Groupe de parole et de prévention pour anciens détenus
FT.    @Oonagh Fitzgerald  
tw :  angoisses, prison, langage grossier 

Encore une de ces maudites réunions, j’commence à en avoir plein le dos de ces obligations… Heureusement, je n’ai plus à me rendre aux cours d’écriture. Ils pensent à quoi les agents de probation ? Qu’en plus de galérer à trouver un job, un toit sur la tête, de renouer avec ses proches perdus ; on trouverait le temps de se coltiner des réunions aux NA et au groupe de paroles pour la réinsertion ? Sans oublier le psy tous les trois mois, l’agent de proba tous les mois et les convocations surprises ? J’n’ai jamais été aussi occupé de toute ma vie… J’suis resté au fond d’la pièce, j’ai commencé assis, mais c’est pas facile de passer une heure vissé sur une chaise pour un gars comme moi. J’ai transformé le flyer en p’tits confettis et j’ai tenté de faire des pas discrets. J’me suis égaré aussi, dans mes pensées, assez pour quitter mentalement cet endroit… Je n’aime pas ces réunions, je n’aime pas cette sensation que ça me donne, l’impression poisseuse d’être à jamais catalogué comme criminel, avec tous ces autres…

Des applaudissements me sortent de mes songes, j’imite bêtement. Il y a une fille debout face à tout l’monde, elle pleure. J’imagine qu’elle a fait un témoignage poignant… Un témoignage qui inspire le respect ? J’en sais rien. Moi, j’raconte pas ma vie ici. On m’a demandé de m’présenter la première fois et quand on a des nouveaux. Ça s’résume en peu d’phrases.

Jayson Salazar, quarante ans, cinq ans de taule au compteur pour trafic de drogue et d’armes, j’porte un bracelet électronique comme un bon toutou et j’pisse dans un boc tous les trois mois pour prouver que j’suis clean. J’suis là, parce que j’suis bien obligé, mais ça ne me plait pas. Merci, bonsoir.

J’suis du genre bavard comme mec pourtant, trop même parfois. Mais vous savez, quand je me retrouve avec mes “semblables”, les criminels, bah j’ai pas vraiment cet enthousiasme naturel. J’suis pas moi même ici, j’sens l’poids de l’ombre de la prison peser sur moi en ces lieux… Ça m’rappelle que j’ai laissé une part d’qui j’étais là bas, que ça m’a changé à jamais. Cinq longues années, il n’y a pas tant de personnes qui ont fait une telle durée d’incarcération dans c’groupe, ils peuvent pas comprendre… En fait, j’crois que j’me sens juste encore plus seul.

Au moment d’partir, je récupère ma feuille tamponnée pour mon agent de probation et sans m’attarder sur les biscuits et le café, j’décide de partir d’ici. Pourtant, ma corpulence devrait me rappeler que bouffer me ferait pas d’mal. J’sors, les rayons du soleil me transpercent les yeux avant que je ne m’y habitue, je me dirige vers ma moto garée un peu plus loin. J’remballe mes affaires, puis j’me dis que j’vais rentrer chez moi en poussant mon véhicule. Pas qu’il soit en panne, mais ce n’était pas très loin contrairement à mon travail et j’roule pas sur l’or… L’essence a un prix, alors que mes jambes non. Au bout d’quelques mètres, j’commence à m’sentir suivit. J’me retourne, j'aperçois cette fille. J’ai l’impression d’la connaitre… J’suis pas mal physionomiste, mais je n’arrive pas à me la resituer. J’sais que c’est une fille du groupe de parole, pas celle qui pleurait tout à l’heure, une fille discrète.

Après avoir tourné à l’angle suivant, j’fais une pause pour qu’elle arrive à ma hauteur. J’suis pas du genre paranoïaque, mais avouez que c’est un peu bizarre, non ?

- Salut, t’aurais une clope pour dépanner un collègue ?

