Je suis allongé dans ce lit d’hôpital et je regarde le plafond sans vraiment le voir. Les bips des machines à côté de moi m’empêchent de sombrer mais de toute façon, soyons clairs, depuis mon retour sur le sol américain, je n’ai pas réussi à fermer les yeux sans un peu d’aide des médecins. Dés que je ferme les yeux, j’ai l’impression de repartir dans l’enfer dans lequel j’ai vécu si longtemps. Je n’ai pas envie de penser à cela à cet instant, mais je n’arrive pas à empêcher mon cerveau de le faire. Mais ce matin, alors que je suis revenu à Monterey que depuis quelques jours, ce sont d’autres souvenirs qui me hantent. Mon arrivée à l’hôpital de New York, enfin celle dont je me souviens… C’est vague, vraiment très vague. Je n’arrivais pas à rester conscient malgré les tentatives des médecins. Je crois être resté longtemps dans un sommeil, ou coma, je ne sais pas, sans doute parce que mon corps avait simplement besoin de s’en remettre. Et à mon réveil, quand j’ai enfin pris conscience de où j’étais, on me l’a annoncé, on m’a informé que… je n’arrive toujours pas à y croire, je n’ai plus mon pied gauche, ils ont été obligé de me l’amputer. Alors, avec ce que j’ai vécu, vous allez me dire, ce n’est qu’un pied et vous avez raison, mais… mais cela signifie une seule chose, je ne pourrai pas repartir. Je ne sais pas si je l’aurai fait, je ne sais pas si j’aurai réussi à retourner sur le terrain mais devoir en être privé de cette manière, je le reconnais j’ai du mal à encaisser.

J’ai passé un certain moment à l’hôpital de New York et on m’a transféré il y a quelques jours à l’hôpital de Monterey. J’ai repris du poids, ma cicatrisation se fait correctement donc l’hôpital de New York a accepté que je me rapproche de ma famille. Et c’est une bonne chose car j’ai appris par un de mes supérieurs que j’avais eu le droit à des funérailles très émouvantes. Il semblait bouleversé, sincèrement ému quand il m’en a parlé et il m’a proposé de se rattraper en prévenant ma famille. J’ai accepté car je reconnais que je n’avais pas la force d’appeler ma famille, un à un pour leur annoncer que finalement non je ne suis pas mort. Et puis, il est vrai que je suis toujours en vie, il est vrai que la mort n’est pas encore venu me chercher mais… j’ai l’impression d’être mort de l’intérieur. J’ai la sensation que la vie s’est échappé de mon corps.

Je pense que mes pensées m’ont emmené plus loin que je ne l’aurai imaginé car c’est une infirmière qui me réveille avec un plateau repas. Je me relève difficilement alors qu’elle m’annonce qu’une personne de ma famille a appelé et qu’elle va passer me voir. Je la remercie et la laisse repartir. Je sais que je dois manger pour retrouver toutes mes forces mais en plongeant mon regard sur ce plateau, je sens des nausées me monter au nez. Je ne sais pas si c’est la nourriture ou le fait de savoir qu’une personne de ma famille va venir. Je n’ai pas eu beaucoup de visites depuis que je suis revenu sur le sol américain, mis à part quelques collègues, un de mes supérieurs, je n’ai revu personne, même pas Délia et pourtant je sais que nous devons discuter tous les deux. Elle ne le sait pas, mais elle m’a permis de survivre à tout cela et je dois lui dire, je dois lui en parler mais pas maintenant… On m’a appris qu’elle avait quitté l’hôpital avant que je ne me réveille de mon coma, je ne sais même pas si elle sait que j’ai perdu… enfin que j'ai été amputé !

On frappe alors à ma porte et je réalise que je m’étais de nouveau endormi. Je jette un coup d’œil à ma petite tablette, mon plateau a été débarrassé, un autre coup d’œil à ma perfusion, je suis persuadé qu’il y a des somnifères là dedans, ce n’est pas possible autrement et je finis par dire alors que je ne suis pas complètement éveillé :

Entrez !

L’impensable vient bien de se produire. Tu as reçu un appel des plus troublants, il y a, à peine quelques minutes. Ton frère aîné, Matt Salomon, dont le cercueil vide a été enterré en fin d’année dernière, est toujours en vie. Oui oui, tu as bien entendu ; ton grand frère n’est pas mort. Le major que tu as eu au téléphone est catégorique, c’est bien Matt qui a été rapatrié il y a quelques jours, à Monterey et il demande à te voir. A vous voir tous, dans le meilleur des mondes mais là, tu ne penses pas aux autres, tu penses à toi et tu demandes au Major plus d’informations, qu’il n’a pas souhaité de donner au bout du fil. Tu vas devoir te rendre sur place, pour le savoir. Pour connaître l’étendu des dégâts, que ce soit sur sa santé mentale, que sur son état physique. Tu ne sais rien, mis à part qu’il est toujours vivant.

Tu prends le soin d’envoyer un message groupé à tes frères et sœurs pour leur signifier l’incroyable découverte. Ils sont alertent, attendent de tes nouvelles mais tu sais qu’ils vont finir par débarquer, c’est impossible autrement. Mais tu seras la première sur les lieux, à l’hôpital. C’est la première chose que tu demandes, quand t’arrives à l’accueil, la chambre de Salomon, de ton grand frère. Ton adoré, tout simplement. Il y a des années que tu ne l’as pas vu et c’était vraiment ton seul regret. Tu as émis le souhait, à ses funérailles, que tu aurais tout donné pour le voir une dernière fois, pour lui demander pardon et bien plus encore. Seulement, elle est là ta chance et tu ne crois pas un seul instant qu’il s’agisse de la dernière fois. On t'offre carrément une seconde chance, Sawyer, et t’es prête à la saisir. Plus que prête, pour être exacte.

