« Clôturer son passé pour avancer vers un avenir plus serein. »

Feat. @Harper Hartley & @Eli Hartley     

Chez Harper Hartley, Monterey West, CA.

Fin Août 2024

07h16

Je ne connaissais pas les avocats aussi matinaux dans leurs fonctions.

Mais c’est un détail loin de me déplaire, bien au contraire. Mon rendez-vous terminé, mes documents imprimés, mon dossier fermement empoigné.
Le Temps qui est passé, depuis ma fuite de Monterey, je ne l’ai pas réalisé. J’ai manqué tant d'événements, d’occasions d’être présente dans les souvenirs de mes proches, de ceux que j’ai tant aimé et que j’ai quitté pour des raisons que je considérais comme justifiées. Et maintenant que je suis de retour, il semble s’écouler et agir sur ma vie, sans que je puisse avoir une quelconque prise à son sujet. Les aiguilles du cadran sont en ma faveur, ne cessent d’avancer et désormais, il faut faire vite. Oui, se presser alors qu’une situation est restée figée depuis si longtemps. Dans Mon Temps.

Je souhaite divorcer.

Ce n’est pas franchement une nouvelle lubie, encore moins une raison de hausser les sourcils, signe d'une surprise sans pareille. J’ai quitté mon mari du jour au lendemain et bien qu’une explication ait eu lieu il y a quelques mois, on ne peut pas dire qu’elle ait franchement pesé dans la balance. De mon point de vue: il n’y a aucune différence. Je n’ai plus rien à voir avec l’homme que j’ai retrouvé et il est temps d’éclaircir notre situation commune. Il en va de mon avenir. J’agis une nouvelle fois en composant avec un égoïsme saisissant mais que faire de plus quand l’amour vient frôler votre âme quand tout semble perdu? Ayant retrouvé Stan, et, en parallèle, ayant appris sa véritable identité, je n’ai qu’une envie désormais: construire du concret en sa compagnie. Ne plus être seule, c’est un luxe que j’aimerais connaître, aimer, passionnément, ne plus attendre nos retrouvailles qui s'éternisait, autrefois, durant des semaines, voire des mois. Je le veux tout entier et il est légitime qu'il attende la même chose à mon sujet. Pour cela, une formalité administrative est à remplir mais surtout, un pas de plus à faire envers ma fille. Celui qui pourrait nous éloigner davantage car on ne peut pas dire que le dialogue soit forcément aisé, avec Harper. Toutefois, j’aimerais faire les choses correctement, cette fois-ci. Voilà pourquoi je suis passée dans la meilleure boulangerie de la ville, dans laquelle j’ai dévalisé leur rayon viennoiserie. J’ai également succombé à la tentation d’acheter deux grands gobelets d’un café d’une qualité exceptionnelle et je me suis fournie de deux smoothies frais, préparés par un stand bio, le plus branché de la ville.

Quelques douceurs afin de faire oublier l’acidité provoquée par une telle annonce.

C’est donc les bras chargés de ces victuailles que je débarque chez ma fille. Son adresse que je ne connais que trop bien, à laquelle je me suis rendue, quelques mois plus tôt, persuadée qu’elle n’y serait pas, ayant été kidnappée. Tant de mauvais souvenirs que je chasse tandis que j’appuie sur la sonnette de la porte afin de prévenir de mon arrivée. Je patiente quelques secondes, bien trop longues à mon goût, jusqu’à ce que son adorable visage d’ange gagne mon regard attendri. D’une voix douce, je la salue:

Bonjour, ma chér… Harper. Bonjour. J’espère ne pas te déranger…

M’excuser de rendre visite à ma fille, un comble, vraiment. Et pourtant, c’est cette dynamique qui rythme notre relation désormais. Je dois prendre toutes les précautions du monde afin de ne pas la vexer et surtout, lui apprendre correctement une mauvaise nouvelle.
Mais tout est une question de point de vue: du mien, c’est surtout une libération qui m’est désormais nécessaire afin de vivre convenablement…

