a life, a story

« À l'instant où le bébé naît, on sait d'un seul coup qu'on n'est plus la personne la plus importante au monde à nos propres yeux. On s'incline devant cette vie naissante et, en s'inclinant, on se grandit. »
27 juin 2000,
Monterey. California : Welcome in my world Hailey Sutterlee

Un cri. Le cri d’un nouveau-né. Une nouvelle âme vient au monde, à Monterey. Les premiers jours d’été ont d’ors et déjà une saveur toute particulière : un nouveau rayon de soleil brille à travers les nuages dans un ciel gris, chargé d’eau, qui pourtant, annonçait une magnifique journée. Une douce petite fille dont la venue au monde s’est faite sur le tard mais qui fait immédiatement le bonheur de sa famille : Luke et Claire Sutterlee, pointure de choix, ici à Monterey. Ils ont travaillé fort, se sont acharnés pendant des années pour assurer un avenir serein à leurs progénitures. Rory et Grégory sont des jeunes adolescents comme tous les autres et ils vont prendre soin de leur petite protégée, surtout Gregory, qui n’a d’yeux que pour elle, sous le charme de cette magnifique tête blonde. Ils ont treize ans de différence mais le jeune garçon va prendre son rôle très à cœur, à l’instar de Rory qui lui, s’intéresse davantage aux filles qu’aux couches sales d’un bébé ! Gregory sera souvent derrière elle, pour l’aider à avancer, lorsqu’elle fera ses premiers pas ou fêtera son premier anniversaire. Pour simplement la câliner lorsqu’elle aura du chagrin, pour jouer avec elle même s’il n’aime pas les poupées ou la dînette. Il n'y a dorénavant plus de Grégory, sans Hailey, tout comme il n’existe pas de Hailey sans Grégory. Ils sont indissociables l’un de l’autre, inséparables. Et c’est ce grand frère protecteur qui lui lit les histoires du soir, un rituel qui ravit les deux parties. Pourtant tout avait si bien commencé. Une famille irréprochable à la vue de tous, sans histoire et des parents qui aiment leurs enfants plus que tout au monde et qui feraient n’importe quoi pour eux. Les apparences peuvent parfois être si trompeuses…

« Le rêve offre ce que la réalité empêche. Un rêve transformé en réalité, c'est un autre rêve. Lorsqu'on rêve tout seul, ce n'est qu'un rêve alors que lorsqu'on rêve à plusieurs c'est déjà une réalité. L'utopie partagée, c'est le ressort de l'Histoire »
10 mai 2018,
Monterey, California : Dreams & realities, Where is the limit ?

« Où est-ce que tu te caches Bouille ? … Je vais te trouver… » Je pouffe. Je ris, ma main sur mes petites lèvres. Il ne va pas me trouver, me dis-je. Je suis trop bien cachée. Il ne peut pas me trouver dans ce gigantesque placard. Je suis cachée, en boule et je continue de rire même quand j’entends ses pas  dans la chambre. Il continue de me chercher, cette voix masculine, d’ado je ne sais pas, il m’appelle. « Je vais t’attraper et te manger, vilaine petite Bouille » Cette voix ne se veut pas hostile, bien au contraire. Elle est tellement douce, je sais que je peux avoir confiance en elle. Je ne sais pas qui elle est ni à qui elle appartient mais je sais au plus profond de moi qu’elle me sécurise, que si je sors de ma cachette, j’aurais droit à beaucoup de chatouille et même des bisous. Rien que pour ça, je suis prête à me mettre debout, et inexorablement attirée par cette folle envie, je me lève, tourne la poignée de mon placard et saute d’un bond pour lui faire peur. « Bouuuuuuuhhhh… C’est moi je t’ai eu ! » Je voulais lui faire peur, j’ai réussi. Il est tellement grand, celui qui m’attrape par la taille et me fait voler dans les airs. Je ne vois pas son visage, comme si un voile entre nous m’empêchait de voir ses traits. Sa voix, je l’entends mais je suis aveugle. Je ris pourtant, je ris vraiment de bon cœur comme si je savais qui il était. En fait, je sais qui il est pour moi mais je n’arrive pas à m’en souvenir.

Et l’instant d’après, je me réveille. Je suis sueur.  Je ne comprends pas : chaque nuit ou presque, c’est le même rêve que je fais. Une petite fille de deux, voire trois ans je dirais. Qui se planque dans un placard parce qu’elle joue une partie de cache-cache avec un garçon. Qui est-il ? Je ne le sais pas. Je réfléchi, je fouille, je me fais du mal, je tente par tous les moyens de chercher une réponse dans ma tête mais ça ne vient pas. Voilà des années que ce rêve me poursuit mais je n’en comprends pas le sens. Aujourd’hui, je ne l’ai toujours pas trouvé, je ne me suis pas apaisée. J’espère qu’un jour j’y parviendrai, en attendant je continue à chercher le sens réel de ce « souvenir » En tout cas, c’est ce que je pense, ça ressemble vraiment à un souvenir. Papa n’a jamais pu me dire d’où cela venait. Il est arrivé dans ma vie quand j’avais cinq ans. Tomber sous le charme de ma mère. Il était veuf, n’avait jamais eu d’enfants avec sa femme mais il est tombé sous le charme de cette serveuse, enjouée et belle à croquer. Elle avait la trentaine quand elle est tombée amoureuse de lui. Je n’ai jamais su qui était mon père biologique mais lui, c’est celui qui m’a élevée, c’est mon père. L’homme de ma vie. Celui pour qui j’ai un profond respect et une éternelle reconnaissance de faire de moi la fille la plus heureuse du monde.