J’me dis que ça fait moins bourrin que d’lui demander frontalement pourquoi elle m’suit. J’suis pas un violent moi si c’est pas nécessaire de l’âtre, j’suis surtout un maladroit et un mal élevé. J’me dis qu’il doit y avoir une raison à ça et elle n’a pas l’air méchante, elle fait même plutôt fragile et inoffensive. Un p’tit oisillon tombé du nid, même si faut pas s'fier aux apparences, bien que moi, j'suis physiquement un putain d'cliché. J’ai du décrocher quand elle a raconté ce qu’elle foutait là, preuve que j’m’en fou… Mais peut-être que pour elle j’peux faire une exception et arrêter un peu de m’en foutre.

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T’es au pied du mur, ma petite cocotte.

Ma tension artérielle crève le plafond, la poitrine se contracte, les jambes flagellent.
En proie à un immense effort physique? Pas le moins du monde, non. Je m’apprête juste à rencontrer des inconnus, à me présenter, à m’intégrer, à expliquer, à résumer, à… avouer.  

Parler, pour quoi faire, au juste? À part ressasser des problèmes qui, peut importe le sens dont on les maniera, peu importe la manière dont on les prendra, existeront toujours de manière aussi virulente et qui ne disparaîtront jamais…?
Oui mais voilà, je l’ai promis à Ismaël, mon agent de probation attitré. Un amour, faisant preuve d’une patience et d’une empathie sans égale. Je lui ai juré de me conduire convenablement et de me plier aux moindres exigences afin de renouer avec… Dame Liberté.

Insaisissable, farouchement indépendante, telle une lionne sauvage.
Quelle est donc cette fantaisie de pouvoir prétendre être son égale…?

Je n’ai pas la rage de Rocky tandis que ma main se pose sur la poignée de la porte. Je viens de grimper les escaliers qui mènent à l'entrée des Enfers ou alors, à une forme encore inconnue d’absolution. Dans mes oreilles retentit une musique digne du film phare du boxeur qui sort de je ne sais où. Sans doute de l’enceinte que je repère juste au-dessus du cadre de la double porte? Le cérémonial pourrait être risible. Presque grossier. Je me glisse dans la peau de ce célèbre héros des années soixante-dix et j’espère en retirer la force nécessaire afin de me monter à la hauteur des exigences de la meneuse de ce groupe de paroles.
Jouer un rôle, se croire dans un film. Oonagh, c’est la réalité, là, c’est TA vie. Ton propre combat. Tente d’être digne, malgré tout. Cela ne semble pas si impossible…

J’arrive, fais quelques pas, m’installe sur une des chaises en plastique crasseuse, d’une couleur criarde, alors que la dernière chose dont j’ai envie, c’est de me faire remarquer.
Je ne suis pas ici par choix. Pas obligation? Sorte de punition divine? Je n’en sais rien mais ce dont je suis certaine, c’est que je vais devoir suivre l’exemple de ce gars qui vient de résumer son quotidien en une poignée de phrases cinglantes. Il ne passe pas par quatre chemins, c’est le moins qu’on puisse dire. Directif, un peu hautain mais terriblement honnête. Je hausse un sourcil, ne pose aucun jugement mais n’en pense pas moins.

Oonagh Fitzgerald, pour qui te prends-tu…?

À mon tour d’expliquer mon parcours, mon présent et mes envies futures. Mon histoire semble moins grossière que celle des autres participants et pourtant, c’est la mienne. Sans même me retrouver dans l’espace, flottant dans une sorte de dédoublement astral, je réussis l’impensable. La séance se termine, mon supplice prend fin. Comme les autres âmes perdues, je me retrouve dehors, aveuglée, esseulée, décontenancée. Et au sein de cette lumière éblouissante, une source d’obscurité qui m’attire, qui me guide. Je suis l’homme qui a pris la parole tout à l’heure, tractée par son énergie, captivée par son aura plus que chaotique. Je ne réfléchis pas vraiment, pas plus quand il s’aperçoit de ma présence, qu’il se retourne, qu’il me demande une chose banale mais… que je ne possède pas. Démunie, les yeux écarquillés, je finis par répondre, de but en blanc:

Euh… Non. Je ne fume pas. Je ne sais pas aspirer la fumée, je me contente de crapoter, vous comprenez ce que je veux dire…?