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Fin Août 2024

Jour de repos. Après avoir enchaîné une garde de vingt-quatre heures, j’ai maintenant deux jours pour me reposer. Enfin, "me reposer"... ce mot-là ne fait pas vraiment partie de mon vocabulaire. Étant une vraie boule d’énergie, j’ai du mal à rester en place, ce qui rend mon cardiologue complètement dingue. Le pauvre, il va finir par avoir des cheveux blancs à force. Déjà que je refuse de renoncer à ma carrière, je ne compte pas non plus lever le pied sur le reste. Je continue à pratiquer l’escalade et le parkour, et Yaël m’entraîne même sur un circuit de course. C’est un peu plus légal que les rodéos urbains — que je continue aussi, bien sûr — mais c’est pour une raison particulière : ça me rapproche de Sawyer, et j’espère arriver à la rendre fière. Même si la digitaline a disparu de mon organisme, on m’a diagnostiqué une faiblesse cardiaque due à un autre agent pathogène non détecté.

Personne ne le sait.
Quand je dis personne, c’est vraiment personne. Ni la bande, ni mon père, ni mon parrain.
Personne.
Sauf mon médecin, tenu au secret professionnel. Il est blasé, le pauvre. Mais je suis têtue. Peut-être trop.

J’ai déjà dû renoncer à mon rêve de devenir danseuse professionnelle, alors il est hors de question qu’on m’enlève celui d’être pompier. J’ai trop bossé pour en arriver là.

Après avoir passé une bonne partie de la soirée d’hier à faire la fête dans un bar, je me réveille avec la tête dans le brouillard et quitte ma chambre pour aller boire un grand verre d’eau dans la cuisine. La soirée a été folle, mais j’ai été raisonnable avec l’alcool. Même si je continue mes activités sportives et mon boulot, je fais un peu plus attention. Bon, il m’arrive encore de fumer un joint de temps en temps, mais très occasionnellement, et jamais dans les vingt-quatre heures précédant une garde.

En posant mon verre dans l’évier, j’entends sonner à la porte. Qui peut bien venir à cette heure-ci ? Heureusement, la coloc est vide. Mais dans deux mois, je vivrai probablement seule ici. Il va falloir que je réfléchisse à ce que je vais faire. Je ne pourrai jamais payer le loyer de cette baraque toute seule.

Deux options :
Trouver de nouveaux colocs, ou déménager.

Je passe une main sur mon visage et arrange mes cheveux en bataille avant de me diriger vers la porte pour ouvrir.

- Bonjour, ma chér… Harper. Bonjour. J’espère ne pas te déranger…
- Qu’est-ce que tu veux ?

Eli. Aussi connue sous le pseudonyme de "maman". Enfin, un surnom que je n’ai pas utilisé depuis plus d’une décennie. Mon visage se ferme. Elle est de retour en ville depuis un moment, mais j’ai toujours essayé de l’éviter. C’est mieux que de dire des choses que je pourrais regretter, non ? Mon envie première, c’est de lui refermer la porte au nez. Mais cette année, j’ai décidé de prendre de bonnes résolutions. De crever les abcès.

J’ai réussi avec papa. Bon, ce n’était pas si difficile : j’ai du mal à lui en vouloir bien longtemps. Il est mon socle, mon plus grand soutien. Le seul adulte, avec Caleb, qui ne m’a jamais abandonnée et qui m’a aimée inconditionnellement. Si je ne suis pas retournée à l’orphelinat à dix ans, c’est grâce à lui. Il aurait pu me renvoyer là-bas après le départ de sa femme. Il aurait pu penser que c’était ma faute ou ne pas se sentir capable de m’élever seul. Non. Il a fait preuve d’une force incroyable. C’est mon héros, mon modèle.

