Une âme errante. Voilà ce que tu es devenu ces derniers mois. Fantôme le jour, dealer la nuit. Pas mal comme credo pour jouer un grand méchant dans un film ? Ouais, pas trop ton truc. Toi les histoires tu les écris d'ordinaire. Le pire c'est que ça se vend. Mais tu n'arrives à rien, pas deux lignes, le blocage. Alors tu te drogues pour oublier que tu n'écris pas et que tu te drogues à la place. C'est sans fin. Pour rester bien au chaud dans ton enfer, tu évites tes proches. Oui tu vis à Monterey mais tu n'as pas dit où. Tu as jeté ton téléphone aux ordures et tu erres d'une rue à l'autre le soir, pour avoir l'argent qui te servira à payer tes doses. Tu es assez malin pour ne pas te faire prendre par les flics. La plupart du temps. Disons que tu as appris à courir vite. Une compétence bien utile quand, en allant t'acheter un truc à becqueter, tu tombes sur les cheveux blonds caractéristiques de ta sœur Rémi. Ta jumelle. Celle que tu évites par-dessus tout car elle connait ton secret.

Tu es dans l'angle de la rue quand tu la vois sortir de quelque part. Tu as croisé son regard ? On dirait bien. Merde ! Tu n'as pas d'autres choix que de prendre la tangente, tel un voleur à l'étalage en fuite, espérant la perdre rapidement pour éviter ce pénible moment de retrouvailles. Rémi est ton soleil. Le bout de sœur qu'on adore importuner et qui vous le rend bien. Chien et chat depuis l'enfance, elle a longtemps été ton repère. Puis elle est partie vivre ailleurs. Et toi, tu as tracé ta propre route. Bancale certes, mais ta propre route quand même. Si elle a réussi à couvrir tes premiers séjours de désintox au reste de ta famille, tu n'es plus sûr de rien aujourd'hui. Oui, le deuil de Kole a été douloureux. Mais toi tu t'es carrément vautrer au fond du gouffre. Et tu prends plaisir à continuer d'y creuser, courant à ta propre perte. Alors là, tu cours, tu fais le sprint de ta vie pour te réfugier dans une ruelle que tu connais bien et tu te sens con. Comment en es-tu arrivé là ? Fuir ta propre sœur au milieu du vacarme de la circulation ? Ne serait-il pas temps qu'enfin quelqu'un te rattrape pour que tu arrêtes d'enchaîner les conneries, Wolfy ?

Ca ne m’arrive pas souvent, mais de temps en temps, j’aime sortir courir. Oui je sais, à première vue, on peut croire que je suis une femme sportive et pourtant ce n’est pas vraiment le cas. J’aime les sensations fortes : le saut en parachute, le jet ski, la vitesse. Par contre : le fitness, la course, le tennis… pas du tout. Je trouve ça d’un ennui mortel et ça ne me procure aucun plaisir. D’ailleurs, je ne comprends pas toujours les gens fan de tout ça. Ils ont l’air si accro alors que moi, je peine à me bouger le cul rien qu’une fois par semaine. Et oui. Même si je déteste ça, je m’oblige histoire de garder un minimum la forme.

Aujourd’hui, c’est le fameux jour de la semaine. Comme à chaque fois, je lutte pendant plus de quinze longues minutes avant de me décider à sortir. Je traine les pieds pour enfiler ma tenue de sport, chausser mes chaussures et je trouve mille excuses pour retarder l’heure du départ. Pourtant, une fois lancée, je ne m’arrête plus. Je cours pendant plus d’une heure avant de décider d’enfin faire une pause pour m’acheter un macchiato caramel ainsi qu’un petit cookie. Bah quoi ? Après l’effort, le réconfort non ?

En ressortant du café, mon regard s’arrête sur une silhouette que je connais bien. Mon frère. Wolfgang. Ca fait une éternité que je ne l’ai pas vu. Enfin… ça fait une éternité qu’il fait tout pour ne pas être vu. Je souris tout de même, content de le voir, lève la main pour le saluer et là… il se met à courir. Il tape son plus beau sprint dans la direction opposée. Non mais je rêve. Je n’arrive pas à en croire mes yeux. Qui fait ça ? Qui cavale de la sorte en voyant sa sœur de l’autre côté de la rue ? N’importe quoi ! Vexée, je me mets à courir après lui, bien décidée à le rattraper. Les gens se demandent ce qu’il se passe, mais je m’en fou. Il est hors de question que je le laisse s’échapper comme ça !

