Dans la profonde incapacité d’ouvrir les paupières. La tête aussi lourde qu’une ancre de bateau, les jambes aussi courbaturées qu’un marathonien.
Bref, je ne suis pas dans ma meilleure forme. Et le pire dans toute cette histoire?
Je n’ai aucun souvenir de comment j’ai pu finir dans cet état.
Ma faute? Certainement pas. Plutôt celle de cette interminable journée, qui a débuté par deux sauts en parachute et ensuite une courte garde à la caserne. Je n’étais pas prévu sur le planning mais qu’importe: quand on m’appelle, j’accours, point barre. Surtout quand il s’agit d’aider à combattre le feu. Grâce à Alexis, mon mentor, je ne m’en suis pas trop mal tiré, j’ai affiné ma technique, mon approche, je suis désormais bien plus efficace. Et pour couronner le tout, j’ai passé la plus grande partie de la nuit à exercer ma dernière activité et pas des moindres: chauffeur Uber. Trimballer des gamines à peine majeures dans les quatre coins de la ville n’est pas une carrière que j’entretiendrais toute ma vie mais comme dit l’adage, ça met un peu de beurre dans les épinards.
Et quand enfin j’ai pu raccrocher, j’ai lâché les chevaux.
Ce n’est jamais évident de se remettre en question et je ne suis clairement pas un as en la matière. Arrêter de faire la fête? Pourquoi faire? Certes, Magda est revenue dans ma vie et je n’en reviens toujours pas, de cette incroyable chance que le destin nous offre. De pouvoir nous retrouver, presque tout recommencer. Oui mais… Il existe un “mais”. Je pense à elle, sans arrêt, mais presque trop. J’étouffe sous le point de sentiments refoulés pendant tant d’années. J’ai l’impression de me noyer dans un océan et la seule bouée de sauvetage à laquelle je peux me raccrocher s’appelle “la fête, les filles, l’alcool, les conneries.”
Quel drôle de quatuor.
Les souvenirs épars de la soirée de la veille finissent par lentement remonter à la surface. Quelques flashs de précieuses secondes me reviennent en mémoire, me poussent à plisser des yeux. Ou est-ce à cause de la lumière qui semble se faufiler à travers les rideaux d’une fenêtre…?
Mais… Chez Sawyer, il n’y a pas de rideaux, dans le salon. Mais... Qu'est ce que ça veut dire?
Merde alors, où est-ce que j’ai attéri, bordel?!
Je me redresse, tel un pantin hors de sa boîte à jouet. L’espace d’un instant, très court et excessivement angoissant, je me dis que j’ai fini par dormir chez une de mes conquêtes d’un soir. Paniqué à l’idée de trouver quelqu’un à mes côtés, une jeune femme adorable et endormie par exemple, je finis surtout par me retrouver, presque face à face, avec Célian. En caleçon.
Écarquillant des yeux et me raclant la gorge, je finis par passer la main sur mon crâne endoloris et demande, le plus naturellement du monde:

Euh… C’est quoi, ça?!

Pas très poli comme entrée en matière, Stefan, n’est ce pas?
Mais je suis sincèrement navré, ce matin, je ne pourrais guère mieux produire!
Y’a des jours, comme ça, où rien ne semble écrit d’avance.
De toute manière, j’ai toujours apprécié les rebondissements. Pourvu que cette journée soit riche en surprises!  

Ok, j’viens de tomber dans la quatrième dimension, là. Pas d’autres explications possibles, je n’arrive pas à sortir du brouillard dans lequel je suis plongé depuis mon chaotique réveil. Mais bon sang, qu’est ce que je fous chez Célian, hein? À pioncer sur son canapé, comme un cadavre à peine réanimé? Ça ne mène à rien, de me foutre dans des états pareils… Et puis, j’viens de lui foutre une sacrée frousse, à mon poto! Lui aussi semble avoir oublié ma présence et sa tenue quelque peu… dénudée ne le choque en rien. Bon, j’peux pas dire que je suis fatalement pudique mais… ça fait un choc, comme vision au réveil. Il est mieux gaulée que moi ce con, j’suis jaloux. Plissant des yeux, sentant le mal de crâne me gagner à la vitesse de la lumière, j’écoute Célian m’apporter quelques explications tangibles et tandis que j’assemble les pièces du puzzle, mon cerveau semble sur le point d’exploser. Consommation excessive d’alcool, réflexions poussives à propos de l’amour et… paf! On ressemble à une loque le lendemain matin au réveil.
Parfait, ça, Stefan, attitude très mature à adopter tandis que la trentaine t’appelle et te supplie d’arrêter tes conneries!
Une des phrases de Célian arrive plus longuement que les autres jusqu’à la zone de ma cervelle qui s’occupe de gérer les priorités. Interloqué, je répète, la main posé sur l’arrière de mon crâne:

… Squatter chez toi…? Oh putain, si, ça me revient…

J’attrape le coussin sur lequel j’ai profondément dormi, couvert d’une bave qui est à priori de mes méfaits et me met à hurler dedans, mon cri se retrouvant étouffé par l’épaisse mousse qui le compose. Ça y est, je me souviens maintenant! Je me suis… Un peu engueulé avec ma sœur Sawyer et après avoir parfaitement compris que nos deux manières de vivre n’étaient pas compatibles, j’avais demandé poliment l’asile à mon pote d’amour Célian. Adorable ami qui s’était empressé de m’accorder une place sur son canapé. Mais… moi qui m'étais promis de rentrer tôt afin de profiter d’une longue nuit de sommeil bien mérité, j’avais préféré festoyer jusqu’à pas d’heure.
C’est tout moi, ça. Jamais dans la demi mesure.
Me relevant enfin, après une longue et puissante torpeur, j’avance vers le comptoir de la cuisine, enfile mon tee shirt sale de la veille et offre une drôle de grimace à Célian en lui demandant timidement:

… Les deux, ça serait trop te demander?

Je suis bougon, clairement pas du matin. Moi, je suis plutôt un oiseau de nuit, qui papillonne et profite de l’obscurité pour opérer tout en discrétion. À la lumière du jour, je parais si stupide, presque gauche. Me précipitant jusqu’à l’évier afin de boire goulument de longues gorgées d’eau froide, à même le robinet, je demande, entre deux goulées, d’un air innocent:

T’es pas un des voisins de Magdalena Pastore, par hasard?

… Putain, Stefan, tu redoubles d’ingéniosité. Tu devais pas agir en mode sous-marin, la concernant? Maintenant, tu risques de passer pour un putain de fou, genre stalkeur à la Joe Goldberg.
Mais après tout, comment renoncer à cette attraction qui dévore mon âme, plus que la veille et moins que le lendemain à venir…

Une sacrée soirée.
Si seulement il savait. De toute manière, je me connais par coeur, il finira par connaître l’origine de mon état, je ne suis pas du genre à cacher bien longtemps de tels secrets à Célian. Bien plus qu’un coéquipier au sein de la troupe des Globe Trotters, il est devenu un ami de confiance et je ne le remercierais jamais assez de m’héberger en ce moment. Bon, certainement pas gracieusement, je compte bien rendre l’appareil, participer aux frais, même me plier à effectuer quelques tâches ménagères… Mais pas tout de suite, je ne suis clairement pas en état. Le réveil est difficile, j’ai l’impression d’avoir la tête dans un étau, je me sens presque nauséeux, je tangue. Je dois vraiment paraître pitoyable mais je ne peux m’empêcher de sourire quand Célian évoque la possibilité que j’aurais pu ramener une fille et lui rétorque, dans la foulée:

Non, mec, je me suis retenue, quand même. Mais si tu m’autorise, alors, ça va être le défilé, d’ici quelques jours…