Oonagh, voyons, une calamité ambulante, voilà ce que tu es. Mordillant ma lèvre inférieure, tâtonnant bêtement à travers les poches de ma veste, cherchant désespérément ce qu’il demande.
Alors que je ne suis plus capable de satisfaire la moindre demande masculine sans avoir peur des représailles.
Ou peut-être que ce soir, le combat doit prendre fin. L’issue peut-être favorable. Plus de domination, plus de contrôle absolu, plus d’infinie et ridicule guerre des sexes.
Oonagh, parle. N’est-ce donc pas la leçon que tu as retenue aujourd’hui…? Qu’un long discours vaut mieux que des gestes malencontreusement déliés?
Alors, souriant timidement, je finis par remarquer, pensant à voix haute, complètement en roue libre:

Je… Je veux juste rentrer chez moi. J’habite dans un immeuble communautaire… Mais je cherche encore le chemin, je ne suis pas habitué à… Je ne connais plus… La ville.

Je ne suis pas honteuse en précisant ce détail, bien au contraire. Je suis terriblement fière d’avoir mon propre chez moi, mon travail, ma… liberté?
Foutaises. Notre réunion de ce soir est la preuve que nous ne maîtrisons plus rien.
Nous devons rendre des comptes, s’ouvrir aux autres, intégrer ce monde.
Et si je n’en connais plus aucun code, comment suis-je censée réussir…?

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- Ouais je vois.

Crapoter j’ai toujours trouvé ça adorable. Comme les p’tites bourgeoise, comme mon ex, ceux pour qui ce n’est vraiment pas leur truc ou comme ceux qui ont mieux à faire de leur vie que de noircir leurs poumons. J’les envie, ceux qui n’ressentent pas l’besoin de fumer, de donner un coup d’pouce à leurs neurones pour se sentir mieux, plus léger face à la réalité. J’avais répondu sans agressivité, j’ajoutais même, avec un p’tit sourire en coin.

- Faudrait que j’essaie d’arrêter, ça coûte cher et ça fait tousser.

Néanmoins, si même en taule j’avais continué de fumer, des clopes, je doute parvenir à cette prouesse un jour. J’avais aussi un sérieux et cruel manque de motivation à ce sujet.

- Accessoirement, ça fait puer d’la gueule aussi… Tu perds rien, crois moi.

Et moi, ça me ferait pas de mal de m’taire. J’suis tellement blasé par la p’tite réunion de tout à l’heure que c’est comme si la prison m’suivait partout, j’suis pas sûr que quelqu’un puisse comprendre ça dans mon entourage… C’que ça fait d'amener un bout d’la prison à la maison, ce serait-ce qu’avec ce p’tit budget à ma cheville. On peut m’critiquer, trouver que j’suis un vrai p’tit con, y’en a pas un seul dans ces foutu cercle de parole pour comprendre ce que j’vis. Alors qu’ils arrêtent de m’faire marrer avec leur thérapie par la discussion. J’y crois pas.

J’arque un sourcil, alors qu’elle me dit vouloir seulement rentrer chez elle. J’tourne la tête pour un coup d’oeil périphérique, j’me demande si quelqu’un l’empêche de rentrer chez elle en sécurité. Attend… J’repose mes yeux verts sur elle. Elle a dit qu’elle habite où ?

-  Hm, j'habite aussi là bas.

Hasard de dingue.

J’regarde à nouveau autour de nous, y’a du monde, mais personne ne me semble suspect, du moins, pas aussi suspect qu’un type comme moi qui parle avec une gamine de quoi ? 25 ans ? J’me demande où sont passés les gens d’mon âge qui ont fait d’la taule.

- On a qu’à rentrer ensemble, si quelqu’un t’suit j’m’en occuperai.

L’ton de ma voix c’était un peu obscurci, parce que s’il y a bien un type de criminalité que je n’ai jamais pu supporter c’est le mal que l’on peut faire aux femmes et aux enfants. J’suis peut-être un délinquant, mais j’ai des principes, j’ai des limites à ce que j’peux faire… Parce que je sais que si j’les franchis, j’serais capable de me désolidariser avec mon humanité, j’l’ai toujours su. Peut-être que j’cherche seulement à m’donner bonne conscience, en la jouant criminel sympathique, ou peut-être que c’est l’inverse… Que j’suis un mec sympas avec une mauvaise conscience. J'aimerai bien être cette deuxième idée, mais j'me doute que c'est pas si simple. C’était pas l’moment de faire mon introspection, bien  heureusement.