J’ai aussi eu une longue discussion avec Sawyer. Ça a été éprouvant, autant pour elle que pour moi. Je l’ai longtemps haïe, mais j’ai compris qu’elle ne m’avait pas abandonnée de son plein gré. Elle y a été forcée. Finalement, on peut dire que j’ai été enlevée à la naissance. La Mère supérieure a menti à mes parents adoptifs, leur disant que j’avais été abandonnée sur les marches de l’orphelinat. Sawyer n’a jamais cessé de me chercher. C’est pour ça que j’ai décidé de baisser mes barrières avec elle. Aujourd’hui, on apprend à s’apprivoiser, à construire ce lien mère-fille. C’est encore bancal, fragile, mais on y arrivera. Je me rends compte à quel point je lui ressemble, tant physiquement que mentalement.

Il est donc temps qu’Eli et moi ayons aussi une conversation à cœur ouvert. Le truc, c’est que je crains que ça ne se passe pas aussi bien qu’avec les autres.. Elle a choisi de partir. Elle a pris la décision de m’abandonner, après m’avoir adoptée cinq ans plus tôt. Elle m’a fait espérer une famille aimante, une mère qui m’aimerait sans limites. Mais non. Elle a préféré me briser le cœur. Elle m’a fait douter de moi-même. J’ai cru que je n’étais pas assez bien pour qu’une femme me veuille comme fille. Je me suis dit que je n’étais pas assez intelligente, belle, forte, féminine… Il lui aura fallu quinze ans pour revenir. Et je suis certaine qu’elle n’a même pas pensé à moi, ou si peu. Même renversée par une voiture, ça ne l’a pas fait revenir. Alors oui, j’ai des ressentiments envers celle qui est censée être ma mère, du moins sur le papier.

Car à mes yeux, elle n’est qu’une inconnue.

Je prends une profonde inspiration avant de décider de me décaler pour la laisser rentrer. Il est temps d’être une adulte Harper. Fini l’ado rebelle. L’heure est à la discussion ou plutôt au règlement de compte.

Je prends une profonde inspiration et me décale pour la laisser entrer. Il est temps d’agir en adulte, Harper. Finis l’ado rebelle. L’heure est à la discussion, ou plutôt au règlement de compte.

- Tu me veux quoi, Eli ? lui dis-je froidement, en me dirigeant vers l’îlot de la cuisine et en m’asseyant sur un tabouret.

Je l’observe sortir des aliments et des boissons de ses sacs. Elle a vidé les rayons ou quoi ? Elle pense m’acheter avec un pain au chocolat et un smoothie ? Pour bien lui faire comprendre que je n’accepterai rien d’elle, je quitte le tabouret et me prépare un café avec ma propre machine, en la fixant droit dans les yeux et en croisant les bras. Bon… pour le côté adulte, on repassera. L’adolescente insolente que j’étais dans le passé revient en force. [/quote]

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Chez Harper Hartley, Monterey West, CA.

Fin Août 2024

07h34

Mon bébé qui grandit si vite, si maladroitement. Trop vite, sans moi.

Mère qui appose un jugement alors qu’elle a été absente, de son propre chef. Décision brutale mais nécessaire, silence qui a perduré, par ma faute, uniquement. Colère dont je fais désormais les frais, que j’assume. Ai-je sérieusement le choix? Je sais que j’aime, elle n’est plus certaine de l’inverse. Déséquilibre persistant tandis que l’amour est un jeu de perdants, je me sens si contractée, tel un examen dont je ne pourrais sortir victorieuse. Pas de tricheries, pas de malices. Non, rien que moi. Et mes décisions que j’impose à notre famille, une fois de plus. Démoralisatrice.

Fille qui est toujours mienne alors que je repousse du plat de la main son père, ce trio infernal pourra-t-il un jour prendre fin? Je ne sais pas ce qui nous attend mais j’ai choisi, une fois de plus, le mauvais avant le meilleur, tandis que je m’avance dans ce lieu que je ne connais pas, suivant Harper de près, rétorquant sans aucun artifice à sa remarque, jeu de balle que nous nous lançons, ayant peur qu’elle finisse par nous atteindre, nous heurter, nous blesser:

Maman… C’est Maman.