C’est plus fort que moi, il faut toujours que je fanfaronne, que je surenchérisse ma capacité à draguer, à séduire, à arriver à mes fins. Têtu, fonceur et surtout déterminé quand il s’agit de la gent féminine, je ne m’avoue jamais vaincu… Car la vérité, c’est que la première défaite amoureuse que j’ai connue a sonné dans mon cœur comme l’ultime déception. Croire et espérer, c’est faire face à une déchéance que je ne veux plus revivre. Plus jamais. Alors, je m’amuse, je parais léger, insouciant…
Jusqu’à ce que le passé me rattrape, inévitablement.
Heureusement que Célian est là, s’occupe de moi comme un frère. Quand il me propose un remède anti gueule de bois, je tire la langue, littéralement, mais hoche docilement ma tête afin de donner mon accord. Mon état est tellement déplorable que je n’ai pas vraiment le choix, de toute manière, j’ai besoin d’un cocktail efficace. Et tout de suite.
Mais pour le moment, un simple café suffira. Je remercie fébrilement Célian de m’avoir servi ce breuvage, sirote quelques chaudes gorgées, tout en évitant de me brûler le palais. Ses questions s’enchaînent et quand j’apprends qu’il l’a déjà rencontré à l’occasion d’une soirée organisée dans l’immeuble, je manque de m’étrangler en lui demandant, quelque peu… jaloux et piqué au vif:

Ah ouais, une spécialité délicieuse? Bah dis donc, ça s’emmerde pas, ici, les voisins crèvent tous la dalle, littéralement parlant?

Putain, Stefan, faudrait penser à te détendre, hein. Bougon matinal de nature, je m’enfonce dans un persistant froncement de sourcils qui en dit long. Rien que d’imaginer que Magda vit à quelques mètres… Cette idée me rend dingue. Mais je sais que je dois apporter davantage d’explications à Célian afin qu’il ai une vue d’ensemble sur cette cocasse situation. Alors, terminant d’une traite ma tasse de café, je lui révèle, de but en blanc:

Bon, en fait… Mag’, c’est mon premier amour. Je l’ai rencontré lors de mon tout premier voyage, en Italie, là où elle vivait. C’était… genre le coup de foudre, tu vois? Le genre de nana qui, au premier regard, capture ton âme. Je savais que c’était elle. Je le savais. Je le savais. Et puis, elle est partie… Et voilà que plus de dix ans plus tard, je la retrouve à Monterey. La vie est bizarre, parfois…

Je ne me sens pas forcément mieux d’avoir confié mon secret à Célian. Je dirais même que c’est pire. Le nœud qui se forme dans mon ventre n’a rien à voir avec ma consommation excessive d’alcool de la veille et la pointe dans mon cœur est encore plus douloureuse. Tentant de reprendre le dessus, je tapote sur le comptoir, davantage guilleret et demande à Célian, faisant les yeux doux:

Bon, et ce remède miracle, t’es partant pour me le préparer? Promis, je ne te le cracherais pas à la gueule, j’vais rester poli.

Rire léger qui suit ma promesse. Espérons que je la tienne, celle-là…
Espérons qu’il ne me déçoive pas en m’affirmant que sa boisson apaise les maux.
Je souffre tant, intérieurement, j’ai besoin que quelqu’un m’aide…

Je suis encore dans le mal mais le brouillard finit par se dissiper, autour de moi. J’y vois un peu plus clair, je suis moins pâteux qu’à mon réveil. Et tout ça grâce à Célian. C’est vraiment un frère, que ce soit lors de nos sorties avec les autres membres de Globe Trotters ou alors en acceptant de m’héberger, à la suite d’une discussion un peu houleuse avec Sawyer, ma grande sœur. Je l’aime de tout mon cœur mais je dois avouer que nous ne pouvons cohabiter ensemble, nous sommes incompatibles sur ce sujet. Et le temps de me retourner, je peux compter sur le soutien de celui que je considère aisément comme mon meilleur ami. Je dois avouer que j’ai un peu honte qu’il me découvre dans cet état, affaibli à cause d’une consommation excessive d’alcool. Mais bon… Petit un, je ne sais pas faire semblant, petit deux, je dois assumer les conséquences de mes actes et petit trois… non, en fait, je suis au fond du trou, bien trop engourdi pour qu’il y est un petit trois. Trouvant la force de m’amuser de la situation, je rétorque à la menace à peine voilée de mon colocataire:

T’oserais me faire ça, Célian? Boh, après tout, t’es canon comme gars et t’es bourré de qualités, tu me les piquerais toutes c’est une certitude…