- Une belle perte de temps hein ? Ces réunions. Si on était capable de s’entraider les uns des autres, on aurait pas tous fini en taule, tu crois pas ?

Qu’est-ce qu’ils sont censé m’apporter avec leurs histoires ?
À part me rappeler qu’on peut se faire choper pour tout et n’importe quoi.

- C’est pas comme si connaître mon histoire allait changer quelque chose à la tienne. Ils veulent juste garder un œil sur nous et s’assurer qu’on se sente misérable quand on s’rend bien compte que moi par exemple… J’peux rien faire pour toi.

J’vois pas ce qu’un crétin dans mon genre peut apporter à cette fille.

- A part t’montrer l’chemin jusqu’à la maison.

Que j’conclue avec un p’tit sourire plus jovial, j’quitte doucement la morosité qui m’bouffe à chaque fois que j’me rend à ce fichu groupe de parole. J’me sens mal d’y aller, puis après j’oublie… Jusqu’à la prochaine fois. Du moins, j’m’efforce de faire comme si j’oubliais cette mélancolie qui m’ronge, comme si j’pouvais continuer d’avancer comme si de rien n’était.

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La nuit a toujours été un refuge éternel et ce depuis le début de notre ère, pour une humanité parfois dépassée et adoratrice d’une peur aussi étrange qu’attirante. Et je suis loin d’être une exception à la règle. J’ai toujours été effrayée par l’obscurité, la noirceur, la fuyant ainsi comme la peste.
Jusqu’à ce qu’elle finisse par me rattraper. Je me suis laissée engloutir, dévorée toute crue, sans sommation, par cette abysse qui est devenue bien malgré moi ma compagne quotidienne durant quatre années consécutives.
J’aimerais tant oublier. Me réveiller un matin et qu’une âme compatissante se soit occupée de me voler les souvenirs de cette tranche de vie dont je suis tout sauf fière.
Et pourtant, je suis là. Affrontant le ciel étoilé après avoir une nouvelle fois parler de celle que j’ai été et que je me suis jurée de ne plus jamais être, luttant contre la solitude et me laissant porter par le destin qui me pousse à explorer toujours plus loin mes retranchements.
Forte, je ne pensais pas l’être car je n’avais pas de raison d’avancer ce trait de personnalité parfois accorder avec beaucoup de laxisme. Mais désormais, je lutte pour devenir une femme que les épreuves de la vie ne pourront jamais terrasser. Et le chemin est long… Tout comme celui qui mène jusqu'à chez moi, cet immeuble communautaire que je partage avec des voisins que je ne connaissais pas.
Jusqu’à maintenant.

Le sujet “cigarette” reste une valeur sûre, un moyen de détendre assurément l’atmosphère. J’accompagne mes propos à suivre d’un sourire loin d’être mesquin, que je qualifierais davantage de complice:

Je n’ai plus un sou en poche alors je pense que je suis sauvée, quelque part. Pas de vice au compteur, à part celui d’être une ancienne criminelle… Personne ne va en prison parce qu’il fume, ça a au moins le mérite d’être un avantage de taille.

Qu’est ce que je baragouine là encore? Oonagh, tu te perds, sur le chemin de l’échange social, cela ne fait aucun doute. Et dire que c’était un de tes points forts, dans la vie! Mais je ne serais plus jamais celle d’autrefois, c’est terminé. Je dois apprendre à tirer un trait sur ce vague souvenir qui, de toute manière, m’apporte davantage de nostalgie que de réconfort.
Et cet inconnu devient bien plus que ça, soudainement. J’apprends qu’il partage le même immeuble que moi, semble indifférent à l’annonce de cette information. Implacable, en retrait, un tantinet bougon. Qui suis-je pour juger, je ne dois pas être de meilleure compagnie.
Et pourtant, une nouvelle fois, mes impressions sont trompeuses. D’une voix bourrue, il me propose de faire le chemin ensemble, insinuant même sa volonté de me protéger. Juste au cas où. Je suis tentée de répondre, de le remercier…
Mais ma bouche semble aussi sèche que le désert du Sahara et mon esprit aussi vide qu’un paquet de chips après l’avoir ouvert après une longue journée de boulot.
Bref, je ne suis clairement pas en phase avec le monde. Désabusée, je réussis à peine à me projeter quelques heures plus tard. Je flotte dans ma propre réalité… Comme sonnée.