Papa tient son appareil numérique entre les doigts. Je souris, il mérite bien que je fasse un effort même s’il sait que je déteste les photos. « Tu es merveilleuse ma chérie, ta mère serais si fière de toi ! » C’est la cérémonie de la remise des diplômes. Je suis nerveuse. Je suis major de ma promotion. J’ai un discours à faire mais je ne me sens pas prête. J’aurais tellement voulu qu’elle soit là pour moi aujourd’hui. J’espère qu’elle est fière de sa fille, de là-haut. Elle me manque tellement et encore plus en ce jour si particulier : Sa petite fée devient adulte. Elle devient responsable, comme elle l’aurait souhaité, j’en suis certaine. Je prends une grande inspiration et m’adresse enfin à l’assistance, camarades, parents. Je fais le vide autour de moi, cette fois, je suis prête. Prête pour tourner la page. Je n’ai pas que de bons souvenirs dans cette école, malheureusement. J’ai hâte de foutre le camp d’ici et de me forger une nouvelle personnalité à l’université. Là où personne ne sait qui je suis et ce que j’ai subi. Ce n’est pas faute d’avoir voulu me défendre mais je n’ai jamais compris pourquoi je suis restée si impuissante face à l’harcèlement dont j’ai été victime. Au départ, cela partait d’un bon sentiment, de ma part. Ne pas me faire remarquer, comme me l’a si souvent dit, ma mère. C’est inscrit en moi. Ne fait pas de vague, tiens toi tranquille, rentre à la maison directement après l’école et ne parle à personne. Jamais. Ces paroles qu’elle prononçait tous les jours, jamais je ne les oublierais. Soudés en mon fort intérieur tel un gène dominant de l’ADN, j’ai appris à vivre comme ça. Je ne lui ai jamais demandé pourquoi. J’ai toujours refusé la confrontation, mais ce n’était pas au goût de tout le monde. Solveig, l’une de mes meilleures amies, n’a pas été épargnée. Comment aurais-je pu la défendre alors que je n’ai pas été capable de m’en sortir moi-même ? Je n’ai rien fait pour l’aider mais c’est la peur au ventre qu’on déambulait dans les couloirs, se cachant le plus souvent dans les toilettes des filles. Et un jour, c’est Harper qui déboule dans ma vie, mon ange gardien, ma sauveuse. Un vrai boulet canon, pour terrasser mes ennemis de la surface de la terre. Mes persécuteurs ont finalement été renvoyés à peine quelques semaines avant la fin des cours. Ça n’a pas changé grand-chose, je quittais ce foutu bahut, moi aussi et jamais plus je ne les reverrais. C’est le seul point positif que j’en ai tiré, d’ailleurs. Soulagée de laisser, enfin, ce pan de ma vie derrière moi.

« Cela devait être un jour de fête, l’anniversaire d’une adorable petite boucle d’or mais le destin s’est acharné, il a décidé que les ténèbres devaient tout engloutir sur son passage, ne laissant que désolation autour de lui. »
27 juin 2003,
Monterey. California : Happy birthday, my sweet baby girl.

C’est son anniversaire, aujourd’hui. Boucle d’or joue, court, slalome entre les jambes des grandes personnes, dans sa robe de princesse, en criant, en riant. Elle tient même sa couronne en plastique sur la tête pour ne pas qu’elle tombe. Elle est heureuse, ça se voit. Elle a ses amis du jardin d’enfants, sa famille pour elle. Elle ne voit pas et n’écoute pas les adultes. Ces mêmes adultes qui parlent affaires plutôt que bonbons, cadeaux et gâteaux mais qu’importe elle ne comprend pas, tout ce qu’elle veut c’est ouvrir ses cadeaux alors c’est ce qu’elle fait, avec l’aide des invités. Un, deux, trois,… on ne les compte plus tellement elle en a. Elle s’en désintéresse plutôt rapidement, trop fatiguée de jeter les papiers cadeaux de droite à gauche. Pfiou, c’est beaucoup trop ! Papa est devant le barbecue, il discute de voiture avec d’autres grandes personnes mais ne fait pas attention à sa petite fille qui l’appelle depuis tout à l’heure. Il n’a pas le temps, il est en pleine conversation très importante, il l’envoie jouer ailleurs… Un château gonflable est même installé dans cet immense jardin qui est le leur pour que la petite Hailey puisse s’amuser. Maman est dans la cuisine, avec tante Rachel, sa plus proche amie. Boucle d’or n’arrive même pas à attraper un cookie sur le comptoir, elle est bien trop petite. Maman la chasse de la cuisine, ce n’est pas l’heure du goûter et puis, le gâteau va bientôt arriver.  Alors elle s’éloigne, elle boude un moment. La petite princesse du jour ne trouve pas Rory, ni Gregory. La maison est si grande qu’elle abandonne rapidement les recherches. Elle se dit qu’elle jouera plus tard avec eux. Du coup, elle brandit sa fusée dans les airs, avec sa Barbie Stacy, et se retrouve sur la pelouse en avant de la maison… la charmante dame qui attend sur le trottoir d’en face a un cadeau pour elle. Hailey ne se méfie pas puisqu’elle la connaît… Et puis, plus rien… Juste une fusée dans l’herbe, une couronne de princesse en plastique sur le bitume. L’impensable est sur toutes les lèvres : Hailey n’est plus là, elle a disparu.

« Les identités ne sont pas forcément distinctes. Parfois, elles se mêlent les unes aux autres. Parfois elles peuvent même être partagées. »
14 décembre 2010,
Austin. Texas : I’m just Soraya McKenna.

