tw :: aucun.

Début septembre.

Devant la boutique pour bébés, j’hésite à entrer.
Je dois rejoindre Grégory chez lui afin de trouver un moyen de discuter avec mes parents. La grossesse se déroule sans encombre, le bébé bouge bien et j’en suis déjà à un peu plus de la moitié. J’entame ma vingt troisième semaine et tout me semble lumineux. Alors il est certain que ma famille va très mal prendre le fait que je sois enceinte, pas mariée et en relation non définie avec le père de l’enfant. seule ombre du tableau, je ne sais vraiment pas quoi faire…

« Toi non plus, tu ne sais pas hein ? »

Je m’adresse au bébé tandis que je baisse la tête en direction de mon ventre arrondi. C’est ça, Sofia, il va te répondre bien vite, ce petit bonhomme !! Caressant avec générosité ma bedaine, j’inspire profondément et entre dans la boutique. La petite peluche en vitrine, un lapin musical, m’a tapé dans l’œil et il n’est pas question qu’il reste en vitrine. Quand on y réfléchit bien, on remarquera que c’est mon tout premier achat pour le bébé. Un petit garçon que nous allons accueillir dans pas très longtemps, Grégory et moi. Rien n’est simple c’est vrai mais j’ai confiance en lui et en sa volonté de voir notre avenir plus serein qu’il ne l’a été au début de cette incroyable aventure. Je me sens moins angoissée, aussi. L’idée d’avoir un bébé me fait toujours peur, parce que ce n’est pas ce que je voulais au départ mais… il est là, maintenant. Il grandit dans mon ventre. Je le sens bouger et j’apprécie de plus en plus nos moments à deux. Un lien se crée, j’en suis convaincue.

Je sors de la boutique, monte dans la voiture avec ce petit sac en papier dont le logo de la boutique pour enfant prône en plein milieu de celui-ci et retrouve le grand portail de la demeure Sutterlee. Je sonne à l’entrée, le grillage s’ouvre presque immédiatement, Gregory m’attend, sans l’ombre d’un doute !! Je me gare sur le parking et rejoins l’entrée. Je ne prends pas la peine de frapper à la porte, pénètre à l’intérieur où je me fais accueillir par de charmantes boules de poil qui me tournent autour.

 »Salut, les p’tits trésors »

Une petite caresse par-ci, puis par-là et je me retrouve face à Gregory, très… impatient ? Je lui souris, les yeux pétillants :

« Et bonjour, vous ! »

Je dépose un baiser sur ses lèvres avant de brandir mon sac en papier, pas peu fière de ce premier achat pour notre fils. J’ajoute alors qu’il attrape le paquet :

« Je n’ai pas pu résister. C’est pour le bébé. »

Je dépose ensuite mon sac à main sur la console d’entrée, enlève mon gilet, que j’accroche dans la penderie avant d’aller m’installer sur le canapé. J’ai passé la matinée au bureau, mais étant donné que nous avons décidé d’appeler mes parents aujourd’hui, je ne pouvais pas bosser toute la journée, et lui non plus. ou alors il aurait fallu attendre la fin de semaine ? Nous avons attendu assez longtemps, je pense. Mon ventre se voit comme le nez au beau milieu du visage et puisque nous sommes enfin mis d’accord, nous ne pouvons plus faire marche arrière. Cependant, nous devons tenir compte du décalage horaire et ajouter huit heures de plus à Séville. Posant mes deux mains sur mon ventre en fermant les yeux, il ne faut pas longtemps à ce petit être de Dieu, pour me montrer sa présence. Ses coups ne sont pas encore très prononcés mais avec de la concentration, le papa pourrait facilement les sentir, alors je demande à Grégory, qui rentre dans le salon :

« Il est en train de bouger. Tu veux le sentir ? »

tw :: aucun.

Début septembre.

Tant d’instants de vie qui n’ont rien à voir avec des souhaits couchés sur le papier.
C’est plus difficile d’être ancré dans la réalité, d’être porté par sa beauté. Je m’interroge, couché de tout mon long sur mon gigantesque canapé, mon bras droit dans le vide, les yeux rivés vers le plafond que je détaille avec une étonnante précision. Je me questionne, je liste chaque attribut qui me caractérise, méthodiquement, frénétiquement, maladivement, cherchant un sens à tout ceci, une volonté de canaliser ce flot d’émotions qui me submerge.