Et ce ne sont pas de simples paroles en l’air mais plutôt une vérité maladroite que j’offre à mon ami, tandis que je plisse toujours plus fort des paupières, tentant de me sortir de cette effroyable torpeur. Même si mon cerveau fonctionne au ralenti, je ne peux éviter la remarque lancée par Célian, innocente, certes, mais qui en dit tout de même long sur ses pensées: je ne peux pas rester indéfiniment chez lui. Son canapé est confortable, très même, et Célian est un garçon organisé et minutieux, extrêmement accueillant. Mais je ne dois pas pousser le bouchon trop loin et rapidement trouver une solution de repli. J’y réfléchis, enfin, j’y réfléchirais plutôt, quand je serais en état. Je m’en fais la promesse silencieuse.
Quand le sujet de conversation prend des airs de magnifique italienne qui intéresse un peu trop à mon goût la gente masculine, je vois rouge et laisse ma jalousie réagir à la place d’une raison qui serait davantage justifiée. Tentant de me maîtriser, tâche qui s’avère impossible quand il s’agit de Magdalena, je souffle, le regard subitement attiré par la plante installée sur le comptoir, que je me met à triturer nerveusement:

Franchement, ce n'est pas l’envie qui me manque. Je ne supporte pas qu’elle puisse être draguée par un gros lourdingue… Pfff, je te jure, ça me rend fou…

Oui, c’est l’effet que me provoque la somptueuse et volcanique Italienne: elle me rend dingue, me fait perdre la tête, me transporte jusqu'au-dessus des nuages et plus encore. J’ai toujours eu du mal à dévoiler mes sentiments mais envers Célian , je me dois d’être honnête, je communique, passe par toutes les émotions du monde. Nostalgique, je lui avoue que Magda est une femme que je n’ai jamais su oublier, malgré les années, et le constat que tire Célian me force à rétorquer, mi amusé, mi touché dans mon égo:

Pourtant, j’en ai connu, d’autres femmes… Que des passades. Des coups d’un soir, des nanas rigolotes et mignonnes, ouais… Mais qui n’arrivent pas à la cheville de Magdalena Pastore. Elle, c’est… la femme d’une vie.

J’ai failli préciser “de ma vie” mais j’aurais été un chouia trop romantique, et j’ai encore une certaine fierté masculine qui m’empêche de me dévoiler entièrement. Me dénuder face à un homme qui me respecte, me comprend, oui, je le fais, bien malgré moi… Mais je reste tout de même pudique sur mes sentiments profonds. J’y peux rien, je suis con et ce n’est pas prêt de changer.
Heureusement pour moi et la larme qui menace de couler le long de ma joue, Célian accepte de devenir préparateur/barman/sauveur et s’évertue à me concocter le plus étrange et dégoûtant des cocktails, sensé soulager mon affreuse gueule de bois. J’en profite pour gémir comme un animal blessé, soupire, me crispe, allant jusqu’à même m’allonger sur la table, le dos contre le bois, le regard planté sur le plafond. J’entends Célian poursuivre son interrogatoir mais l’air de rien, je me contente de lever le bras, produisant un effort hors du commun et remarque, d’une voix amusée:

T’avais vu que le plafond était tâché, juste là…? Qu’est ce que t’as foutu, tu sais plus viser ou bien?

Je pars dans un fou rire qui me tord le ventre et qui se termine par une toux déplorable. Putain, Stefan, déjà, faudrait penser à arrêter de fumer et en plus, tu penses esquiver ses questions, mais tu oublies à qui tu parles, Célian n’est pas prêt de lâcher l’affaire. Alors, je me redresse, plaque mes genoux contre mon torse et ajoute, le regard dans le vide:

Pfff, ouais, elle sait que j’habite à Monterey mais elle me croit toujours chez ma sœur… Ça fait un peu psychopathe, non, de lui dire: Hey, je suis ton voisin de palier! Elle va me prendre pour ce foutu Joe Goldberg… J’veux pas l’effrayer, je veux pas gâcher cette seconde chance. Et…

Je me stoppe pour attraper le verre que me tend Célian, en boit une longue gorgée avant de tousser de plus belle, produisant une grimace des enfers et en pestant comme un enfant capricieux. Retrouvant un certain aplomb, je termine la seconde partie du verre d’une traite et le pose à côté de moi, tout en précisant:

Putain, c’est… DÉGUEULASSE! Y’a intérêt que ça fonctionne, ta mixture, parce que… Pfff, bref. Je vais juste essayer de ne pas me précipiter et tout ira comme sur des roulettes… N’est ce pas? Puis, toi, genre Hitch expert en séduction, tu veux me raconter, ça se passe bien, en ce moment?