Une fois la chambre indiquée, tu te précipites jusqu’aux ascenseurs, tu appuies frénétiquement sur ce satané bouton de malheur parce que ça ne va pas assez vite pour toi. Tu es impatiente mais aussi terrifiée à l’idée de retrouver ton frère, tu ne sais même pas dans quel état il est, personne ne t’a rien dit. Perchée sur des hauts talons, tu freines ta course juste devant la porte de sa chambre et inspire profondément avant d’y donner trois coups, calmement. Il te faut toute la meilleure volonté du monde pour faire face à ce que tu t'apprêtes à vivre. Le son de sa voix, qui t’intime d’entrer, ne te semble plus aussi familier qu’avant. Triste constat, pour toi-même après toutes ces années. Lorsque tu découvres ton frère aîné, tu soupires. Soulagée, et il ne faut qu’une demi seconde pour te mettre à pleurer. C’est lui. C’est bien Matt Salomon qui est allongé sur ce lit d’hôpital. Tu ne rêves pas, on ne t’a pas menti. Alors tu t’approches de lui et te penche pour venir te glisser dans ses bras. Une étreinte qui dure, et qui dure. Encore un peu. Pas besoin de mots, à cet instant, c’est très sommaire, dirons-nous. Cependant, tu ne veux pas l'étouffer davantage, tu te redresse et lui dit :

«  J’arrive pas à croire que c’est vrai… Matt !!! »

Tu remarques qu’il est meurtri, amaigri, définitivement pas l’homme dont tu te souviens, vingt ans plus tôt. C’était qu’un gosse à l’époque. Aujourd’hui, c’est un homme brisé, il suffit de lire l’expression de son visage. Tu lui adresses tout de même le plus beau des sourires, en reniflant et en faisant disparaître les quelques larmes de son visage à l’aide du revers de ta main :

« Tu m’as terriblement manqué, si tu savais… »

On vient de frapper à ma porte de chambre et je me demande bien qui cela peut être. En règle général, les médecins, les infirmières frappent un petit coup sur la porte mais ne prennent pas la peine d’attendre qu’on leur donne l’autorisation d’entrer avant de le faire, donc je sais à cet instant qu’il ne s’agit pas d’une personne du monde médical. Un instant, j’imagine qu’il s’agit de Délia mais en voyant la porte s’ouvrir je réalise qu’il s’agit de ma petite sœur. Il y a si longtemps qu’on ne s’était pas vu. Elle plonge immédiatement dans mes bras et la sentir contre moi me fait un bien fou. Il est vrai que pendant un instant j’ai imaginé qu’il s’agissait de Délia mais je suis aussi très heureux de voir ma petite sœur. Nous ne nous sommes pas vu depuis si longtemps. Notre câlin dure encore et encore… Je respire son odeur comme je le faisais quand nous étions enfant et cela me rappelle tant de bons souvenirs… des mauvais aussi bien sûr, mais aujourd’hui je n’ai envie de ne raviver que les bons souvenirs. Elle me dit ne pas réussir à croire que c’est vrai, alors à ses mots je lui caresse le dessus de la main pour lui prouver que c’est bien réel, que je suis bien là. En même temps, j’avoue que cela doit faire un choc de m’avoir enterré il n’y a pas si longtemps et de me voir aujourd’hui. Je n’ose pas imaginer la réaction de mes parents mais je préfère ne pas aborder ce sujet avec elle. Je vois des larmes perlées dans le coin de ses yeux alors qu’elle m’avoue quelque chose à laquelle je pense aussi depuis qu’elle a franchi le pas de la porte, je lui ai manqué, mais elle m’a aussi manqué, si elle savait… à quel point. Mais je préfère ne pas lui répondre de la même manière car j’ai peur que l’on tombe dans des retrouvailles larmoyantes… alors dans un sourire sincère, je lui réponds :

C’est sûr qu’on ne voit pas revenir des morts à la vie tous les jours…

A ma remarque acerbe, je prends un petit coup sur l’épaule alors que j’ajoute :

J’espère au moins que mes funérailles étaient bien… je n’ai pas pu être là… tu m’excuseras…

Elle se déride enfin et m’offre un sourire, un vrai sourire, un sourire sincère. Mes mots ne résonnent pas de la même manière à l’intérieur de moi bien évidemment mais jamais je ne lui dirai, jamais je ne lui montrerai. Elle est ma petite sœur, j’ai failli une fois dans ma vie à la protéger et jamais je ne recommencerai… peut-être une sorte d’égo masculin ou militaire, je ne sais pas mais je n’ai pas envie de lui faire porter le poids de ce que j’ai vécu sur les épaules, c’est trop lourd… cela l’est déjà trop pour moi alors pour une civile… et je sais aussi qu’aucun de mes frères et sœurs ne doit jamais savoir non plus. Lorsque je me suis engagé, j’ai sans forcément le vouloir couper les ponts avec tous les membres de ma famille, leur envoyant seulement de temps en temps de mes nouvelles par mail… le métier, les responsabilités et surtout, sans doute une manière de les préparer à ce qui pourrait arriver… Je ne suis pas mort certes… mais je ne sais pas non plus si je suis tout à fait vivant… Mais cela restera bien caché au fond de moi, pour ma famille, pour mes frères et sœurs. Alors je lance rapidement :

Comment vas-tu ? Il y a si longtemps que l’on ne s’est pas vu…