Dureté dans la voix qui fait écho à la détermination que je soupçonne dans son regard, dans son attitude. Depuis quand ma petite fille chérie est-elle devenue cette femme que rien ne peut abattre, encore moins un empoisonnement…? Je pourrais plutôt affirmer qu’elle est bien la fille de sa mère, et puis, je suis étranglée par l’idée qu’une fois de plus, elle repousse ce statut, qu’elle le trouve si insignifiant, que le vocabulaire n’a plus toute sa place, que cet attribut ne m’est plus aussi familier ni aussi naturel. Tel est prit qui croyait prendre...  
Les offrandes ne fonctionnent pas, quoi de plus normal, Harper n’est pas une déesse qu’on peut acheter, elle a un cœur, une tête, une cervelle, des sentiments. Elle est si parfaite. Si fort et déterminée. C’est cette impression qui m’a gagné dès la toute première seconde où j’ai posé les yeux sur elle, et pas même une viennoiserie ou un café ne pourra la corrompre, non. Elle est trop forte pour ça, trop fière. Comme sa mère.
Merde, Eli, t’as aucun lien de sang avec cette jeune femme blonde et pourtant, tu te sens tellement connectée à elle. Un jour, faudrait-il sans doute que tu prennes contact avec sa mère biologique. Pour comprendre, pour saisir ces détails qui t'échappent. Mais une chose à la fois, un problème ne peut se résoudre avant que le précédent n’existe plus. Cesse de te précipiter, Eli, tente de bien faire les choses. Une fois, juste une fois, par pitié. Fais les choses dans l'ordre.
Essaie, ça ne doit pas être si difficile…

Alors, sentant tout de même de la fumée sortir de mes narines suite à une fureur complexe à dissimuler, je ne me dégonfle pas et poursuis sur ma glissante lancée:

Harper, ma chérie… J’ai besoin de t’annoncer la nouvelle, de vive voix. Je compte divorcer de ton père.

Heureusement que ce gobelet de carton m’offre une prise tremblante, et ils sont si solides, de nos jours, prêts à accepter tous nos traumas, tandis que mes doigts se serrent autour, m’y raccrochant, comme à la branche qui déterminerait la suite de mon existence.
Et ce silence.
Ma fille qui me tourne le dos tandis qu’elle se prépare un café, seule, envers et contre tout, ne comptant aucunement sur la présence ou l’aide d’autrui, farouchement indépendante, solide comme un roc tandis que je viens, une fois de plus, briser ses quelques certitudes familiales.
Dents mordillant ma lèvre inférieure, panique interne qu’il ne faut surtout pas laisser sortir, propos qui se veulent rassurants tandis que je baragouine, penaude, si incertaine, modèle qui a disparu depuis bien longtemps des écrans radars:

Dis quelque chose…

N’importe quoi, mon bébé Harper, exprime toi, telle la femme que tu es devenue et non l’enfant ô combien loin d’être docile que je ne peux prétendre connaître.
Insurge toi contre moi. Je promets de tout encaisser, de ne pas rechigner, d’absorber sans moufter.
Car je serais, éternellement, ton rempart contre le monde…

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Chez Harper Hartley, Monterey West, CA.

Fin Août 2024

- Maman… C’est Maman.

Je lève un sourcil en l'entendant me corriger sur la façon dont je l'appelle, avant de laisser échapper un ricanement amer, un son rauque, presque étranglé. "Maman" ? De quel droit me demande-t-elle de l'appeler ainsi ? J'ai passé la majeure partie de ma vie sans elle. Cette femme qui a disparu sans se retourner, laissant derrière elle un gouffre béant que personne n’a jamais vraiment comblé. J’ai grandi sans elle, j’ai appris à la haïr, à la rendre invisible dans chaque souvenir. Je ne la connais même pas, je ne sais presque rien d'elle, à part ce que papa a bien voulu me raconter. Et même cela restait superficiel, parce que je savais que mes questions le faisaient souffrir.

Pour moi, être appelé « maman » ou « papa » n’est pas une formalité, un simple mot échangé. C’est un titre qui se mérite, qui se gagne par des actes, par une présence indéfectible. Ces mots, si souvent banalisés, sont pour moi des piliers, des fondations. Si je suis la femme que je suis aujourd’hui, c’est parce que celui que j’appelle « papa » a su porter seul le poids de mes peines et de mes colères. Il m’a façonnée pour faire de moi une femme forte et indépendante, même s'il aurait sans doute préféré que je le sois un peu moins pour rester près de lui. J'ai trouvé un compromis en choisissant de vivre dans le même quartier.