Bah ouais, y’a pas de raison que j’sois le seul idiot dans la salle.
L’amour, ce n’est jamais simple. Voyons ce que Célian peut m’apprendre au sujet de ses histoires qui, je n’en doutent pas, doivent être rocambolesques…

J’ai jamais su trop comment me comporter, en amitié. Je suis du genre plutôt bourru, je n'avoue qu’à moitié quand un personne entre dans mon cœur et ce pour toujours et à jamais. J’aime pas pleurer, encore moins me confier. Mais avec mon frérot, tout est différent. Sans doute parce que j’abuse de sa générosité en squattant son canapé et en me comportant comme un parfait crétin? Oui, sans aucun doute. Un jour, je saurais lui rendre l’appareil. Et puis, cette situation est provisoire. Je sens bien qu’une certaine tension est en train de grandir entre nous et c’est hors de question qu’elle détruise notre relation. Pour la préserver, je suis même prêt à retourner vivre aux côtés de Sawyer… Ou squatter chez Sydney, peut-être? Non, finalement, je n’ai pas envie d’arriver à ce genre d’extrême. Je n’ai plus cinq ans, je ne peux plus vivre aux crochets de mes grandes sœurs. Tôt ou tard, je trouverais une solution adéquate. Oui, un jour. Je t’en fais la silencieuse promesse, mon ami.

Le petit résumé offert par Célian concernant mon statut amoureux a le mérite d’être concis et parfaitement clair. Putain, j’imaginais pas me retrouver dans un pareil merdier… Mais grâce à mon ami, je peux enfin prendre du recul. Hochant la tête, presque défaitiste, je finis par murmurer, la mort dans l’âme:

Et bah… Ouais, c’est… C’est ça. Tout à fait ça, même. Quel bordel de dingue, je te jure…

Parfois, vivre dans le déni reste la solution la plus acceptable, la plus digeste. Mais je ne peux plus éviter un tel bouleversement dans ma vie, je ne peux plus détourner le regard. Je dois me faire violence, réaliser à quel point ma rencontre avec Magda m’a changé la vie. Certes, j’étais jeune, encore plus insouciant qu’aujourd’hui, incapable de réaliser à quel point l’amour pouvait transformer le plus solide d’entre nous. Mais dix années ont passées… Et elle reste toujours dans un coin de ma tête. Confortablement installée, observant avec amusement la manière dont j’occupe ma vie et mon temps libre. Si seulement elle savait à quel point je veux qu’elle prenne possession de mon cœur, à quel point je suis prêt à lui laisser le premier rôle de la pièce de théâtre de mon âme…

La mixture est avalée, à défaut d’être appréciée. Et la bouille affreusement maîtrisée de Célian me donnerait envie d’exploser de colère mais je n’en fais rien. Au contraire, je reste extrêmement admiratif de mon ami, de sa parfaite hygiène de vie, de sa volonté de tout faire pour atteindre ses objectifs. Il sait ce qu’il veut et se donner les moyens d’y arriver, ce qui est tout à fait à son honneur et ce comportement devrait m’inspirer. D’une certaine manière, nous nous ressemblons, même si je suis bien plus désorganisé que mon colocataire. L’écoutant toujours en silence, jouant avec le verre désormais vide, j’enchaîne, d’une voix plus forte, haussant le ton, comme pour m’autoconvaincre:

Ouais, t’as raison. Sur tous les sujets, d’ailleurs… Mais surtout sur le fait de la prévenir du lieu où j’habite. J’veux pas qu’elle me prenne pour un cinglé, j’vais… J’vais lui envoyer un message, regarde, comme ça, t’es témoin! J’peux plus me défiler, de toute manière.

