Changement de décor ou presque, j’ai quitté les soins intensifs et par la même occasion, déserté la clinique qui m’a abrité cinq longues années. Pratiquement six. J’ai donc une nouvelle chambre qui ressemble à s’y m’éprendre à la précédente. Les mêmes murs blancs, impersonnels, flétris. Les mêmes pas lourds dans le couloir de gens qui s’agitent, apparemment coincés comme des insectes emprisonnés dans un bocal fermé. Il y a derrière la porte close un ballet constant de médecins, de docteurs hautement qualifiés, d’infirmiers, prêt à tout pour vous soigner. Puis il y a les visiteurs qui arrivent avec des présents. Des bonbons, des chocolats, des magazines, des peluches ou des ballons. D’après mes propres observations ce sont les bouquets qui remportent le plus souvent la mise. Des tâches de couleurs dans ce lieu où tout est immaculé, pour ne pas dire aseptisé, censé ramener de l’extérieur un gage d’espoir et de bonheur… Un leurre, là où je suis tout n’est que douleur !

Bien sûr lorsque je me suis "éveillée", le docteur Miller a personnellement programmé toute une batterie d’examen afin d’évaluer ce que le coma m’a laissé. Non satisfait de m’avoir pris une partie de ma vie, il se rappelle inlassablement à mon bon souvenir. Aucune séquelle sur le plan neurologique n’est à déplorer. Mais je dois réapprendre à bouger. À marcher. A m’alimenter…
Tout s’est donc enchaîné pour que je puisse me rétablir au plus vite. Je passe de chambre en chambre, de clinique en clinique où j’entends un langage unique. À chaque fois on me répète agir pour ma complète guérison. Une rémission ! Mais je ne suis pas malade, juste folle et infirme, cette alcoolique qui a pris LA mauvaise décision. Malgré mon manque d’autonomie, et bien sûr de liberté puisque je suis enfermé dans ce corps qui refuse de m’obéir, c’est ce que j’ai le plus de mal à accepter. L’effroyable vérité !

Allongée dans mon lit, j’opte pour la position la plus "confortable" possible. J’ai le haut du corps redressé, incliné, qui repose sur un oreiller et balaie du regard cette chambre comme pour essayer de mieux l’adopter. J’ai accès à un gros bouton rouge qui sert à appeler au secours, posé tout à côté d’un vase où les fleurs se fanent, se dessèchent, se meurent. J’ai refusé qu’on les jette, puisqu’elle vienne de mon sauveur. Maintenant je sais qu’il ne me rendra probablement plus visite. Que d’autres que lui ont pris le relais. Que je ne suis à ses yeux qu’un simple dossier… et je ne comprends pas pourquoi cette simple constatation me procure ce sempiternel sentiment d’insécurité !
Car il représente bien plus que le premier visage entrevu quand je suis finalement revenue à la réalité. Reste associé à son portrait le son de sa voix qui me paraît étrangement familière, des odeurs. Celui de son parfum, subtil mélange tantôt boisé, tantôt fleuri, quand il tient à la main ses gerbes colorées. Et tandis que je ferme les paupières pour mieux me les rappeler il apparaît comme par magie après avoir frappé.

- Docteur Miller… que j’étouffe dans un cri, qu’est-ce que vous faites ici ? Je cherche à me redresser mais les coudes sur lesquels je suis appuyés n’arrivent pas à me redresser. Comme tu dois être pathétique ma pauvre Sylvia, que j’me dis, et le médecin s’approche de mon chevet. Dure journée oh oui, mais pour faire un monde honorable j’dois probablement souffrir. Je ne lui réponds pas. A quoi servirait-il d’acquiescer alors que l’évidence se lit dans ma posture avachie. Alors que la souffrance déforme le pâle sourire qui s’affiche malgré tout aux commissures de mes lèvres et que je ne peux tendre les mains pour attraper les roses pourpres offertes. Me kidnapper ? Y a-t-il un ailleurs loin de ces murs délavés ? Pour ça va falloir que tu me sortes de mon lit et que t’me portes Miller… Tu pourras y arriver ?! Lui dis-je avec un air de défi. Le tutoiement est arrivé lui aussi comme par magie !

