Martha &
@Gregory Sutterlee

@Martha Sighbury &
Gregory Sutterlee

Regard dépité en direction du costume, sous sa housse, fraîchement nettoyé par le pressing au service de la famille Sutterlee depuis des années désormais. Je soupire, une fois de plus, n’en pouvant plus de me comporter avec autant de lassitude.
Il semblerait que je n’ai plus le choix.
Un regard de plus en direction de la luxueuse montre enfilée sur mon poignet m’informe que je suis au pied du mur, je dois me dépêcher. Une arrivée tardive de ma part serait si malvenue, ma mère m’en voudrait pour le restant de ma vie. Et la dernière chose dont j’ai besoin, c’est d’être en froid avec la cheffe du clan Sutterlee.

Une famille qui n’est plus aussi soudée qu’avant, c’est un constat nécessaire à dresser. Ses enfants ont grandi, David, mon grand frère a choisi de mener sa vie et grâce au récent miracle s’appelant Sofia Villanueva, je peux prétendre à un nouvel avenir, en phase avec mes aspirations personnelles. Quant à notre chère et tendre petite sœur disparue, dont j’ai retrouvé la trace il y a plusieurs mois de cela, le sujet est toujours épineux. D’un point de vue personnel, j’aimerais que les choses avancent plus vite avec Hailey… Ou plutôt Soraya, comme elle s’appelle désormais. Son enlèvement m’a marqué à tout jamais, m’a transformé pour le restant de mon existence et maintenant que j’ai le bonheur de savoir qu’elle est en vie, rien n’est moins sûr concernant notre relation. Je sais que le chemin pour retrouver notre complicité est encore long, je vais devoir me montrer patient. Défi qui ne semble pas m'effrayer, de toute manière, la priorité du jour ne concerne pas le moins du monde mes préoccupations personnelles.
Bien au contraire.

Ce soir, il s’agit de donner le change. D’offrir à la haute société de Monterey un spectacle dont elle ne se lasse jamais. Un bal ayant lieu dans le manoir des Sutterlee, une occasion de plus pour mes parents de briller sous les yeux ébahis d’un parterre d’invités triés avec un soin tout particulier. C’est un événement d’une importance capitale pour ma Mère, qui n’a eu de cesse, des semaines durant, de me demander confirmation de ma présence, et surtout, si je venais bien accompagné de Miss Sighbury.

Martha, pour les intimes.

Ma meilleure amie, mon alliée de toujours, sans doute mon amitié la plus longue et sur laquelle je peux me reposer, peu importent les circonstances. Entre nous, tout a toujours été si naturel, une relation reposant sur la confiance, l’entente et bien entendu, une communication sans limite qui nous a permis d’entretenir un si beau lien jusqu’à l’âge adulte.
Oui, Gregory, à priori, tu as dépassé le stade de l’enfant perdu et tu dois prendre pleinement tes responsabilités.
À commencer par enfiler ce costume et te rendre fissa à la sauterie organisée par une Mère Sutterlee sur les dents à propos de ton potentiel retard.

Tandis que je finis, moins d’une vingtaine de minutes plus tard, par prendre la route pour le Manoir familial, je n’hésite pas à augmenter le son de la radio, d’où se diffuse une voix douce, narrant la fabuleuse ascension du méconnu écrivain Gregory Sutterlee. Je n’en reviens pas, ma publicité se propage même sur les ondes, désormais! Très ému, je suis tenté d’envoyer un message à Sofia, sans qui rien ne serait possible, mais le temps me manque et je préfère m’extirper à la vitesse de la lumière de mon véhicule, afin de faire une entrée remarquée dans la salle de réception. Ni une, ni deux, je suis alpaguée par ma Mère, qui renoue ma cravate d’un geste impatient, tout en me demandant si Martha sera de la partie. Répondant par une affirmative agaçante, je réussis à me retrouver seul, après avoir salué quelques visages loin d’être méconnus. Tous des amis de longues dates à mes parents, qui me connaissent depuis ma naissance. Un nouveau sourire timide lancé au directeur de l’hôpital de Monterey, avant de surveiller mon téléphone.