Je récupère mon acte de naissance dans les documents du bureau de ma mère pour un devoir en histoire que je partage avec Kyle, mon meilleur ami. Je suis née le 22 décembre 2000, ici à Austin. Je ne connais pas mon père biologique. Maman m’a expliqué qu’il était parti bien avant ma naissance. Elle n’a jamais eu de ses nouvelles. Je lui pose beaucoup de questions sur mes origines mais elle ne parle pas beaucoup, elle change souvent de sujet, comme si cela la dérangeait. Si j’insiste elle se met en colère contre moi, alors j’évite de la tourmenter, je n’aime pas la voir comme ça. Je devrais apprendre à arrêter quand ça devient trop houleux, pour elle. J’ai pourtant envie de savoir qui sont mes grands-parents, d’où ils viennent et ce qu’ils faisaient dans la vie. J’ai envie de connaître mes origines, comme mes amis. Nous n’avons pas de famille à Austin, maman dit qu’ils sont tous éparpillés aux quatre coins des États-Unis, qu’un jour j’irais les rencontrer mais qu’on n’est pas pressé. Après tout, elle a tourné la page, décidé de faire un trait sur sa vie, parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec ses choix, son mode de vie etc. Je n’ai jamais réellement compris toute l’histoire. Du coup, je suis triste parce que mon arbre généalogique n’est pratiquement pas rempli. Je ne trouve pas d'informations sur notre famille et maman refuse d’en parler. Je ne force pas, je me débrouillerai avec Kyle, je sais qu’il va m’aider. Dans huit jours j’ai dix ans, j’ai hâte d’être à ma fête. Maman l’est moins, elle ne veut pas que j’invite tout le monde. Papa à pu négocier  au moins trois amis. C’est déjà pas si mal quand on sait que maman avait interdit toute fêtes d’anniversaires et ce, depuis des années déjà. J’ai l’impression qu’elle n’aime pas beaucoup le monde extérieur.

Maman pique une crise. Elle est folle de rage que je puisse fouiller dans son bureau. Je n’ai pas fouillé, je me défends. Je cherchais juste mon acte de naissance pour un exposé très important mais tout compte fait, c’est la pire note que j’ai eue : je n’ai rien trouvé. Comme si je n’existais pas, comme si je n’avais pas de famille. Même papa cherche à comprendre mais encore une fois, c’est devant un mur de glace que l’on se heurte. Je suis trop jeune pour savoir exactement ce qui se passe avec elle, mais c’est de pire en pire. Elle est devenue paranoïaque, je ne sais pas pourquoi ? Elle se renferme chaque jour un peu plus sur elle et ses idées. Je suis impuissante, ces histoires d’adultes ne m’enchantent pas. Papa non plus, ne la comprend pas vraiment mais on est habitué à ses sauts d'humeur, on sait comment elle fonctionne. On se dit qu’on va la laisser dans son coin et dans deux jours, elle sera comme avant.

« On peut se perdre ou disparaître dans une grande ville. On peut même changer d'identité et vivre une nouvelle vie. »
27 juillet 2003,
Monterey. California : Where are you, Little S ?

Un mois. Un mois de recherches intensives, de battues dans les bois et toujours aucune trace de la jeune Sutterlee. Certains n’osent pas le dire mais ils s’attendent au pire: que cette jolie petite fleur ne soit plus ici-bas. On ne parle que d’elle aux infos. A la télévision, dans les journaux. La ville est infestée de rats. Toutes ces fourgonnettes, ces vautours du journalisme qui campent sur la place publique de Monterey. Tous veulent leur part du gâteau, se délectent de ce genre de faits d’hiver. Tous veulent avoir l’interview du siècle , l’histoire en première page. Et pendant ce temps-là, c’est une famille entière qui garde espoir malgré les cris, les larmes. La culpabilité de l’un comme de l’autre. Ils auraient dû garder un œil sur elle, ils auraient dû jouer avec elle. Ils auraient dû… ils auraient dû… Cette journée-là c’est une famille brisée qui décide de s’adresser à la télévision, tentative ultime d’espérer un retour sain et sauf de leur fille chérie dans son foyer adoré. C’est promis, on ne vous en veut pas, mais par pitié rendez-nous notre enfant. Rendez-nous notre petite Hailey, elle nous manque terriblement, notre maison est si vide sans ses rires, nous sommes vides sans elle dans nos bras… et si tu nous entends ma chérie, sache qu’on t’aime plus que tout au monde… Les mots poignants d’une mère effondrée devant les journalistes qui dans un silence de mort ne pipent pas mots. Les micros tendus vers la famille Sutterlee, tremblent légèrement tandis que Claire sert en son sein une petite peluche. On dirait un adorable lapin blanc avec un ruban rose sur une oreille. Elle le berce contre son cœur, c’est la peluche préférée de Hailey. Aucun parent ne devrait subir une telle épreuve : quand un enfant disparaît c’est toujours une tragédie. C’est si soudain, si violent. On souhaite un dénouement heureux bien entendu, mais ce n’est pas toujours le cas, malheureusement. Tout le monde sait que dépasser un délai de quarante-huit heures de recherches, les chances de retrouver l’enfant vivant s’amoindrissent mais il faut y croire, plus que tout au monde…

Hailey Sutterlee n’existe plus. C’est ce que tente de faire comprendre Alma à la petite fille. Dorénavant, elle l'appela Soraya. Mais, tout ce qu’elle veut, elle, c’est sa maman. Elle pleure beaucoup, ne mange presque pas, refuse la moindre affection de la part de sa ravisseuse. Elle décide de l’enfermer dans une chambre, au sous-sol. « Hailey » ne sait pas où elle se trouve mais cette chambre a été décorée avec soin : les couleurs sont sublimes, il y a beaucoup de jouets dans un coffre, une petite table rose, des chaises et une dînette : son jeu préféré. Si au début, la petite fille refuse catégoriquement de s’aventurer dans cette chambre, préférant se recroqueviller dans un coin de la pièce entre son lit et sa commode à tiroirs, elle s’intéresse finalement à ce qui s’entoure. Se laisse aller, de plus en plus. Jusqu’à ce que Alma puisse enfin l’approcher et lui lire une histoire, de temps en temps. Et ensuite, ça devient tous les soirs et la porte du sous-sol n’est plus verrouillée. L’enfant n’avait plus vu la lumière du jour depuis un mois, le néon qui éclairait sa chambre servait de repère entre le jour et la nuit, rien de plus. Même si Hailey refuse qu’on l’appelle Soraya, la femme qui la retient captive ne mâche pas ses efforts. Elle continue jusqu’à ce qu’elle oublie son prénom, sa vie d’avant et qu’elle embrasse celle que sa nouvelle mère souhaite qu’elle devienne : Soraya. Une enfant du Texas.