Nous nous mettons en route, mais certainement pas en silence. J’écoute avec grande attention les mots et phrases sortant de sa bouche, qui résonnent en moi, sans savoir si elles me rassurent ou m’effraient. Je ne me suis jamais sentie au-dessus de la plèbe, je sais pertinemment pourquoi et comment j’en suis arrivée là.
Par ma faute.
Mais est-ce une vérité universelle, ressentie par l’intégralité des participants à ce genre de groupe de parole? Je reste dubitative à propos de cette théorie. D’une voix fluette, je me contente d’ajouter, un peu perdue:

Moi, je déteste ça, car je considère que ce point commun ne fait pas de nous des individus à ranger dans la même catégorie. Les méfaits sont différents, l’origine de nos actes également… Et clairement, tout ce dont j’ai envie, c’est d’oublier que j’ai fait quatre ans de prison pour complicité de braquage.

Prononcer cela à haute voix sonne étrangement clairvoyant. Aux côtés de cet homme, j’ai l’énorme avantage de ne rien avoir à cacher. Ce qui est saisissant de normalité, quand on y pense. Tandis que nous marchons, inlassablement, enthousiasmés à l’idée de rentrer chez nous mais également de ne pas être le seul à rentrer la tête baissée, la mine honteuse, je lui demande, avec beaucoup d'appréhension:

Je ne sais pas comment l’expliquer mais… Je suis épuisée de devoir avoir honte. Je sais que j’ai commis une faute, mais j’estime l’avoir payé, non? Pourquoi donc devons-nous traîner ce boulet à notre cheville même après notre sortie…?

Je ne sais pas, je dois paraître folle ou mélodramatique. Un savant mélange des deux…?
Peu importe, nous irons ensemble, jusqu’au bout de notre route. Puisque apparemment, nous partageons la même…

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- J’crois bien que j’suis assez bête pour préférer fumer que d’manger.

J’ris faiblement, à c’te cruelle vérité, sans être un squelette ambulant, ça manque probablement d’un peu de chair autour de mes os. Je n’ai jamais été un type très épais, je n’ai jamais été quelqu’un qui pense particulièrement à la nourriture, j’ai appris à vivre avec la faim au ventre et la prison n’avait rien arrangé à ce phénomène. Je n’écoute pas mon corps, je l’ai terriblement usé de cette façon. Il n’y a pas de retour possible, alors pourquoi faire attention maintenant ? Je n’ai jamais eu l’ambition de vivre centenaire, vivre jusqu’à demain, ça me convient assez comme perspective d’avenir. C’est plus simple comme ça, j’me dis.

Cette fille, ça s’voit qu’elle est paumée. J’me demande si elle est seule, pas dans l’sens célibataire, elle est carrément trop jeune et j’ai définitivement une autre femme en tête. C’est d’ailleurs assez flagrant, à quel point j’suis moins mal à l’aise de parler avec une charmante jeune femme qu’à ma sortie de taule. J’repense avec une pointe d’ironie à cet épisode tellement gênant où j’ai essayé d'aborder la sœur du conjoint d’ma fille. Définitivement humiliant, mais finalement, pas si surprenant d’la part d’un mec comme moi. J’rate jamais l’occasion d’créer le malaise, c’est comme ça. Contre ça non plus, j’peux pas lutter.

C’est donc sans cigarette qu’on prend la direction de l’immeuble communautaire. Ce chez moi auquel je ne m’habitue pas. Je ne crois pas que j’arriverais à m’lier à ces gens, à m’sentir intégré dans la communauté. probablement parce que j’suis un vieux machin déconnecté de leur monde, du monde. Moi, j’comprend rien à leurs histoires de WhatsApp et j’me sens tiraillé de douleur à leurs invitations à diverses et variées à des soirées et repas. J’ai peur d’y aller, j’ai peur de m’y amuser, j’ai peur d’y trouver d’la drogue, j’ai peur de tout merder. Alors j’crois que c’est ça ma vie, rester là en espérant ne rien faire de travers pour pas finir en taule, alors qu’en parallèle je suis déjà à ce jour, l’auteur de quelques crimes mineurs… Ouais, y’a aucune putain de logique au mec que je suis devenu, j’crois que j’cherche encore à savoir qui j’suis… Pourtant, l’adolescence c’est du passé, depuis un bail, les crises d’identité devraient être derrière moi.