Pas de nouvelles de Martha.

Loin de m’inquiéter, je préfère siroter une coupe de champagne, toutefois extrêmement distrait. Sans ma moitié amicale, je me sens perdue et je me contente de me plaquer contre un mur, avant d’entamer des cent pas qui ne sont que la représentation de mon anxiété grandissante. Et si elle avait eu un contretemps? Ou pire, est-ce qu’il lui était arrivé quelque chose? Bouillonnant sous tant d’incertitudes, je remarque presque trop tard mon ange gardien faire son apparition. Appréciant grandement l’étreinte qu’elle m’offre, je m’apprête à lui répondre, saluant ainsi son extrême soin au sujet de sa tenue, avant de voir du coin de l'œil ma mère venir à notre rencontre.

Oh. Il s’agit d’agir, rapidement, afin qu’elle ne s’approche pas. Je n’ai pas envie de cette discussion embarrassante en approche, je dois faire quelque chose et…
Et sans réfléchir, je plaque mes lèvres contre celles de Martha, offrant ainsi un geste tendre qui, à mon grand soulagement, détourne ma Mère de son but initial. Tournant légèrement la tête sur le côté tout en prolongeant ce contact physique, je découvre qu’elle a préféré entamer la discussion avec un des avocats les plus reconnus de la ville. Ouf.
Après de longues et gênantes secondes, je romps enfin cette intimité et soupire, gêné, le regard fuyant:

Ouf, enfin tranquilles… Martha, je suis…

… Désolé? Pour ce pitoyable baiser? Oui, Gregory, excellente idée, excuse toi donc suite à cette tentative loin d’être fructueuse de donner le change.
Ta meilleure amie mérite bien plus que cela, n’est ce pas…?
Comme un compliment sur sa tenue, un remerciement pour sa venue.
Mais il semblerait que cette mascarade d’être un véritable couple m'ait quelque peu décontenancé…

Martha &
@Gregory Sutterlee

@Martha Sighbury &
Gregory Sutterlee

Les souvenirs.

La mémoire est étonnante, renferme des anecdotes qu’on ne choisit pas de retenir, des événements qu’on aurait parfois dû oublier, d’autres qui s’amenuisent avec le temps, comme les rouages d’une machine contre laquelle on ne peut rien faire.
Mais je suis heureux d’en compter avec Martha Sighbury.
Je me souviens de ces heures qui me paraissaient toujours trop courtes, aux côtés de ma meilleure amie, durant lesquelles notre seule occupation était de lire, le même roman, chacun à son rythme. Conservant un silence presque religieux, durant nos devoirs également. Deux êtres qui se ressemblent tellement qu’ils n’ont pas besoin de parler pour se comprendre, qui n’ont plus à prouver leur confiance mutuelle.
Les actes fondent un pacte secret entre nous, nous lient plus que jamais, alors que notre amitié trouve ses fondements dans une évidence sans précédent: elle est mon coup de foudre amical, celle qui me comprend et m’aime comme personne, à l’image de ma soeur qui a trop longtemps manqué dans ma vie et que je viens de retrouver il y a une poignée de mois seulement.

Et je viens d’en créer un nouveau, de souvenir. Ce jour est à marquer d’une pierre blanche: c’est celui où j’ai embrassé Martha, pour la première fois de ma vie.
Ce n’était pas franchement désagréable, qu’on se le dise. Je me souviens également qu’à une époque bien trop lointaine à mon goût, ce qui me prouve une nouvelle fois que je ne suis plus aussi jeune que je le prétends, j’en avais l’envie, sans pour autant oser sauter le pas. Nous étions adolescents, insouciants… Et j’ai connu une phase plutôt ambivalente, en ce qui concerne mes sentiments à l’égard de ma meilleure amie. Elle m’attirait un peu, quelque chose en rapport avec les hormones, sans doute.
Mais désormais, tout est clair entre nous. Ou presque.
Après tout, nous sommes en couple… Aux yeux du monde, seulement. Même si nous deux, c’est une histoire presque vieille comme le monde…