Gregory, le grand frère de Soraya.
Gregory, le petit frère de David.
Gregory, le Sutterlee.
Gregory, le romancier.
Gregory, le meilleur ami de Martha, de Tony.
Gregory, l’amoureux.
Gregory, le raté.
Gregory, l’ami des bêtes.
Gregory, le futur père.

Est-ce si difficile d’accepter la pluralité d’une personne? Choisir une unique voie est si réducteur. Plus que jamais, dans ma vie actuelle, j’ai conscience que je dois composer avec des versions de moi-même qui s’emboitent à la perfection et d’autres que je dois apprendre à laisser de côté afin de m’élever vers une nouvelle version de moi-même. Des urgences se sont présentées dans ma vie, sans que je ne réclame le moindre changement. Je n’ai pas eu le choix, encore moins mon mot à dire, mais cette violence dans mon quotidien était nécessaire afin qu’il se métamorphose. Telle une chenille, il devient à présent un splendide papillon et c’est avec un sourire tendre que je pense à ces battements d’ailes que je ressens dans le ventre à l’évocation de Sofia et de l’enfant qu’elle porte. Cet avenir qui me tend les bras m’effraie tout autant qu’il m’apaise et une nouvelle fois, je suis plongé dans un parfait dilemme, n’en sortant que grâce à l’arrivée de ma chère et tendre, accueillie comme il se doit par ma troupe de boules de poil. Je bondis hors de mon confortable canapé pour rejoindre Sofia et déposer un doux baiser sur ses lèvres. Elle qui occupe rapidement la place que j’ai précédemment quitté et qui m’explique l’origine du paquet déposé sur la table, je souris tendrement et lui explique, une certaine culpabilité résonnant dans ma voix:

Oh, c’est… C’est marrant, j’ai… J’ai acheté quelque chose moi aussi l’autre jour, je n’ai pas pu résisté…

Et cet aveu est aussi adorable que véridique. Me promenant allègrement dans le centre ville de Monterey entre deux rendez-vous professionnels pour lesquels j’étais parfaitement indifférent puisqu’ils consistaient à développer le portefeuille client de la concession, j’ai craqué pour une peluche qui m’a fait de l'œil, dans la vitrine. Un lapin musical, la vendeuse m’a affirmé qu’il n’en restait plus que deux en stock, je ne voulais pas prendre le risque de passer à côté du premier coup de cœur que je ressentais envers mon bébé. Je m’apprête à révéler toute l’histoire à Sofia mais lorsqu’elle souligne que dans son ventre, notre enfant se manifeste, je laisse de côté cette confession et me rue à ses côtés, soufflant, avec une certaine inquiétude dans la voix:

Avec grand plaisir.

Je n’ai jamais su mentir, pourquoi donc essayer un exercice aussi périlleux dans un moment aussi intime? Bien que le plaisir soit véridique, je suis effrayé, tandis que j’approche ma main de l’antre sacrée d’une future maman splendide. Je ne l’ai jamais trouvé aussi belle qu’à l’instant où notre bébé pousse un coup dans son ventre. Surpris, je sursaute, et souris, bien entendu, attendri par un pareil cadeau de la vie. Ma voix étranglée par l’émotion réussie pourtant à bredouiller:

Oh, c’est un petit garçon plus que vigoureux… Sofia…

Mes yeux qui dévorent les siens, qui pourraient s’y plonger des heures durant. Quand je repense à l’origine de notre relation… Je n’aurais jamais imaginé une telle tournure, une telle histoire. Aussi improbable que magnifique, je réalise que j’aurais bien pu passer un siècle à l’attendre tant son amour en valait la peine. Et cette vie qui grandit, qui chamboulera bientôt le reste de notre couple pourtant si récent… C’est un bouleversement impressionnant, que je sais que nous serons capables d’appréhender comme il se doit. Nous avons l’un comme l’autre les épaules assez larges, je n’en doute pas une seule seconde. D’ailleurs, en parlant de comportements d’adulte et de décisions courageuses à prendre, je demande à Sofia, d’un ton particulièrement sérieux:

Je crois qu’il est temps de se lancer, non. On les appelle?