Je mords l’intérieur de ma joue pour contenir les mots acérés qui me brûlent la gorge. Je sais que ma réaction serait cinglante, blessante. Et même si j'ai envie de la blesser, je refuse de devenir cette personne aigrie et cruelle. Papa ne m'a pas élevée ainsi. Je me tourne alors vers la cafetière et me prépare un café, ignorant celui qu'elle a apporté. Le murmure régulier de la machine remplit le silence oppressant, mais ne suffit pas à apaiser le chaos en moi. Les mains posées à plat sur le plan de travail, je finis par serrer les bords en l'entendant parler.

- Harper, ma chérie… J’ai besoin de t’annoncer la nouvelle, de vive voix. Je compte divorcer de ton père.

Récapitulons. Elle débarque chez moi à l'improviste juste pour m'annoncer une évidence ? Je ne comprends même pas pourquoi ce divorce n'a pas été prononcé plus tôt. C'est un mystère que papa ne l'ait pas fait le jour où elle est partie. La colère qui monte en moi n'a rien à voir avec ce divorce. Ils ne s'aiment plus, et j'ai surtout connu papa en tant qu'homme célibataire, pas marié.

À qui ?
À Casperette ?

Je ne les ai pratiquement jamais vus ensemble, donc ce divorce ne me touche absolument pas, contrairement à ce que d'autres enfants pourraient ressentir. Non. Ce qui me met en colère, c'est qu'elle soit venue pour ça. J’avais espéré, naïvement peut-être, qu’elle était venue pour autre chose. Pour s’expliquer enfin, pour m’offrir des réponses. Pour me dire pourquoi elle avait choisi de partir, pourquoi elle avait cru bon de m’adopter pour ensuite m’abandonner. Qu’elle cherchait un pardon.

Comme Saywer.

Je ne peux m'empêcher de les comparer. C'est plus fort que moi. Sawyer m'a obligée à l'écouter, elle m'a prouvé qu'elle tenait à moi. Eli… elle, elle a préféré rester en retrait, observer sans jamais intervenir. À aucun moment, elle n'a cherché à me confronter pour qu'on s'explique. Même si je refuse de l'admettre, ça me fait mal. J'ai cette impression amère qu'elle se fiche de moi, que ce divorce n'est pas seulement une séparation d'avec papa, mais aussi d'avec moi. Plus rien ne la rattachera à son ancienne vie. Elle pourra repartir d'où elle vient, libre. Oui, c'est sans doute pour ça qu'elle tient à me l'annoncer elle-même. Je lis entre les lignes : "Je divorce de ton père et je ne ferai plus partie de ta vie."

- Dis quelque chose…
- Te dire quoi ?! je rétorque en me retournant. Hm ? Que je suis surprise que toi et papa n'ayez pas divorcé plus tôt ? Tu n’aurais plus été enchaînée à un mari que tu as laissé derrière, et à une gosse que tu n’as jamais vraiment voulue, je commence, les yeux plantés dans les siens. Sérieusement, Eli, tu viens chez moi pour m'annoncer un truc qui ne me surprend même pas ?! Si vous aviez renouvelé vos vœux, là oui, j'aurais été choquée. Alors ne t'en fais pas ! J'ai bien compris le message. Tu veux retrouver ta liberté totale ! Eh bien, c'est parfait, je te libère aussi de ton rôle de mère. De toute façon, pour ce que tu en as fait…

Oublions l'idée de rester calme. Le barrage a cédé. Les années de silence et de souffrance refont surface, emportant tout sur leur passage. Il faut croire que j'avais besoin de vider mon sac, de lui faire comprendre que papa n'était pas le seul à avoir souffert de son départ. Moi aussi, j'ai été marquée. Elle m'a donné la bande-annonce de ce que notre vie à trois aurait pu être, avant d'annuler le film sans prévenir. Peu importe que cela brise le cœur d'une petite fille. Cette nuit-là, en la voyant partir, j'ai senti mon cœur se briser en mille morceaux. Je me suis demandé ce que j'avais pu faire de mal pour qu'elle m'abandonne. L'impression d'être une pestiférée, de ne pas être assez bien pour être aimée. Sans papa, je sais que j'aurais pu mal tourner.