« Je t'aime éperdument, et je te le dis, et je te le répète, et mes paroles te l'expriment, et mes baisers te le prouvent, et quand j'ai fini... je recommence. Je voudrais recommencer ainsi pendant l'éternité, et chaque soir, je regrette la nuit qui va s'écouler sans toi, et chaque matin, j'en veux au soleil de briller, comme aujourd'hui, quand tu n'es pas dans mes bras. »
02 octobre 2020,
Monterey University. California : Ulysse.

Je déambule dans l’allée des dortoirs réservés aux filles, sur le campus universitaire. Il est presque deux heures du matin. Je sors de la salle des douches, il n’y a pas de bruit. J’aime éviter la foule du matin ou bien de fin de journée. C’est toujours le rush à ces heures-là et comme j’aime prendre mon temps, une fois que la nuit est tombée, je me faufile en dehors de ma chambre que je partage avec une autre fille qui ronchonne pour un rien, d’ailleurs. En arrivant dans cette chambre, elle m’avait déjà donné ses directives. Pas de party ici, pas d'alcool ni de fumette. Pas de sexe avec les p’tits amis ou les p’tites amies. Concernant ces quelques règles, je sais que je ne vais pas avoir de difficultés à les respecter. Je suis studieuse, tout le temps. Je ne bois pas, ne fume pas et… je n’ai personne dans ma vie! Voilà. Qui aurait voulu d’une fille comme moi d’ailleurs ? Se retrouver à l’université, sans avoir vécu une seule relation amoureuse, on évite d’aller le crier sur tous les toits. Être vierge à ce stade de ma vie, ça craint aussi ! Ça aussi, j’évite de m’en vanter. Tenant ma serviette éponge autour de mon corps nu, mes effets de bains sous l’autre bras, je tombe nez à nez avec un gars qui sort d’une chambre. J’entends de la musique et des rires. Lui il a une clope dans la bouche, ses vêtements sous le bras et cachant sa masculinité de sa main libre. Choquée, je lui demande de s’en aller. Bien entendu il m’a tenu la grappe tout le long du couloir sans se soucier une seule fois qu’on pourrait le voir, les fesses au vent. J’ai l’impression de me retrouver devant un gamin immature. Je rage quand il insiste pour avoir mon prénom, ou même mon numéro de téléphone. Je préfère l’ignorer, retourner dans ma chambre en chuchotant, lui demander de quitter les lieux. Il n’a rien à faire ici.

Pratiquement tous les soirs/nuits cette semaine-là plus ou moins aux mêmes heures, je le voyais sortir d’une chambre différente, en tenue d’Adam. Ça le faisait marrer, ce con! Bien plus que moi. « C’est laquelle ta chambre à toi, belle inconnue ? » Durant des jours j’ai tenté de l’ignorer. Plus je résistais, plus il insistait. Je trouvais ça tellement lourd au début, il revenait à la charge constamment, imaginait mille et un stratèges pour que je lui accorde mon attention. Et c’est arrivé après plusieurs essais. J’ai finalement accepté un premier rendez-vous parce qu’il me faisait rire, parce qu’il était un petit clown et que je n’avais pas encore beaucoup d’amis ici. Ma mauvaise expérience en terminale m’a vraiment secouée et même si j’ai voulu être quelqu’un d’autre à l’université, la petite fille apeurée en moi était toujours là, malgré tout. Plus que jamais, je me cachais sous cette étrange carapace qui était devenue ma sécurité, ne laissant presque plus personne m’approcher, sauf un : Ulysse. Plongée dans mes livres de kinésithérapie, il veut que j’apprenne à faire la fête, que je me décoince, que je profite de la vie et de tous ces joyaux qui l'entourent. La fille qui l’accompagne tout le temps est vraiment belle. Bien plus belle que moi et sa complicité avec Ulysse me met mal à l’aise. Je crois que sous mes airs de fille indomptable, j’ai un petit faible pour lui. Je ne veux pas lui dire, parce qu’il doit être déjà en couple avec elle mais c’est plus fort que moi. Je l’envie, je la jalouse… je me fais des films. Et puis un soir, il m’embrasse, moi. Soraya qui n’est pas grand chose, qui n’est personne en fin de compte. Une intello de service qui n’a son nez nul part ailleurs que dans ses livres de cours. On s’est rapproché, on a vécu pas mal de tempêtes et de réconciliations. Il a été mon premier copain, ma première fois. S’incrustant illégalement dans ma chambre alors que je lui avais clairement parlé des règles de ma coloc. Il s'est invité et on a fait l’amour. Je crois que ma partenaire de chambre n’a pas apprécié. Le lendemain elle est allée voir le doyen pour qu’on la change de chambre. Et avec Ulysse on n’a plus jamais arrêté de s’aimer sous les draps!

« Je ne m'y ferai sans doute jamais, dés qu'arrive la date de ton départ, je ne suis plus la même : les souvenirs envahissent mon esprit et je me sens tourmentée. La vie continue avec ses joies et ses peines, malheureusement tu n'es plus là. Mais tu es dans mon cœur à tout jamais ma petite maman. »
15 août 2013,
Austin. Texas : Goodbye my love, goodbye my mommy.

