2024. Cimetière. 18h.
 
Il n’était pas revenu ici depuis des années. Le cimetière de Monterey. Depuis son départ pour l’Europe exactement. Cet endroit était toujours empreint d’une vive émotion pour Kellen, il ne supportait pas d’y rester trop longtemps ni d’y venir trop régulièrement. Lorsqu’il était adolescent, il passait chaque semaine, raconter à son père ses exploits automobiles, ses passions, ses aventures avec les jeunes filles de Monterey... Et puis au fil des années, les visites s’étaient espacées. Il avait pris de la distance avec sa tristesse, sa colère et finalement ses souvenirs.

Dix ans. Dix longues années depuis son départ précipité pour poursuivre son rêve et toucher du doigt la carrière qu’il avait toujours espérée. Celle qui l'avait éloigné de sa ville natale, de ses amis, de sa famille, des souvenirs de son père mais également d'elle, Candice. Celle qu’il avait quitté pensant que rien n’était plus important que ses rêves.

Devant la tombe de son père, Kellen ne prête plus attention aux visiteurs derrière lui. Chacun est ici pour se recueillir, personne ne prête attention à la douleur des autres. Observant le nom de son père sur le granit, les tourments l’assaillent, se heurtent dans son esprit. Il se souvient de cette douleur aiguë qu'il a ressentie à quinze ans, lorsque son père est décédé. C'était un tournant dans sa vie, un événement qui a laissé une marque indélébile sur son cœur. Et aujourd'hui, à peine quelques mois après être revenu à Monterey, quelque chose l'a poussé à venir ici, se reconnecter avec son passé.

Alors qu'il se tient là, perdu dans ses pensées, prêt à prononcer les premiers mots adressés à son père depuis plus de dix ans (du moins ici), il entend des pas approcher. En levant les yeux, il voit une silhouette familière avancer lentement parmi les rangées de pierres tombales. Candice. Son cœur fait un bond dans sa poitrine. Elle est là, devant lui, après tout ce temps. Elle semble légèrement plus mature, mais ses yeux sont les mêmes, perçants et expressifs. Et il sait que la douleur qu’il ressent à cet instant n’est plus seulement la tristesse à la mémoire de son paternel.

C’est autre chose. Autre chose de bien plus douloureux.

« Candice » murmure-t-il finalement, ne sachant pas si la jeune femme l’a vu. Ici, personne ne prête attention aux autres. A part quand la femme qui marche à quelques mètres de vous a fait battre votre cœur pendant plus d’une décennie.

Un flot d’émotions l’envahit alors qu’il pose son regard dans celui de Candice. C’est comme si le temps s’était arrêté treize ans plus tôt. Elle n’a pas changé. Il lui suffit d’une seconde, d’un regard pour retrouver l’intensité des sentiments qu’il éprouvait pour elle lorsqu’il a quitté Monterey treize ans plus tôt. Treize longues années. Il sent son coeur s'animer et chaque souvenir qu'il avait tenté d'enterrer refait surface en un instant. Leurs souvenirs mais aussi les rêves qu'ils avaient construits ensemble, ceux qu'ils avaient commencé à imaginer... avant que Kellen ne décide de partir suivre ses propres rêves individuels.

Tout à coup, il se sent vulnérable, un sentiment qu'il n'avait pas ressenti depuis de longues années. Candice le regarde, et dans ses yeux, il voit une surprise qui le désarme.« Ke.. Kellen ? Qu'est-ce que tu fais ici ?  »  Des mots si simples, une simple question qui suffit à faire éclater sa petite bulle de protection. Parce qu'il est désormais de retour, ici, à Monterey, et qu'évidemment, son passé le rattrape. « A Monterey, je veux dire. » Il ravale difficilement sa salive. « Je suis revenu il y a quelques mois... » répond-il sans quitter son regard, un léger sourire sur le visage. Il a imaginé ce moment tant de fois, sans jamais être prêt à affronter la réalité de ce qu'il ressentirait en la revoyant. Et c’est déjà beaucoup à encaisser. Trop ? « Je suis revenu m’installer ici définitivement... La famille me manquait et j’avais besoin de retrouver... j’avais besoin de me retrouver ici » avoue-t-il finalement. Il sait que ce n’est qu’une partie de la vérité. Mais il n'ose pas tout dire. Dire qu'il n'est pas revenu seul sonne tout à coup comme une barrière infranchissable.

« Je ne pensais pas qu'on se reverrait ici... pour la première fois après... si longtemps » Il jette un regard autour d'eux pour désigner les environs, un demi-sourire amusé sur son visage. Pourtant, il sent le malaise qui s'installe. Cette rencontre aurait pu être simple, des retrouvailles entre deux ex qui se se sont aimés et qui désormais peuvent devenir... amis ? Mais étrangement, il sent que les événements n'iront pas en ce sens. Parce qu'il est parti. Parce qu'il l'a quitté. Parce qu'il n'a jamais repris contact. Et qu'actuellement, là encore, maintenant, il lui ment sur son présent.

« Tu viens voir ton père toi aussi ? »

Il cherche juste le moment, les mots, la force de faire face aux conséquences de son passé, et de son présent.

