« La réussite appartient à tout le monde. C'est au travail d'équipe qu'en revient le mérite. »

ft  @Charles Pixley    

08h43.

L’harmonie.
Le silence.
La concentration.
L’apaisement.

Tant de sensations qui me gagnent, tandis que je me sens flotter dans l’espace, que je peux presque prétendre quitter mon corps. L’impression de me transcender, de quitter mon statut misérable de simple être humain afin de côtoyer les cieux et les dieux indécis. Mon buste est courbé dans une position loin d’être inconfortable, mes cheveux attachés en un solide chignon, ma blouse manches courtes m’assure une aisance et une praticité dans chacun de mes mouvements. Je suis en pleine opération, une tâche délicate qui nécessite une précision inhumaine, mille précautions doivent être prises et aucune erreur de parcours n’est acceptable.

Cette montre est décharnée.
Privée de sa beauté, complètement disloquée. Son mécanisme à l’air libre, chaque minuscule pièce qui la compose est posée sur le côté, sur un bout de tissu propre, sur ma table à la propreté clinique. Acte hautement symbolique, presque religieux, je m’apprête à transformer une pièce lambda en véritable joyau qui pourra s’arracher à prix d’or. Loin d’être prétentieuse, l’expérience m’a apporté ce confort de certitude, ce sixième sens concernant les arnaques à venir.
Et dire que je transgresse mes propres promesses, en m’enfonçant toujours plus loin dans l’illégalité entre les murs d’une boutique tout ce qu’il y a de respectable.
Harnor était mon espoir personnel de repartir à zéro. En fondant cette marque de montres, j’avais l’intention de devenir une femme d’affaires respectée et respectable, souhaitant me diriger vers une voie plus tranquille, loin de tous les fracas d’une vie d’hors la loi.
Mais on dirait bien que chasser ses vieux démons n’est pas une chose aussi aisée qu’on pourrait le prétendre.
La dualité s’équilibre, tandis que j’ai découvert en Charles un collaborateur de confiance. Apaisant, calme et maîtrisé, les non dits n’ont pas leur place dans notre relation professionnelle, bien au contraire. C’est sur la transparence de mes activités et la communication sans faille que repose notre formidable dynamique. Cette dernière me convient, mieux, elle m’épanouit. Je n’ai pas à enfiler un masque hypocrite chaque matin, je n’ai pas à travestir mes véritables intentions, Charles est au courant de chacun de mes travers, semble composer avec.
Et ainsi va la vie.

En cette heure plus que matinale, nous avons beaucoup à faire. J’ai confié l’inventaire à un Charles appliqué et volontaire, tandis que je m’occupe de l’opération à cœur ouvert d’une babiole qui ne tardera pas à resplendir. L’objet de ma future transaction est mon trésor le temps d’une poignée d’heures, qui sera vendu contre une forte somme d’argent, fonds nécessaires afin de mener à bien un projet personnel d’une importance capitale. C’est une ambition que je garde secrète pour le moment mais pour laquelle je me donne corps et âme, c’est le moins qu’on puisse dire. Aucun mot n’a été échangé depuis les salutations d’usage et l’explication des tâches incombées à Charles, nous sommes absorbés, plongés dans nos missions respectives et demandant notre entière dévotion.

Et soudain, transperçant le réconfortant silence de notre bulle privative, le bruit de la sonnette de la porte d’entrée se fait entendre.
Étrange.

Fronçant des sourcils sans pour autant relever la tête, je marmonne, à peine audible, suffisamment pour l’oreille attentive de mon collaborateur:

Charles… Aurais-tu l’obligeance d’aller voir qui nous dérange en plein travail?

Je ne bouge pas d’un millimètre tandis que mes lunettes glissent lentement sur mon nez, je peux sentir quelques gouttes de transpiration couler le long de mes tempes, réaction corporelle suite à une tension qui s’intensifie sur mes épaules.

Ou serait-ce seulement mon corps qui trahirait mon angoisse inconsciente?
Car je sais qui se tient derrière la porte.
Ou plutôt, j’espère me tromper, oui, je l’espère sincèrement…