La terre semble s’ouvrir sous mes pieds, je ne comprends pas. Je n’arrive pas à y croire. Ma mère, mon point d’ancrage dans cette vie, m'a brusquement été arrachée comme si je n’avais plus besoin d’elle alors que c’est maintenant plus que jamais, que j’ai besoin de cette femme. Mon cœur saigne, mon âme est en peine. Elle me manque terriblement. Je viens de perdre une partie de moi. La seule personne qui me connaisse le mieux ici. Elle était ma chair, mon sang, mon tout. Une mère et une épouse bien aimée. Une femme avec un tempérament très particulier, avec une vision de la vie différente des autres, différente de la mienne mais, c’était ma mère et je l’aimais profondément. Je continuerai à l’aimer toute ma vie, à chérir nos moments parfaits et imparfaits, à la faire vivre dans mes souvenirs. Je ne veux pas qu’on l’oublie, et surtout je veux que tout le monde sache à quel point elle était formidable, malgré les apparences. Devant le cercueil de ma mère, que l’on met en terre via un mécanisme de corde, elle s’enfonce un peu plus que ma douleur s’intensifie. Je ne le veux pas. Je veux qu’elle reste avec moi. J’ai envie d’hurler, j’ai envie d’en vouloir au monde entier de m’arracher l’amour de ma vie. Elle m’a mise au monde, ce n’était pas n’importe qui. Elle s’enfonce encore plus, j’ai l’impression que je vais perdre pied, que je vais m’évanouir, c’est bien trop lourd pour mes si jeunes épaules… j’ai la sensation que je vais, que je vais… Et un bras me retient. Il me soutient, Kyle, mon plus proche ami. Mon meilleur ami. Il a un regard bienveillant, compatissant. Je sais qu’il est là pour me réconforter dans cette douloureuse tragédie. Je lui en serais éternellement reconnaissante. Il connaissait ma mère mieux que quiconque. Il a été le seul à avoir su l’approcher sans se faire mordre. Elle l’aimait bien, finalement ce p’tit voyou qu’elle considérait.

Le plus douloureux après la perte de ma mère, ça été de lui dire au revoir à lui aussi. Une épreuve de plus, un coup de poignard supplémentaire sur mon cœur déjà meurtri. Je me revois lui dire à quel point je l’aime, à quel point il allait me manquer, à quel point je n’avais pas envie de le quitter. Lovée dans ses bras, c’est mon père qui m’a forcée à le lâcher. Assise à l’avant de son gros pick-up bleu navy, j’ai les yeux remplis d’eau. Je sanglote, c’est une nouvelle empreinte douloureuse qui s’inscrit sur mon cœur. J'ai regardé Kyle s’éloigner dans le rétroviseur et même si on s’est promis de s’écrire, de se voir durant les vacances d’été, je perdais encore une personne chère à mon cœur. J’avais presque treize ans quand j’ai quitté Austin, pour aller vivre à Monterey. Mon père travaillant comme analyste dans une boite informatique, Monterey était une opportunité qu’il ne pouvait refuser. Une ville de Californie dont je ne connaissais même pas le nom. Il parait qu’il n’y à pas de neige là-bas, qu’il fait soleil toute l’année et qu’on se balade beaucoup en maillot de bain. C’est la Californie, c’est tout ! Rien de bien extraordinaire pour moi. Je n’ai plus vraiment le goût de rien, j’ai perdu mon modèle féminin. J’ai perdu mes repères. J’ai perdu l’unique femme sur cette terre qui aurait pu m’accompagner vers l’âge adulte, aussi parfaitement qu’une mère puisse le faire. Maintenant, j’allais devoir me débrouiller sans elle, avec un père que j’aime à la folie mais qui n’est clairement pas qualifié pour les problèmes de filles !

« Le harcèlement met en scène deux protagonistes : une bête et sa proie. »
06 novembre 2017,
Monterey High school. California : Persecution of ours

Solveig me tient la main, sa respiration est douloureuse. Derrière cette porte des toilettes pour filles, je n’ose pas sortir. Je n’ose pas affronter ces cheerleaders de dernière année parce qu'elles me font peur. Elles s’en prennent à moi, elles s’en prennent à mon amie… Je n’en peux plus. Je veux quitter cette école mais l’année se termine bientôt. Je dois juste prendre mon mal en patience, je ne les reverrai plus jamais, ces idiotes de terminale. Encore six mois à tirer, comme si j’étais en prison. Je me planque comme ma mère me l’a toujours appris, je déteste le conflit. Je me dis qu’elles finiront par se lasser de nous si on ne riposte pas. Si on les ignore. Peut-être qu'elles s'arrêteront, hein ? Solveig se met à pleurer, le visage dans ses genoux. Je m’agenouille près d’elle « Les cours vont bientôt commencer, elles ne pourront plus nous embêter. On viendra se planquer ici, à midi. » Je ne suis pas capable de me défendre, pourquoi ? Pourquoi je ne mets pas un terme à cet acharnement ? Je l’ignore. Je veux juste en finir. Et si je me rebellais pour une fois ? Elles sont plus nombreuses que nous à tous les coups je vais me ramasser une belle volée. Je n’en ai pas envie. Je ne veux pas que mon père se fasse du souci pour moi. Il en a déjà gros sur la patate depuis toutes ces années. Deux épouses et veuf deux fois. Mon pauvre papounet, j’aimerais tellement qu’il ne souffre plus. Il s'était refusé de retrouver l’amour, se disait trop vieux, puis il a eu la chance d’aimer par deux fois. Mais cette nouvelle femme qui est entrée dans sa vie il y a quelques années, lui donne un nouveau souffle, une nouvelle impulsion. Elle me donne à moi, l'espoir d'un lien mère-fille. Pourquoi pas ? J'ai cruellement manqué d'amour maternel mais elle ne remplacera jamais celle qui m'a élevée, bien entendu. Elle était l'unique, la seule. Elle vit toujours en moi et à travers moi. Papa dit que je lui ressemble beaucoup niveau caractère, surtout !