Je me rends compte qu’il ne devrait pas être ici. Le docteur Miller. Je me rends compte aussi que ce n’est pas lui qui devrait être dans cette chambre avec un bouquet de fleurs. Pas lui non plus qui doit se pencher à mon chevet quand j’essaie de me redresser, ni lui qui est tenu de me proposer d’aller « profiter de l’extérieur ». Je m’en rends compte effectivement mais je ne sais pas pourquoi il le fait. Ni pourquoi il endosse le rôle d’un autre déjà occupé. Car de toute évidence, s’il brille de son absence, c’est à lui que je pense. Nyls. Au fait qu’il m’ait abandonné au bon soin des médecins, que je suis probablement, depuis mon réveil, un poids plus qu’une épouse à part entière. Je n’étais pas là pendant cinq longues années. Dieu seul sait ce qu’il en a fait…

- Vraiment ?! Je passe en une fraction de seconde du rire aux larmes. Pas littéralement, non. Au début j'me retiens. Bien sûr qu’il m’amuse le docteur Miller, à bander son avant-bras, à jouer au preux chevalier même si le cheval blanc a été remplacé par un fauteuil. Mais mon regard est irrévocablement attiré par mon alliance. On me l’a enlevé durant le coma. C’est une infirmière qui me l’a rendue avant que je ne change de clinique. La bague et la petite chaîne où est accrochée la médaille de ma fille achetée alors qu’elle n’était qu’un bébé. Je ne sais pas pourquoi je l’ai remis sans réfléchir. L’anneau sacré. S’il s’agit là d’un choix conscient ou le résultat d’une habitude. Si je ne devrais pas la porter autour du cou ou simplement l’enlever et jeter en pâture la moitié de ma vie passée avec celui qui se nomme encore aujourd’hui, mon mari. Après tout ce temps nous en sommes toujours au même point lui et moi. Au point de rupture exactement comme ce sordide soir de janvier !

Je crois que c’est le mot « enfermée » qui a tout déclenché. Les larmes qui se sont misent à couler. Une discrète alors a perlée. Mais quand Miller a prononcé « bolide » alors la digue s’est effondrée. Je me suis revue au volant, j’ai revu ce maudit feu rouge et j’ai levé la tête vers son visage souriant. J’avoue en sanglotant :

- Je crois que j’suis pas encore prête doc’…

Tout mon être pleure le mal que j’endure. Physique évidemment mais la peine que je déverse à grand coup de larmes est belle et bien mentale. Frontale. Je ne comprends plus qui je suis maintenant, qu’elle est ma place dorénavant ? Ce qu’il va advenir de moi, de ce corps inerte et des pensées sombres, obsédantes qui ne m'autorisent pas aller de l'avant ? Quel regard aurais-je à l’avenir sûr moi, si je serais un jour capable d’accepter le mal que j’ai fait ? Au travers du chagrin et de la douleur, je comprends que Nyls n’est pas le problème finalement…
Si je suis incapable de m’aimer, qui pourrait y arriver ?

Est-ce qu’une parole, un visage amical pourrait tout changer ?

Je ne sens presque rien. Ni mes membres, ni l’effroi. Le docteur Miller s’est approché. Il s’est assis tout près. Sa présence, sa proximité a le pouvoir d’anesthésier, ne serait-ce qu’un instant mes plus profonds tourments. Ma main dans la sienne. Son pouce qui caresse ma peau porcelaine. Ses bras qui m’encerclent. Je laisse aller mon front contre son épaule. Rien qu’un bref, un ridicule moment. Mes lèvres, baignées d’eau salée, pourraient effleurer son cou. J’irai bien me saouler. M’abreuver.  De son parfum, de sa chaleur. Et je suis frappée en plein cœur. Car il y a dans l’atmosphère des molécules dont je perçois l’essence. Je suis plongée dans le bain même de la réminiscence. Confusément, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu ces quelques secondes, pourtant inédites, comme si mon refuge avait toujours été cette épaule rassurante. Cette pulsion de vie qui éclôt au creux de mon ventre est tellement satisfaite. Mais dangereusement alarmante. Ce n’est que ton médecin, ne cesse-je de me répéter, et peut-être qu’il a pitié. C’est tout c’que tu peux inspirer Sylvia, de la pitié ! Je n’ai maintenant plus aucun doute sur ses propres intentions. Je relève la tête, aidée par ses doigts plaqués, presque perdus sur la naissance de ma chevelure. Et ma souffrance redouble de devoir quitter cette parenthèse enchantée, ces quelques minutes volées, cette fugace félicité…

1. Arrêter de pleurnicher !
2. Me redresser !
3. Le repousser !
4. Le remercier !

- Merci docteur Miller, vous avez raison, ça va aller… J’esquisse un pâle sourire comme pour nous convaincre que je dis la stricte vérité ! Mais je sais qu’une fois qu’il franchira la porte, retournera à ses patients, sa famille, son métier, j’aurais une nouvelle raison de sangloter !