Dégainant mon smartphone à la vitesse de l’éclair, j’écris de ce pas à Magda, afin de lui signaler que nous sommes désormais davantage que de vieilles connaissances mais que nous sommes à présent voisins. De toute manière, je n’ai pas envie de décevoir Célian, lui qui passe tellement de temps à m’écouter, à m’aider, à me guider. Il est grand temps de lui confier ce que je ressens à son égard, voilà pourquoi, quittant mon verre des mains afin de triturer la coque de mon smartphone, je prends une grande inspiration avant de lui dire:

Tu es une véritable machine de guerre, Célian, et quand je tire le bilan de tes activités, je comprends mieux pourquoi nous sommes amis, tous les deux. Je ne te force pas la main, tu sais où me trouver si tu as besoin de parler. T’sais, j’suis pas juste un grand con qui aime forcer sur l’alcool et qui consomme un autre type de drogue, du genre féminin, hein… Moi aussi, j’peux être sérieux. Du genre… Oh, regarde, j’vais même te le prouver! Admire l’artiste.

Excité comme un enfant, je descends de la table de la salle à manger sur laquelle j’étais plus ou moins bien installé et lève mon téléphone, empoigné fermement dans une main tandis que je pose l’autre sur mon coeur, agissant ainsi comme un personnage d’un certain animé concernant des titans et prononce ces mots, y croyant dur comme fer:

Moi, Stefan Salomon, prend la décision, en ce jour, de supprimer tous les numéros de nanas que j’avais enregistrés dans mon répertoire. Sauf mes soeurs et… Billie. Et Magda. De plus, je me désinscris de tous les sites et applications de rencontre sur lesquels j’étais depuis… belle lurette, putain, je réalisais pas… Bref, l’ancien Stefan, dragueur et lourdingue au possible, n’est plus! Place au Stefan déterminé et amoureux. Voilà!

Une fois ma tirade terminée, je m’exécute et moins de dix minutes plus tard, je me sens étrangement vide mais également soulagé. Je fais un pas en direction de Magda, même si elle ne peut constater de ses propres yeux une telle avancée. Étrangement, je me sens vide… mais également soulagé. Espérant que Célian soit fier d’un tel acte de bravoure, je lui demande, restant tout de même très curieux:

Et toi, t’utilise toujours ces trucs? J’veux dire, c’est bien de se concentrer sur soi, ses projets et tout le reste… Mais tu ne peux pas vivre comme un reclus éternellement, Célian. Tu mérites d’être aimé et apprécié à ta juste valeur, toi aussi.

Oh putain, mais on dirait que sa mixture fonctionne, ça alors! Je deviens plus sage et réfléchi, tout à coup… Bon, je n’irais pas jusqu’à en boire quotidiennement mais…
Comme quoi, ça a du bon, de se mettre des murges, de temps en temps…

Je commence doucement mais sûrement à y voir un peu plus clair. À réaliser dans quelle merde intersidérale je me trouve. J’ai encore couché avec une nana, encore passé une soirée à picoler, encore profité de la vie comme si il n’existait aucun lendemain. Je me fais vieux, pourtant, je devrais abandonner ce mode de vie et fissa. Je ne tiendrais pas longtemps, à ce rythme, et personne n’est éternel. L’épais coton qui s’est installé dans mon crâne commence seulement à me foutre la paix, grâce au cocktail miracle de Célian mais aussi à son écoute silencieuse, à son soutien sans faille, à la chaleur du foyer qu’il m’a proposé de partager depuis des semaines à présent. Sous ce toit, je me sens bien, c’est même sans doute la meilleure colocation que je n’ai jamais accepté. Durant mes voyages à travers le monde, je n’ai eu que trop peu d’occasions de me retrouver seul. Préférant aisément loger chez l’habitant plutôt que de me payer de luxueuses chambres d’hôtel, j’ai toujours apprécié découvrir des gens, apprendre leur langue et coutumes, même si ces échanges n’ont pas toujours été de tout repos. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase? Me retrouver chez ma grande sœur, Sawyer. Je l’adore, mon aîné, aucun doute là-dessus. Mais nous n’étions pas compatibles pour vivre ensemble, nous aurions fini par nous entretuer. La dernière chose au monde que je souhaite, c’est que Sawyer et moi finissions fâchés. Déjà que je viens à peine de la retrouver…