Je n’ai pas besoin de préciser de qui je parle, je sais qu’elle a très bien compris le message. Mes sourcils qui se froncent, mon dos qui se raidit et mes mains qui attrapent naturellement mon ordinateur portable afin de le placer sur la table basse à quelques centimètres de nos visages anxieux.
C’est le moment. Le grand instant, fatal, anxiogène et pourtant impossible à éviter.
Les présentations doivent se faire dans la forme. Nous n’avons pas le choix, c’est une étape impossible à renier, elle et moi sommes des adultes qui savons, plus que jamais, à quel point il est essentiel de rétablir l’ordre dans nos décisions.
Même si au moment même où nous appuierons sur le bouton, cela sonnera comme une fichue alerte rouge.
La cohue est prévisible mais quoi qu’il en soit, je ne lâcherai jamais sa main…

tw :: aucun.

Début septembre.

Ces dernières semaines, j’ai pu profiter des mouvements de ce petit être dans mon ventre. D’abord toute seule, peu perceptible de l’extérieur pour ne pas dire du tout. Petit à petit, je crée un lien avec ce bébé que je n’ai pas demandé. Pourtant, il est bien là, à grandir semaine après semaine et c’est pour une bonne raison. Si Dieu m’a mis ce petit être de lumière sur mon notre chemin, ce n’est pas pour rien. Je n’ai jamais su ce que c’était que l’amour avant de l’avoir rencontré en la personne de Grégory. Je n’ai jamais su ce que voulait dire maternité avant de voir mon ventre s’arrondir. C’est un lien extraordinaire qui se forme dès les premiers instants. J’imagine, à la seconde où l’on apprend qu’un être vivant a élu domicile dans notre corps …

Je n’ai pas réagi tout à fait avec bonheur ce jour-là. J’ai cru que c’était la fin pour moi, pour nous. J’ai perdu mon sang-froid, mon bon jugement. Et j’ai surtout paniqué, de la réaction de mes parents. Je ne suis pas mariée et sur le point d’avoir un bébé dans quelques mois. Je n’étais pas avec quelqu’un, jusqu’à récemment alors c’était —dans mon quotidien— impossible que tout ceci se présente à moi. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre ce que Dieu voulait obtenir de moi et au bout du compte, je crois qu’il voulait simplement me montrer que j’étais destinée à autre chose que je ce que je pensais être depuis toujours.

Je suis toujours angoissée d’affronter mes parents mais je n’ai plus vraiment le choix. Je serais mal venue de leur présenter leur petit-fils une fois qu’il serait né, j’ai déjà peur de déshonorer mon père, ma famille avec ce qu’ils sont sur le point d’apprendre aujourd’hui. Mais avant tout de chose, je veux profiter de cet instant pour que Gregory puisse profiter des mouvements de son petit garçon, avant que cela ne se termine. Ça ne dure jamais longtemps alors c’est le bon moment. Gregory semble nerveux, droit comme un ‘i’ ne sachant pas trop comment s’installer à mes côtés. Il pose ensuite sa main sur mon ventre que je guide à l’endroit exact où le bébé gigote et je souris en observant la réaction du futur papa.

« Je me demande à qui, il va ressembler le plus »

Est-ce qu’il va avoir les traits aussi doux que son papa ? Les cheveux aussi foncés que maman ? Il me tarde de le savoir…

Et là, c’est la fin d’une bulle adorable. Elle éclate, laissant place à la dureté de notre vie. Il va falloir qu’on les appelle et sans plus attendre. J’inspire profondément, bloque ma respiration à peine une seconde et expire longtemps, tout en ne quittant pas des yeux, Grégory. Je sais, je sais… nous n’avons plus le choix.

Je me redresse sur le canapé et attrape mon ordinateur portable. Préalablement préparé, j’accède à la messagerie instantanée, qui me connecte à la famille Villanueva sur l’autre continent. Pendant la sonnerie qui me sépare de la visioconférence, je jette un dernier coup d’œil à mon adoré, paniquée. Je murmure :

« Plus de retour en arrière… »

—Holaaaaa Sofia.