La cloche sonne, le cours suivant vient de commencer. Encore une fois, je serais en retard, encore une fois je me ferai taper sur les doigts par mon professeur. Je ne cherche pas d’excuses, qu’est-ce que je pourrais bien lui répondre ? Que je refuse de me faire persécuter par cette bande de pom-pom girls qui rigolent derrière leur cahier de notes ? Lorsque je m’installe à ma chaise, quelques bancs plus loin, l'une d’elles chuchote à mon intention « Alors l’orpheline, tu vas aller pleurer dans les bras de ton paternel, qui n’est même pas ton p’tit papa chéri… d’ailleurs, c’est qui ton vrai papa, à toi l’alien ? » Je suis incapable de répondre à ça. Je suis surtout blessée, profondément. Charles est mon père, même si son sang ne coule pas dans mes veines. C’est lui qui m’a élevée, qui me protège depuis toujours, alors pourquoi cela me perturbe autant ? Sans doute parce que ma mère n’a jamais pu répondre à mes questions et puisque aujourd’hui elle n’est plus là pour me défendre, je dois le faire moi-même. Je devrais, mais je ne le fais pas. Je prends sur moi, l’orpheline que je suis. Je ne devrais pas m’en convaincre mais ces filles sont très douées, j’arrive même à en vouloir à mon père alors qu’il a toujours voulu mon bien. Je me suis rebellée à cause d’elles… Et un jour, devant mon casier, je sentis les larmes monter aux yeux, je suis une cible facile. Encore une fois, elles ne me laissent pas tranquille et c’est Harper qui vient à mon secours. Je l’ai déjà vue à plusieurs reprises. Elle fait partie de l’équipe de cheerleaders mais n’a jamais pris part à cette persécution. En devenant ma bouée de sauvetage, elle est entrée dans ma vie pour ne plus en ressortir. J’ai rencontré sa bande de potes, j’ai découvert son univers et ses passions pour le parkour et les urbex. J’ai appris davantage à m’endurcir avec eux, à dépasser mes limites et surtout à apprécier les moments privilégiés que je vis avec cette bande de copains hors du commun.

« L'amitié vit par elle - même et par elle seule ; libre dans sa naissance, elle le demeure dans son cours. Son aliment est une convenance ... Et même, par un privilège admirable, le temps confirme l'amitié »
01 janvier 2018,
Monterey. California : Parkours & Urbex.

— Après mes déboires avec ces filles de ma classe, Harper est entré dans ma vie tel un boulet canon. Elle m’a sortie de cet enfer, m’a défendue bec et ongles contre cette bandes de filles superficielles et je ne pourrais jamais la remercier suffisamment pour son aide si précieuse. Elle est devenue mon amie. Avec elle, j’ai découvert son monde magique. Un exutoire qui fût salvateur pour ma personne. Cela m’a transformée du tout au tout. J’ai appris à avoir confiance en moi, et surtout ne plus jamais me laisser faire. J’ai intégré sa bande de copains avec Jamie, l’un de ses plus proches amis. Il programme des vidéos de leurs aventures qu’il met en ligne sur internet. Au début, j’ai suivi leur chaîne sans prendre part à leurs expéditions. Trop trouillarde, sans doute, mais j’ai pris plaisir à les suivre les fois suivantes. J’ai surtout appris l’endurance physique, d’ailleurs je me suis retrouvée dans des situations plutôt cocasses et on en rigole encore aujourd’hui. Ils aiment bien me charrier là-dessus. C’est devenu un rituel pour eux, j’ai envie de dire ! Regarder les urbex ou le parkour à la télévision, ce n’est pas du tout pareil que d’en faire. On s’est retrouvé dans des ruines, la nuit à plusieurs reprises. Je flippais vraiment beaucoup au début mais j’ai finalement adoré ça. Se retrouver dans des lieux abandonnés, chargés d’histoire c’est puissant. Je veux toujours en savoir plus, maintenant… c’est devenu une vraie drogue. Ulysse n’est pas fan de ça alors il ne nous a jamais accompagné. Peut-être qu’un jour il changera d’avis. Comme Solveig, qui sait ? Je crois qu’elle s’entend bien avec Jamie, d’ailleurs…

Quant au parkour, ça aussi c’est quelque chose. Pas très habile lors de mes premières fois, j’ai eu ce qu’on appelle des blessures de guerre ! Égratignures, écorchures, coupures,… pour les plus simples. Je me suis démis l’épaule droite une fois en escaladant une façade pour rejoindre les copains sur un toit. Je me suis foulé la cheville en sautant d’un peu trop haut. Cogné la tête sur le bitume en ratant mon coup sur la rampe d’un escalier extérieur, ce qui m’a valu plusieurs points de sutures. Sans compter la fois où je me suis cassé le bras en voulant me rattraper à l’échelle de l’immeuble abandonné en face du centre commercial. Oui, on peut dire que j’en ai fait des conneries, j’en ai fait voir à mon père sans vraiment l’avoir cherché mais au bout de quelques années, j’ai pris plus d’assurance, plus d’expérience et aujourd’hui, mon exutoire est mon salut. Je suis enfin en phase avec moi-même. Avec la personne que je veux être et que j’ai toujours voulu être. La personne que je suis maintenant est totalement différente de cette gamine du lycée de Monterey. Je ne suis plus cette pauvre fille qui se laissait intimider par un groupe de pestes sans cervelle. Et c’est Harper qui m’a montré la voie.

Harper, c’est le genre de fille à vivre intensément. Un chouïa de trop, pour ma part, ça lui correspond tellement bien. J’ai du mal à la suivre par moment mais je l’aime vraiment beaucoup. J’aime son caractère tout feu tout flamme et son enthousiasme pour chaque chose qui l’entoure. Elle est l’une de mes meilleures amies et pour rien au monde je n'échangerais ma place. Nous avons eu le projet fou de vivre tous ensemble, avec les potes dans une grande maison. Papa est un peu réticent mais je suis majeur, il n’a plus réellement son mot à dire. Pour lui, la vie sur le campus n’est pas la même qu’en colocation et j’en suis aussi convaincue. Je vais devoir gérer mon temps différemment entre mes cours à l’université, mon boulot à l’hôpital et eux. Je sais que je peux y arriver, que j’en suis capable ! Et j’ai les meilleurs amis autour de moi. Ce que je n’avais pas, il y a quelques années. Je n’ai pas non plus demandé l’avis d’Ulysse, mais après tout je n’ai pas besoin de demander sa permission, hein ?