Quelques minutes plus tard, me voilà dans la ruelle où il vient de s’arrêter « Non mais t’es sérieux Gang? » Enervée, je lui tape le bras puis le contourne pour lui faire face « Depuis quand tu me vois et tu te barres comme ça ? » Ok, ils nous arrivent de se prendre la tête, mais comme tous les frères et sœurs, non ? Puis là, il ne s’était rien passé. Enfin, pas que je sache « Qu’est-ce que t’as ? » J’attrape son menton du bout des doigts pour l’obliger à me regarder puis soupire doucement en voyant son visage « T’as une gueule affreuse… » La dernière fois que je l’ai vu comme ça… Non. Impossible. Ca ne peut pas.

Putain. T'es le pire sprinteur de tous les temps. Tu sens qu'elle s'est lancé à ta poursuite et tu sais déjà que tu vas passer un sale quart d'heure. En arrivant dans ta ruelle refuge, tu souffles comme un bœuf, conscient de ta fin qui approche. La douce voix furax de Rémi vient te crisper. Elle t'appelle par ton surnom et tu n'oses pas te retourner. Elle te met un coup dans le bras et tu l'encaisses avec un petit Aoutch pas aussi discret que tu l'aurais voulu et la blonde te fait face alors que tu détournes toujours le regard. Comme si ça pouvait changer quoi que ce soit. Rémi est là, en face de toi ! Elle va pas disparaître si tu l'ignores ! Tu fais une petite moue à sa seconde remarque. Bien sûr que tu devrais pas la fuir comme ça. Tu croises les bras, une fois un rythme de respiration décent retrouvé. Tu serres les dents. T'es pas celui qui cause le plus. Mais rien qu'en voyant ta figure, elle va bien finir par comprendre. Ce que t'as ? Tu ne réponds toujours pas, te faisant de plus en plus petit. Puis quand tu la regardes dans les yeux, elle comprend. Avec ta sale tête. Que tu as replongé.

« Rem'... » Tu dis simplement, d'une voix enrouée. Comprenant bien que tu viens de la décevoir. Ce que tu voulais éviter. Ce que tu ne supporterais pas. « J'voulais juste pas… que tu vois ça. » Puis comme toujours, le goût du conflit qui revient. C'est de sa faute. « Quelle idée de me rattraper aussi ! Depuis quand tu t'es mis au jogging toi hein ? Tu pouvais pas juste faire comme si tu m'avais pas vu ?! » Oui, c'est absurde et illogique. Mais il n'a plus rien auquel se raccrocher. Tu t'avances vers elle, pose tes mains sur ses épaules, prêt à la secouer, la dominant d'au moins deux têtes comme toujours. C'est ta sœur minuscule qui te défendait pourtant dans la cour de récré. Tu surprends l'intensité de son regard, la sincérité de sa pitié à ton égard. Tu la relâches dans un soupir, lui tournant à nouveau le dos, prêt à quitter cette putain de ruelle.

« C'était mieux que tu saches pas. On m'aurait juste retrouvé mort dans un caniveau et tu aurais pas eu à te dire que tu y étais pour quelque chose. » Tu murmures sombrement, en mettant tes mains au fond de tes poches, penaud. Puisqu'elle a déjà pitié, autant y aller à fond. Tu pourrais à nouveau accepter que Rémi fasse partie de ta vie ? Dans ton état ? Demander de l'aide c'est au-dessus de tes forces. Survivre ainsi est déjà bien assez douloureux. Tes traits sont ravagés par ta mauvaise santé, le manque, le traitement destructeur que tu infliges à ton corps. Est-ce que ton héroïne de toujours serait prête à retourner au combat pour te sortir de là ? Sauf que dans cette histoire, le méchant, c'est toi. Et il ne suffira pas de te menacer ou de te casser la gueule pour que ça s'arrange cette fois…