J’entends les voix de mon père et de ma mère se mélanger. Je les salue à mon tour, tout en affichant un grand sourire, afin de dissimuler ma plus grande inquiétude qui ne tardera pas à être découverte. Leurs regards se posent immédiatement sur Grégory, qui se tient à ma gauche.

« Quiero presentarles a Gregorio. Se trata de... »

Je peux le qualifier de petit ami, n’est-ce pas ?
Sur le point de le faire, je comprends tout de suite qu’il y a un problème…

Les yeux rivés vers le bas de mon estomac y sont pour quelque chose…  Plus de retour en arrière, qu’on disait…

tw :: aucun.

Début septembre.

Le grand moment est arrivé.

Enfin, le plus angoissant, ça, c’est certain! Je panique beaucoup moins à l’idée d'accueillir notre enfant début d’année prochaine que de passer cet appel vidéo, c’est dire à quel point la panique est à son paroxysme. Nous avons bien fait, avec Sofia, de nous accorder une douce pause avant d’affronter cette rencontre digitale. Cela me rend moins nerveux, me pousse à faire preuve du courage nécessaire à l’épreuve que nous nous infligeons et qui est nécessaire. Il est grand temps de faire les choses dans l'ordre, d'assumer la dure réalité de notre relation. Heureusement qu’un écran nous sépare des parents de Sofia, cela apaise ma mine soucieuse. Rien qu’un peu. Angoissé, tracassé, je cherche encore mes mots tandis que la future maman que j’aime comme un fou clique sur le bouton. Les secondes qui suivent, tout s’enchaîne. Je découvre enfin le visage de mes beaux-parents, j'accueille leurs mines réjouies, leurs sourires sincères, leurs voix enjouées. Tentant d’y répondre avec le respect qui s’impose tout en me préoccupant de Sofia, de ses doigts qui se faufilent dans les miens, qui le serrent, si fortement. Je n’ose imaginer le tracas qui fige l’esprit pourtant d’ordinaire affuté de Sofia. J’ai bien entendu déjà réfléchi aux conditions dans lesquelles je la présenterais aux parents Sutterlee et qui semblent moins complexes que celles mises en œuvre en ce jour. Mais une chose à la fois, réglons les problèmes dans l’ordre que nous avons établis. Réalisant l’appel au secours lancé par Sofia, je prends la parole, maladroitement, j’en ai bien conscience, mais me jetant dans le vide, ne disposant plus vraiment d’un autre choix:

Bonjour! Holà, je… Soy…

Gregory, fais un effort! Mais tenter de s’exprimer dans une autre langue n’est pas chose aisée quand on peine déjà à être fluide et cohérent dans celle qui est la mienne de naissance. Prenant une longue inspiration et espérant que cette mise à nue soit appréciée à sa juste valeur, je décide simplement de prononcer les cinq mots suivants, choisissant de me livrer:

Estoy enamorado de su hija.

Celle-là, je l’avais apprise par cœur, je peux enfin compter sur la fidélité de ma mémoire. Une simple vérité qui résume notre lien si étroit. Tournant le regard en direction de Sofia, je profite de cette révélation pour sortir de ma poche deux bagues que j’avais préalablement préparé, les chipant dans la boîte à bijoux de ma mère lors de ma dernière visite au manoir et murmure à Sofia, empêchant autant que faire se peut mes lèvres de se mouvoir pour que notre entourloupe ne soit pas découverte:

Tiens, enfile ça…

Un accessoire indispensable à ce qui suit.
Le ventre arrondi de Sofia sera bientôt présenté à ses parents et je réalise que l’un ne va pas sans l’autre, chez les Villanueva: pour être enceinte, il faut être mariée.
Et cet aspect solennel, nous l’avons bafoué. Ensemble. Nous avons fait un choix et il s’agirait d’assumer les pareilles conséquences. Ensemble.
Je fais donc tout mon possible pour qu’elles ne soient pas aussi désastreuses qu’elles y paraissent.
Et puis, un jour, nous le serons. Mari et femme.
Pas de mensonge éhonté, juste une précipitation légitime et une prise de risque loin d'être une prison…