Son rire est un son qui ravit mon coeur et qui m’apaise, me prouve que malgré l’étrangeté du geste, rien n’est dramatique. Aucun malaise n’est à déclarer entre nous, je suis simplement perturbé et à la fois soulagé que ma mère ait été satisfaite de ce spectacle intime entre Martha et moi. Tentant de sourire, ne réussissant que partiellement, je réponds à mon amie, approuvant sa théorie:

C’est ça, ma mère était dans les parages. Mon Dieu, que j’ai chaud!

Je tire sur le col de ma chemise, impatient, souhaitant me débarrasser au plus vite de cet accoutrement et de cette soirée de malheur. La seule lueur d’espoir dans ces ténèbres nocturnes est bien évidemment Martha. Elle étincelle, se démarque du reste des invités. Sa présence m’apaise et son aisance me rend admiratif.

Dans la poche intérieure de ma veste vibre mon smartphone. Plus que nerveux, je devrais me défaire des potentielles obligations professionnelles qui causent cet appel mais lorsque je découvre le visage de Sofia, une photographie que j’avais prise il y a plusieurs semaines de cela et que j’ai associée à son profil de contact sur mon téléphone, je me fige.

D’un simple échange de regard avec Martha, je n’ai pas besoin de m’expliquer davantage.
Même si cela me foudroie le cœur, je refuse son appel, croisant secrètement les doigts pour qu’elle ne m’en veuille pas. Sofia est partout, dans mes pensées, dans mon quotidien mais ce soir, je dois faire une exception et me focaliser sur Martha.
Elle le mérite bien.

Me raclant la gorge, j’attrape deux verres sur le plateau d’un serveur qui passait par là, lui en tend un et trinque en lui lançant un clin d'œil. Le champagne est excellent, bien entendu, mes parents ne lésinent sur aucun détail, surtout pas la qualité des mets et des boissons. Quelque peu détendu, je questionne mon amie, tout en marchant en direction d’une terrasse privative:

Bon, dis moi, Martha… Le boulot, comment ça se passe? Tu cours toujours partout, prête à sauver le monde, en mode Super Avocate?

Léger coup de l'épaule contre la sienne, sourire si sincère.
Oui, ce soir, nous jouons une comédie sur fond de vérité.
Un équilibre parfait qui nous qualifie si bien…

Martha &
@Gregory Sutterlee

@Martha Sighbury &
Gregory Sutterlee

Ne pas refuser.
Accepter.
Abdiquer.
Devenir faible.

Mais comment puis-je être inspiré par des propos aussi dégradants en pensant à ma meilleure amie, hein…?

Martha n’a jamais été une source de stress quelconque ou de gêne véritable. Bien au contraire, elle est une femme que j’ai immédiatemment adoré, que j’ai appris à aimer, en devenant un adulte qui fait la part des choses. Certes, une histoire aurait pu naître de notre complicité mais la vie ainsi que nos choix ont fait de nous les meilleurs amis du monde et c’est amplement suffisant. Je me satisfais de cet amour loin d’être à sens unique, il me comble de joie et Martha a été présente dans les pires moments de mon existence. Voilà sans doute pourquoi je suis aussi tendu, entre les immenses et luxueux murs du manoir familial: je suis à mille lieux de cette vie et je n’ai pas envie que Martha soit contaminée par cette atmosphère toxique. Je ne veux pas en faire une victime, elle qui est si précieuse dans mon existence. Je me suis toujours promis de la protéger et de saisir la moindre occasion de lui rendre l’appareil de son incroyable soutien et dévotion. Voilà donc pourquoi j’ai accepté d’être son petit ami fictif. CDFD.