- Tu me demandes de t'appeler "maman", mais d'où mérites-tu ce titre ? Ce n'est pas parce qu'un papier porte ta signature que ça fait de toi ma mère ! Je te déteste pour la façon dont tu m’as laissée, sans explications, sans même un regard en arrière. J'ai passé la majeure partie de ma vie sans toi, sans savoir si tu étais en vie, sans savoir si tu pensais un peu à moi ! T’as été cruelle ! Vous êtes venus me chercher à l'orphelinat pour me montrer ce que c'était d'avoir une famille, d'être aimée et choyée… pour ensuite tout réduire en cendres, sans aucune putain d'explication ! Tu m’as brisé, MAMAN, tu comprends ça ?! Je me suis retrouvée à pleurer dans mon lit, chaque nuit, à me demander ce que j’avais fait de mal pour que tu m’abandonnes. Je n’étais qu’une enfant, Eli ! Une enfant qui avait déjà trop perdu et que tu as brisée encore un peu plus ! je m'écrie, la gorge serrée.

Je revois cette petite fille de dix ans, pleurant toutes les larmes de son corps, se demandant si elle allait devoir retourner à l'orphelinat, si elle avait fait quelque chose de mal. C'est pour cette petite fille que j'ai besoin de réponses, que j'ai besoin de lui cracher ma haine au visage. Parce que cette petite fille, elle est toujours là, au fond de moi, et elle hurle sa douleur et sa rage contre la femme qui était censée la protéger de toutes les souffrances de la vie.

- Est-ce que tu t'es seulement demandé ce qui allait m'arriver ? Papa aurait très bien pu me renvoyer à l'orphelinat, m'abandonner à son tour. Il aurait pu me reprocher ton départ, sombrer dans l'alcool, en dépression ! Mais non, tu n'as pensé qu'à toi, sans jamais te soucier de moi ! Tu n'en avais rien à foutre de ce que j'allais devenir ! Putain, j’étais pas une poupée avec laquelle tu pouvais jouer à la maman et jeter quand l'envie te prenait ! Tu étais censée être ma mère… celle dont j'avais besoin lors de ma première peine de cœur, lors de mes premières règles… Celle avec qui j'aurais eu cette conversation gênante sur la contraception. Et pendant quinze ans, je n'ai eu aucune nouvelle de toi, juste cette fichue montre !

Je suis foutue.
Je voulais me montrer forte, froide, mettre de la distance dans mes émotions, mais j'ai échoué. La larme qui roule sur ma joue en est la preuve. Je l'efface d'un revers de main.

- Tu n'es même pas venue quand je me suis faite renversée. Papa, lui, a pris le premier avion pour me rejoindre à New York. Et toi, tu étais où, hein ? Qu'est-ce qui était plus important que moi ?

Je prends une grande inspiration et frotte mes yeux humides, passant une main nerveuse dans mes cheveux blonds, cherchant un semblant de contrôle et me mordant ma lèvre inférieure.

- Tu sais que j'ai retrouvé ma mère biologique ? Enfin, c’est plutôt elle qui m’a retrouvé. Elle, elle m'a abandonnée contre son gré. On m'a littéralement enlevée à elle. Toi, tu m’as abandonnée volontairement. Elle, elle m'a cherchée pendant des années, alors que toi, tu n'en avais rien à faire de moi. Je ne sais pas si c'est parce que je ne suis pas ta fille biologique, ou parce que je n'étais pas celle que tu voulais… Mais la vérité, c'est que tu ne m'as jamais aimée. Pas de façon inconditionnelle, dis-je presque dans un murmure, emportée par un sanglot.