Il le sent à son regard, à la tension qui émane de chaque fibre de son corps, à cette distance qu’elle impose entre eux, comme une barrière invisible et impénétrable. Candice n’a rien oublié. Pas un seul instant. Les années qu’ils ont traversées, les blessures qu’il a infligées, le vide qu’il a laissé derrière lui, tout est encore là. Elle n’a pas oublié son départ brutal ni le silence assourdissant qu’il a imposé en quittant Monterey. Il le sent dans la froideur de son regard, dans la raideur de ses gestes, dans cette manière qu’elle a de garder ses distances. Et il comprend. Il comprend qu’il n’est pas le bienvenu. Pourtant, malgré cette évidence, quelque chose en lui le pousse à continuer, à ne pas abandonner. Tenter de faire une petite percée dans les barrières que Candice a construites. Ici, maintenant, une occasion après tant d’années de se parler.

Mais il est déstabilisé. Lui, habituellement si réfléchi, si maître de ses émotions, se trouve à court de mots. Il ne sait pas comment entamer une discussion digne de ce nom. Alors, il pose des questions stupides, maladroites. Si elle vient voir son père... C’est la seule chose qui lui est venue à l’esprit, bien qu’évidente, presque ridicule. « Je comprends oui... Désolé, la question était... bête. » Il est obligé de l’admettre, et un très léger sourire se dessine aux coins de ses lèvres, un sourire qui trahit une certaine gêne mais aussi sa sincérité. C’est un sourire de désolé, un mélange d’excuses et de demandes de pardon. Pour ça et pour le reste.

Il la regarde vérifier sa montre, ajuster ses cheveux. Il reconnaît ces gestes, ces petites habitudes qu'elle a lorsqu'elle se sent mal à l'aise ou anxieuse. Il sent une boule se former dans sa gorge. Elle veut couper court à cette discussion. Il sait qu'il doit dire quelque chose, qu’il ne peut pas la laisser partir sans essayer de faire un pas vers elle. « Je comprends si tu dois y aller » dit-il doucement, ses yeux cherchant encore une fois les siens. « Je ne veux pas te déranger, je voulais juste... je sais pas, je pense, je pensais qu’on pourrait discuter. » Il fait un pas en avant vers elle, pour ne pas avoir à parler trop fort au milieu de ce lieu si silencieux.

« Candice... » commence-t-il doucement, cherchant à capter son attention avant qu'elle ne disparaisse complètement. « Je sais que c’est étrange de se revoir... Surtout ici... Mais je pense qu’on pourrait discuter, non ? » Il la regarde, tentant de lire dans ses yeux, mais elle reste fermée, illisible, comme elle l’a souvent été par le passé. Il hésite, cherchant les bons mots. « On pourrait se croiser après... ta garde ? » Sa voix trahit une légère appréhension, comme s’il craignait déjà le rejet. Il sait qu’il s’avance sur un terrain glissant, mais il ne peut pas s’empêcher de tenter, de chercher un moyen de prolonger cet échange. « J’aimerais bien discuter, savoir comment tu vas, ce que tu deviens... »

Il sent bien que les choses vont être plus difficiles que prévues, il voit le mur qui se dresse entre eux, encore plus haut avec chaque mot que Candice prononce. Elle est loin, inaccessible, et il comprend vite qu'elle ne vas pas lui faciliter la tâche. Elle ne veut pas lui parler. Le combat semble perdu d'avance, et il ferait mieux de faire demi-tour, de retourner près de son père, s'expliquer avec lui plutôt qu'avec elle. Les choses seraient bien plus simples. Mais il n'arrive pas à se résigner. Il ne peut pas partir sans essayer de réparer une partie de ce qu’il a cassé. D'habitude, il sait pourtant quand laisser les choses couler, mais cette fois, il semble plus déterminé. Du moins pour quelques minutes encore.

Il prend une grande inspiration, essayant de garder son calme malgré le nœud qui se forme dans sa gorge. Il ne veut pas la brusquer, mais il ne peut pas non plus la laisser croire qu'il est ici pour la blesser ou qu'ils n'ont effectivement plus rien à se dire. C'est si faux. « C'est faux, tu le sais, on a plein de choses à se dire... » Il marque une pause, ses yeux cherchant un instant de connexion dans le regard dur de Candice. Mais il n'y voit rien d'autre que de la rancoeur. « Je comprends que tu ne veuilles plus rien avoir à faire avec moi. Je t'ai fait du mal, je le sais... et franchement, je le regrette. » C'est même peu dire. Il sait qu'il s’aventure sur un terrain glissant, mais il sait aussi qu'il a besoin de le dire. Pour avancer. « Je suis revenu ici pour de bon, on ne va pas faire comme si on ne se connaissait pas... » C'est plus une question qu'une affirmation, car à regarder le visage de Candice, il sent plutôt qu'elle penche pour l'option numéro 1. Ne plus se connaître.

Il hésite un instant, cherchant ses mots, conscient que chaque phrase mal placée risque de la faire reculer encore plus. Il la connaît assez bien pour savoir qu’elle est sur la défensive, que la moindre tentative de rapprochement peut la faire se fermer davantage. Alors il opte pour l'honnêteté. « Ca fait bientôt dix ans Candice, je pensais qu'on... » commence-t-il doucement, sa voix plus posée, plus calme. « bon honnêtement, je pensais pas qu'on se recroiserait comme ça, ici, et si vite... J'avais pas tout réfléchi j'avoue... » Il marque une pause, un léger sourire se dessinant sur ses lèvres. Clairement, il n'avait pas imaginé se retrouver dans un cimetière. « Mais je me dis qu'on peut essayer de se parler comme avant, non ? »