reste interdit face à une telle remarque. Blessé, oui, je dois sans doute l’être. Mais je reste surtout… Sous le choc. Ébahi, je me contente de murmurer, davantage pour moi-même:

Je pensais que… Depuis l’annonce de la vérité, nous…

Gregory, mais qu’est ce que tu es allé t’imaginer? Que vous alliez former une famille, grâce à un simple claquement de doigt? Les choses ne sont pas aussi évidentes, cette fatalité me frappe de plein fouet, ce soir.
Mais je refuse d’abandonner. Non, pas si près du but. Alors, je retourne à la charge, le dos droit, après avoir bu une longue gorgée de soda offert par Soraya, la voix assurée:

Soraya, je… Je suis vraiment désolé, encore une fois… Mais je me sens obligé d’insister. Existerait-il un sujet… Sur lequel nous pouvons t’aider? N’importe lequel?

Je fais un pas en direction de Soraya, appuyant doucement sur le métal de la canette de mon soda sans sucre. Geste impatient, qui la fait plier, qui me permet d’expier mon impatience. J’ajoute, le regard toujours fixé sur le doux visage de ma soeur:

Soraya, la situation n’est pas évidente, je le conçois, mais nous ne sommes pas tes ennemis. Bien au contraire.

J’évite d’insister sur la vérité que nous sommes ses frères, je n’ai pas envie de la brusquer. Je réalise que Hailey enfant n’existe plus, elle a évolué, afin de devenir la jeune femme qui se trouve sous nos yeux.
Suis-je seulement celui qu’il lui faut, quelle que soit la situation qu’elle vit actuellement? Rien n’est moins sûr…
Mais je ne bougerais pas d’ici avant d’être totalement certain qu’elle aille bien.
Car une nouvelle fois, mon instinct me hurle le contraire… Et je refuse de ne pas l’écouter. Il m’a tant aidé dans la vie, autrefois…