Mais aujourd’hui est le premier jour du reste de mon existence et je prouve ma détermination en envoyant fissa un texto à Magda, sous le regard plutôt fier de mon coloc et de mon ami, de mon frère. Loin de prendre la tâche à la légère, je poursuis en supprimant une à une les jeunes femmes auprès de qui j’ai récupéré les numéros de téléphone, tout en enchaînant sur la clôture de mes profils sur les applications de rencontre. Très concentré, j’effectue un mouvement furtif de la main, ne quittant pas l’écran des yeux, tout en baragouinant:

Oh, ça va, hein! J’en ai pour quelques minutes, c’est long, mais je ne lâcherais pas l’affaire…

Enfin, c’est vite dit. L’opération me prend plus longtemps que prévu mais je finis par arriver au bout de mon chemin de croix. Très fier de moi, je finis par balancer mon smartphone sur le canapé, qui rebondit contre les coussins. Toujours pas de réponse de Magda, mais elle doit être occupée, au travail ou je ne sais quoi… Je commence à perdre patience, là.
Préférant me concentrer sur notre discussion avec mon ami, je soupire, sourit distraitement et lui réponds, d’une voix grave:

Oui, le destin… J’y crois, moi aussi, Célian. Regarde, Magda et moi, c’est une vieille histoire, que je n’ai jamais voulu oublier…

Il ne m’en faut pas plus pour me replonger dans mes tendres souvenirs d’adolescent. Cette faste époque où je suis éperdument tombé amoureux d’une jolie Italienne, pour qui je me serais damné. Prêt à rester pour le restant de mes jours à ses côtés, je suis tombé d’un piédestal que je me suis moi-même forgé… Mais je ne regrette pas cette déception. Ce sont grâce aux épreuves que l’on peut grandir, qu’on se découvre réellement.
Comme celle que me propose Célian, avec sa voix irrésistible et son regard qui me couve, comme une poule protégeant son œuf. Bon, ok, la métaphore est ridicule mais je sors d’une gueule de bois de l’enfer, hein, j’suis pas capable de mieux! Je me contente de bredouiller, caressant le sommet de mon crâne avec la paume de ma main:

Courir… Euh…

Mais pourquoi tu hésites, Salomon, hein?! Tu n’es pas du genre à ignorer un défi, encore moins quand il pourrait te permettre de croiser Magda, par le plus grand des hasards. Il n’a pas tort, elle doit sûrement être dans les parages, le quartier est à l’image d’un petit village convivial. Prenant quelques instants pour me changer, je finis par rejoindre Célian, qui s’occupe de claquer la porte de l’appartement, et nous voilà partis pour l’échauffement en dévalant les marches des escaliers de l’immeuble. Nous chamaillant comme des enfants, nous attaquons notre course, à une foulée modérée. Je morfle, conséquence de ma petite virée de la veille, qui me laisse sur les rotules. Fermant les yeux sous l’effort, je finis par les ouvrir à nouveau, tombant presque nez à nez sur un visage familier.
Non. Impossible. Tout… Mais pas ça…
J’avais demandé Magda, pas… Elle!
Toussant en tentant d’avaler ma salive, je tapote l’épaule de Célian, tout en articulant péniblement:

Putain… Célian, c’est… Attends, c’est… Putain, merde…

Je m’étouffe, manque d’air, cherche à respirer sans même savoir comment m’y prendre. En réalité, je cède tout simplement à la panique, cherche à échapper à une situation vieille comme le monde: se retrouver en face à face avec sa conquête de la veille qu’on préfèrerait oublier pour toujours. Je repère du coin de l'œil une ruelle, dans laquelle je me faufile, me plaquant contre le mur de pierre. Regard paniqué en direction de Célian qui se tient devant moi, sans comprendre, explication lâchée entre deux râlements bruyants:

C’est… C’est la nana d’hier, putain… Elle… Tu crois qu’elle m’a repéré?!

La panique dans ma voix, hein, tu peux la sentir, Célian…?
Sauve moi la vie, mon pote… Encore une fois!