« Ce ne sont pas seulement les liens du sang qui forment la parenté mais aussi ceux du Coeur et de l'Intelligence. »
25 février 2007,
Austin. Texas : You’re my girl, now

Il y a cinq ans, maman est tombée amoureuse de lui. Ou alors c’est lui qui est tombé amoureux d’elle le premier ? En soi, ça n'a pas réellement d’importance, puisqu’il est devenu mon père. Ils se sont rencontrés dans ce petit restaurant, au coin de la 8ième avenue et Spencer’s Street dans le quartier de Riverside, à Austin. Sous le charme de sa beauté, il est resté la journée dans ce restau, mangeant peu mais lui demandant du café à toutes les heures. Il est venu plusieurs fois cette semaine-là et au bout de quelques jours, il l’a invité à sortir. Elle était d’accord mais l’a prévenu tout de suite : c’était une mère célibataire. Un enfant n’était pas du tout un obstacle pour lui alors ils sont sortis ensemble. Plusieurs fois, jusqu’à ce que je fasse connaissance avec lui. Maman voulait absolument que je me sente à l’aise avec l’idée qu’elle voit quelqu’un dans sa vie et qu’il n’était pas juste un ami. Du haut de mes cinq ans, je n’ai pas compris mais il passait beaucoup de temps avec nous, chez nous. Il restait à dormir de plus en plus. Je m’en rendais bien compte, il déjeunait en même temps que moi !! J’adorais surtout les dimanches parce qu’il me préparait des pancakes aux bananes. Et il me faisait toujours des visages avec mes fruits.

Leur relation est devenue sérieuse puisque deux ans plus tard, ils se sont mariés. Charles a décidé de m’adopter en même temps alors il n’était plus Charlie le beau-père mais Charlie, le papa. Un papa que j’ai aimé directement. Un papa qui a toujours tout fait pour nous. Il a aimé sa femme plus que tout, et je devenais son Nouveau Centre du monde. Il n’a pas eu la chance d’avoir des enfants avec sa première épouse alors maman lui offrait le plus beau des cadeaux, même si nous n’avons pas les mêmes gènes qui coulent dans nos veines. Les liens du sang ne définissent pas nécessairement une famille. Une famille se définit par les liens du cœur n’est-ce pas ? C’est ainsi que Charlie est devenu mon père : en apposant sa signature sur le bas d’une feuille de papier et je devenais Soraya McKenna. J’avais enfin un papa et j’étais fière que ce soit lui.

« Rien n'est plus agaçant que de ne pas se rappeler ce dont on ne parvient pas à se souvenir et rien n'est plus énervant que de se souvenir de ce qu'on voudrait parvenir à oublier. »
27 juin 2022,
Monterey. California : Hailey Sutterlee, nineteen years later.

Hailey. Je n’ai pas connu cette fille mais j’en ai entendu parler comme tout le monde dans cette ville. À peine un peu plus âgée que moi, elle avait trois ans lors de sa disparition. Je lis beaucoup les journaux, et chaque année c’est la même chose : une veillée commémorative a lieu au jardin public du centre-ville, le jour de son anniversaire. Beaucoup pensent qu’elle n’a pas survécu même si l’espoir de retrouver un jour l’enfant prodige de Monterey, vivante, est encore très présent en chacun d’eux. Ou presque. Chaque année, j’assiste à cette soirée depuis que j’ai emménagé avec mon père il y neuf ans. Je suis si triste pour cette famille. Ayant perdu ma mère très jeune, je peux comprendre leur souffrance mais vivre dans le doute après autant de temps, ça doit être vraiment horrible. Ne pas savoir réellement si elle est toujours en vie ou pas… Si elle n’est plus de ce monde, c’est une tragédie, si elle vit quelque part alors ça l’est tout autant parce qu’elle n’est pas avec sa vraie famille. Se souvient-elle de celle-ci au moins ? C’est compliqué, je l’entends très bien. C’est une soirée que je partage avec mon groupe de copains, je ne sais pas pourquoi mais je ressens le besoin d’y aller, à chaque année, de me rapprocher un peu plus de cette fille disparue. Sans doute parce qu'aujourd'hui, elle serait de notre âge et qu’elle aurait clairement pu faire partie de notre bande.

Je ne connais pas la famille Sutterlee, juste de nom; Chaque année, ils prononcent quelques mots devant toutes les personnes qui se sont jointes à eux pour le souvenir d’Hailey. Je me sens toujours mal à l’aise. Ils parlent d’elle comme si elle n’était plus de ce monde et l'instant d’après, ils sont parcourus d’un espoir sans faille. Je ne peux rien faire pour eux, j’aimerais tellement faire plus que de leur offrir un bouquet de fleurs ou simplement de leur allumer quelques bougies. Je suis le mouvement, c’est tout. Je ne fais pas partie de leur monde, clairement mais si cette infime contribution peut leur réchauffer le cœur alors j’en suis ravie.

« C'est parfois difficile de se pardonner, mais il faut savoir effacer la rage envers soi-même et les autres . Il est nécessaire d'accepter ce que l'on ne peut pas changer et de se dire qu'au-delà de l'absence il restera éternellement le souvenir doux et réconfortant d'une voix, d'un visage. Se pardonner ce n'est pas oublier, c'est décider de se tourner vers la vie. »
14 mars 2014,
Austin. Texas : why say goodbye to him too?

Papa fait son possible depuis que nous nous sommes installés à Monterey. La maison dans laquelle nous vivons est suffisante pour nous deux et elle est située légèrement en dehors du centre-ville. Cette ville, je le sens, elle est particulière mais, je ne saurais dire pourquoi. J’ai juste une étrange sensation, j’espère juste m’y faire. Je crois que c’est parce que maman me manque que je ne me sens pas à l’aise en Californie. C’est beau, c’est une tout autre vie que celle que j’avais à Austin, mais j’ai l’impression d’avoir beaucoup de mal à m’intégrer à cause de cette sensation bizarre qui me colle à la peau depuis notre arrivée.  Et puis, je pensais que la vie serait plus clémente avec moi, déjà qu’elle avait réclamé ma mère, sept mois plus tôt. Je vis comme je peux, ou plutôt, je survis à toute cette dureté de mon existence. Son absence me pèse chaque jour un peu plus mais je ne pensais pas souffrir davantage. Je n’imaginais pas cette chienne de vie s’en prendre à moi, une seconde fois. Me prendre une autre personne si chère à mon cœur. Elle ne pouvait pas le réclamer auprès des anges. Elle n’en avait pas le droit. Je ne l’autorisais pas. Comme si survivre à la disparition de cette femme qui m’a mise au monde n’était pas suffisant, il fallait qu’elle me l’enlève lui aussi ! Et toutes ses années après sa mort, je suis encore dévastée.