Par contre, une chose de mon identité sur laquelle je pourrais toujours compter, c’es ce bon vieux TDAH. Ouais, j’me suis bien mis à parler là, j’me suis lancé dans un putain de monologue bougon, revendicatif quant à ce bon sang de groupe de parole à la noix. D’habitude, les gens m’adressent un p’tit sourire désolé, parce que mes discours doivent sans doute s’passer de réponse, parce que c’est sans nul doute tout à fait inintéressant. Mais elle, elle m’reponds… Et c’est à mon tour de n’rien dire, parce qu’elle y a passé quatre ans, parce qu’elle parle bien c’te fille… Elle a l’air intelligente, quand on la regarde, contrairement à moi, c’est pas écrit sur sa tronche que c’est une criminelle. Ouais, j’sais pas pourquoi, j’ai jamais ressenti ça, mais j’me sens plus enthousiaste à la reconstruction de cette fille qu’à la mienne.

- Moi, j’ai pas honte.

Que j’fini par lui répondre.

- J’suis pas fier non plus, c’est pas c’que j’dis. Mais j’ai fais c’que j’devais faire à c’te période de ma vie, même si c’était mal ; et toi aussi. J’en ai fait des cambriolages dans ma vie, j’me doute qu’on n’en arrive pas à faire un braquage sans raison, hm ?

J’ai pas besoin d’connaitre ses raisons, comme elle n’a pas besoin de savoir pourquoi j’ai été condamné pour être à la tête d’une traite secondaire de trafic d’armes, en plus de la drogue. Je n’ai pas même été condamné pour ce que j’faisais réellement dans ce réseau d’merde, j’ai accepté mon sort, parce que j’devais l’faire. J’ai pas à avoir honte de ça, je suis honteux de bien d’autres choses, en particulier d’être un auto-saboteur de première et d’en faire pâtir ceux que j’aime. J’ai des remords, mais honte… Bien peu finalement. J’suis pas un gars très respectable alors la plupart de c’que les gens trouvent humiliant ça m’passe par dessus.

- On est fatigué de devoir faire semblant d’avoir honte parce qu’on veut pas retourner dans c’trou à rats, j’suis surtout fatigué de les écouter faire semblant d’vouloir nous aider et d’croire en nous.

Ouais, cette heure et demie de pure hypocrisie, c’était insupportable.
Puis sans prévenir, mon esprit vagabond change de sujet…

- C’est comment la prison pour femmes ? J’veux dire… J’espère qu’ils vous ont pas traités comme nous, bon… J’me dis que quand on est dans une taule de haute sécurité, on à l’droit à un traitement de défaveur. Oh, une fois… Je  pouffe. Y’a un mec dans la cellule d’à côté, il s’est fait mordre la couille par un rat qui est remonté par la canalisation des chiottes !

Et j’ris, comme si tout ça était normal, une banale histoire de taule.
Bordel, heureusement qu’on était capable de rire de la plupart de nos traumas…

- On l’appelait le “Cast-rat” après ça. J’t’avoue que j’ai eu un peu peur d’aller chier pendant un moment, en plus, j’pense que j’ai mangé pas mal de crottes de rat vu la bouffe qu’on  nous servait… Mais j’avais quand même peur de m’faire bouffer la couille moi aussi, alors j’crois que j’ai pas chié pendant… Euh… Ouais, j’suis en train de te parler de… Ouais… Carrément, j’suis en train d’te parler de ma merde, putain ! Là, j’suis supposé avoir honte, hein ? Ouais, si seulement ça m’arrivait pas si souvent de raconter bah, d’la merde justement... Oh la vache, j’vais vraiment pas la boucler ?

Ok, j’suis un poil plus à l’aise avec les femmes, mais là… Là, c’est trop.