Martha opte pour une attitude bien plus légère que la mienne, ce qui contraste drastiquement avec ma mine fermée et ma moue bougonne. Il n’y a pas à dire, nous sommes parfaitement équilibrés, tous les deux. Nous nous complétons, de la plus formidable des manières, grâce à l’amitié qui nous unit et qui ne sera jamais un obstacle entre nous. Bien au contraire, elle nous a aidé à affronter les complications et malgré le chemin sinueux que nous empruntons, nous savons que la décision était la bonne tout simplement car elle était au service de nos caractères et de nos problèmes personnels.
L’Union fait la force, je n’en ai jamais douté.

Martha saisit tout de suite ma puissante volonté de m’écarter de la foule. Grâce à un geste et un échange de regard, elle comprend ma détresse et répond présente pour l’apaiser, juste un peu. Je lui en suis profondément reconnaissant tandis que nous rejoignons une terrasse, là où nous pouvons enfin être seuls. Je respire et j’ose même me débarrasser de mon affreuse cravate qui ne convainc personne. J’ai beau effectué tous les efforts du monde, je ne serais jamais ce fils parfait et à l’attitude désagréable que mes parents attendent. Je suis un homme simple, qui profite d’un tête à tête avec Martha pour échanger sur des sujets sérieux. Tel que le travail et… les amours. Choisissant de commencer par le sujet le plus facile, je me permet de souligner, écarquillant des yeux:

Je n’ai jamais compris comment tu faisais pour marcher avec ces talons. Tu dois souffrir le martyr, non? Moi, je me casserais la cheville, c’est certain.

Sujet anodin afin de ne pas évoquer l’évidence: son métier énergivore. J’ai toujours admiré Martha pour sa farouche dévotion à son travail ou plutôt, sa passion. Le terme est parfaitement approprié la concernant, c’est une véritable dure à la tâche. Voilà un point commun non négligeable entre nous, nous mettons notre volonté au service d’une occupation quotidienne, pour la rendre plus merveilleuse, plus symbolique que tout le reste. Effrayé à l’évocation de l’appel que je viens de refuser, je rétorque bien maladroitement:

Quoi? Je… Je ne comprends pas ce que tu veux dire…

Gregory, quel odieux mensonge. Tu ne penses tout de même pas possible de jouer ce vilain tour à Martha, n’est ce pas? Elle n’est pas dupe et vient de le prouver, une fois de plus. Au pied du mur, coincé dans un cul de sac d’où il est impossible de s’échapper, j’expire lourdement, extrêmement mal à l’aise tout en lui apportant des bribes d’explications:

Non, pas vraiment. Enfin si, quand même. Mon roman s’apprête à être publié, tu te rends compte?! Mon rêve d’enfant qui va se réaliser d’ici peu… Et tout ça grâce à elle! Elle est tellement parfaite…

À l’évocation de Sofia Villaneuva, mon regard se perd jusqu’à l’infinité obscure du ciel de cette nuit parfaite. Je suis téléporté aux côtés de l’Espagnole de mon cœur, perdant même le fil de notre conversation. C’est douloureusement que je rejoins la terre ferme en ajoutant:

Je… Je ne sais pas quoi faire, Martha. Je suis engagé envers toi et je compte bien respecter ma promesse. Mais d’un autre côté, je sens qu’avec Sofia, je…

Je quoi, hein? Je quoi? Je pourrais me lancer dans une nouvelle relation décevante, moi, l’éternel malchanceux en amour? Croire que tout serait différent aux côtés de Sofia est une terrible utopie, j’en ai bien conscience. La déception anticipée d’un éventuel échec est terrible à envisager, voilà pourquoi je préfère changer de sujet, joignant à mes propos un geste désinvolte de la main:

Non, oublie ça. Je me fais sans doute des films, j’en ai bien conscience. Et toi de ce côté… Suis-je le seul homme de ta vie, ma douce?

Sourire complice tandis que j’entrevoie l’évidence: nous serons toujours liés et mis sur un certain piédestal.
Mais nous restons des meilleurs amis qui ne souhaitent qu’une seule chose pour l’autre:
Le bonheur à travers une relation amoureuse, tout simplement…