Je passe la nuit chez Chloé avec d’autres filles. C’est vendredi soir et j’ai été invitée à cette soirée pyjama. Je n’ai pas beaucoup d’amis depuis que je suis arrivée à Monterey, mais papa pense que c’est une bonne idée d’essayer de m'intégrer alors je ne pose pas de question et j’y vais. Finalement, je passe une belle soirée jusqu’à ce que l’une d’entre elles décide d’allumer la télévision et tombe sur l’actualité en direct du Texas. Plus précisément, Austin. Ma ville natale. Je comprends rapidement que mon ancien bahut est en proie à des flammes dévastatrices. C’est un incendie criminel, qu’ils disent. Je suis assise sur le canapé, mon cœur se serre à l’intérieur de ma poitrine, je retiens mon souffle. Et cela semble durer des heures mais l’incendie a pris beaucoup trop d’ampleur, les pompiers font ce qu’ils peuvent mais l’établissement scolaire ne sera plus que cendres après tout ceci. J’apprends aussi que des élèves y sont coincés à l’intérieur, c’est terrible. J’aurais pu être là, moi aussi après une soirée de match si on n’avait pas déménagé. Quelques heures plus tard, c’est mon monde qui s’écroule (du moins, ce qu’il en reste) : en effet, les photos de quelques adolescents s’affichent à l’écran, ainsi que leurs noms. Je manque d’air. Je suffoque. Je hurle. Ce cri venant du cœur, m’arrache littéralement les entrailles. Il est mort. Kyle à péri dans les flammes. Je n’arrive pas à le croire. Pas lui, pas mon meilleur ami. Je suis en plein rêve, cauchemar. Je ne peux pas accepter ça. Je suis sur le point de m’évanouir. D’abord maman, puis ensuite Kyle. Est-ce que je suis maudite ? Est-ce que je suis vouée à souffrir pour le restant de mes jours ?

Ensuite, c’est la culpabilité qui fait son apparition. J’ai été impuissante face à la détresse de ma mère. Elle a mis fin à ses jours et je ne saurais jamais pourquoi. Elle était un peu cinglée mais il n’y a eu aucun signe avant coureur, à cette fatalité pourtant je m’en veux terriblement de ne pas avoir su l’aider. Et cette culpabilité n’a fait que s’accentuer quand j’ai perdu Kyle parce que je n’étais plus auprès de lui. Je n’ai pas pu profiter de lui avant son décès. Je n’ai pas pu lui dire à quel point je l’aimais. Un amour tellement différent de ce que je pensais avant de l’avoir perdu pour toujours. Il savait que je l’aimais bien, que mon amitié pour lui était sincère et qu’elle durerait toujours dans mon cœur malgré la distance mais cet amour que j’ai ressenti ensuite, il était nouveau, violent. J’ai longtemps nourri cette possibilité dans mon cœur sans jamais l’oublier. Il reste en sommeil en moi, après tout il ne pourra jamais évoluer, il ne pourra jamais prendre vie entre nous. Je chéris mon amour pour lui, pour ma mère et je sais qu’un jour, on se retrouvera. En attendant mon heure, je vis ma vie, du mieux que je le peux sans jamais les oublier…

« On a tous des règles pour nous mêmes, ce sont ces règles qui aident à définir qui nous sommes, donc lorsqu'on transgresse ces règles on risque de se perdre et de devenir quelque chose d'inconnu. Qui suis-je maintenant ? Est-ce un nouveau départ ? Ou le début de la fin !? »
24 septembre 2022,
Monterey. California : You can do it babe.

Qui suis-je maintenant ? Je suis toujours Soraya McKenna mais avec un caractère bien trempé ! J’entame ma quatrième année à l’université dans la spécialisation Kinésithérapie. Il y a des jours avec, et des jours sans mais je sais que j’y arriverai. Mon père m’encourage, il est toujours derrière moi et il est fière de la jeune femme que je deviens. Et si maman était là, elle serait tout aussi fière de moi, j’en suis certaine. Tous les jours, elle me manque et c’est d’autant plus difficile quand je passe une nouvelle étape. J’aimerais tellement qu’elle soit là, auprès de moi. J’aimerais tellement remonter dans le temps et l’empêcher de mettre un terme à son existence en la suppliant de ne pas faire cela. Que sa petite fille a besoin d’elle. Qu’elle aura besoin d’elle à chaque étape de sa vie de devenir adulte. Parce que c’est dur. C’est dur d'être une adulte et de ne pas avoir sa mère auprès de soi. Vivre avec ce trou dans la poitrine au quotidien, c’est déstabilisant. C’est comme vivre avec une plaie ouverte, extrêmement douloureuse et qui ne se referme pas. On panse tous les jours la blessure mais rien n’y fait. Elle est toujours là, bien ouverte. C’est ce que je ressens dans mon cœur. Je travaille à l’hôpital depuis plus de six mois, pour mon année de perfectionnement. Je suis stagiaire en massage-kiné et j’aime vraiment ça. Mes aptitudes sont larges, j’y ai trouvé ma place. Je m’occupe de bébés, d’enfants, comme d’adultes. La diversification est vraiment mon domaine de prédilection.

Ulysse est un gars vraiment génial et même si nous ne sommes pas toujours d’accord tous les deux, on s’accorde bien. J’ai décidé de quitter le campus universitaire pour aller m’installer avec Jamie, Harper, et les autres dans une villa située au bord de la plage de Monterey. Je ne sais pas ce que cela va donner et papa est légèrement réticent mais j’suis sûr que ça va le faire ! On est responsables, n’est-ce pas ? J’ai hâte de pouvoir vivre cette nouvelle étape dans ma vie…