Je m’installe dans ce café où j’attends Patrick, un enseignant de l’école élémentaire avec lequel je travaille depuis que je suis revenu à Monterey. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises, soit dans son établissement, soit dans le mien et cette fois je lui ai proposé que nous nous retrouvions dans ce café. Tout d’abord, car dans nos établissements respectifs, il n’y a pas de café digne de ce nom, voir pas de café du tout et ensuite parce qu’à chaque fois que nous nous sommes vus cette année, nous n’avons finalement pas seulement parler de la liaison entre nos écoles pour les élèves mais de plusieurs autres sujets, ce qui faisait qu’à chaque fois, nos réunions duraient dans le temps et on sentait que ça ne plaisait pas vraiment aux femmes de ménage qui attendaient pour rentrer chez elle. Donc au moins cette fois, on ne les dérangera pas.

Je dois reconnaître que j’apprécie vraiment discuter avec Patrick. Bien évidemment, jusqu’à présent, même si nous avons beaucoup discuté, nous ne sommes jamais entrer dans nos vies personnelles respectivement, mais j’avoue que ce soir, j’aimerai bien en savoir un peu plus. Ce n’est pas de la curiosité malsaine, simplement je sens qu’on s’entend bien tous les deux, qu’on est sur la même longueur donc je me dis pourquoi pas m’en faire un ami. On ne peut pas dire qu’avec la vie que j’ai mené ces treize dernières années, j’ai vraiment eu le temps de me faire des amis, donc ça me plairait bien. Il y a déjà William avec qui j’ai sympathisé un soir dans un bar devant un match de football, enfin je crois que c’était du football américain mais même si on s’entend bien, j’ai la sensation qu’avec Patrick nous avons plus en commun.

Je suis entrain de corriger quelques évaluations que j’ai apporté en l’attendant quand la serveuse m’apporte mon café, je la remercie et je jette un nouveau coup d’œil à mon téléphone. J’attends un message de Joanne, et je me demande s’il va finir par arriver. J’ai réellement besoin d’elle. Je sais qu’après ce que je lui ai balancé, elle aurait toutes les raisons de refuser mais je ne me sens pas le courage d’affronter cette nouvelle épreuve seul. Malheureusement, elle ne m’a toujours pas répondu. Je range alors mon téléphone, et je prends une gorgée de mon café en essayant de ne pas en mettre sur mes copies, lorsque j’aperçois Patrick. Je lui fais alors un signe de la main avant de le saluer :

Bonjour Patrick… comment vas-tu ?

Congédié par ses pairs, renié par sa famille, le professeur avait largué les amarres, brisé les attaches qui le relient à l’ancien continent. Longtemps solitaire sur le sol étranger, Patrick n’a pas vraiment cherché à se faire d'amis lorsqu’il est arrivé. Abandonné, n’ayant donc aucune sphère privée, relations familiales, amoureuses ou amicales, sa vie tournait autour de sa seule et unique  classe, de ses élèves, qui, malgré eux, étaient les uniques personnes qu’il côtoyait.

Aujourd’hui encore et ce malgré les huit années déjà écoulées, Patrick a toujours ce vieux réflexe depuis lors hérité. De ne pas chercher de compagnie, même si bien sûr il interagit. Avec ses collègues en particulier. La directrice était de loin celle avec qui il préfère discuter, et s’il ne lui a jamais avoué, Pat’ voit en elle une madone, un ange venu du ciel qui prend soin des ouailles qui lui sont religieusement confiées. Elle l’a également sauvé, en lui offrant un poste sans lorgner sur son passé. Instituteur. Ce n’est pourtant pas de ce dont il a rêvé et s’était senti comme mit au placard, rétrogradé… mais contre toute attente, Monsieur Smith, avait fini par adopter la petite communauté.

Durant cette période, avant les fameuses vacances d’été, Patrick avait à cœur de préparer ses petits protégés, de démystifier la non moins fameuse high school qu’ils devraient un jour intégrer. Il avait donc pris contact avec un professeur de maths, (existe-t-il une autre matière franchement ???) qui intervenait dans sa classe et répondait à toutes les questions posées. Les petites mains se levaient d’abord timidement, puis les interrogations pleuvaient, fusaient, comme si le prof devant-eux pouvait prédire leurs futures scolarités. Fier d’un tel succès, l’instit emmenait alors la troupe complète dans les locaux de l’intéressé. Pat’ était assez satisfait de l’avoir trouvé. Les deux collègues avaient presque le même âge, la même situation familiale et surtout ce même amour des chiffres, qu’hormis quelques passionnés, personne ne comprenait !

Ceci-dit, même s’ils discutaient longuement quand les gamins avaient disparu, leur relation n’avait jamais dépassé le stade professionnel. Sans doute que la réserve naturelle de Patrick l’en empêchait ?! De plus Monsieur Smith voulait cacher cette face sombre de lui, celle qui apparaît lorsque la journée est terminée. Il s’est scrupuleusement interrogé quand Eliott Blackwood l’a contacté. Pour prendre un café ?!

Voulait-il mettre un terme à leur collaboration, ou au contraire en apprendre plus sur qui il était ?

Pour trancher il devait se rendre au Andy’s coffee. Avec une pointe de fébrilité, tant il n’est plus habitué de partager des moments conviviaux, il arpente donc les rue de l’ouest d’où il reconnaît certaines enseignes… des bars pour tout avouer !
Au loin Eliott attablé, lui fait signe devant un gros paquet de copies. Malgré lui il sourit, l’envie même avec au fond d’lui, une légère pointe de jalousie. Son programme s’arrête aux divisions euclidiennes, autant dire que son esprit analytique n’était d’aucune manière nourrit !

- Ca va, et toi ? Lui répond-t-il en louchant sur le tas de feuilles noircies. N’me dit pas que tu as besoin d’aide pour corriger ? Plaisante-t-il en levant son bras pour commander lui aussi… un café !

Il est vrai que d’habitude, avec Patrick, nous nous retrouvons soit dans son établissement, soit dans le mien, mais pour cette dernière réunion de l’année, je lui ai proposé que l’on se retrouve dans ce café. Je suis persuadé que Patrick est un mec qui mérite à être connu, et malheureusement, nous restons beaucoup trop formel lorsque nous sommes dans les établissements scolaires, alors j’ai pensé qu’il serait sans doute plus facile de discuter d’autre chose que des élèves en étant dans un lieu qui n’a aucun rapport avec l’éducation des enfants. Lorsqu’il arrive, je le salue immédiatement et il ne peut s’empêcher de faire une remarque sur le paquet de copies que j’ai amené avec moi. Il s’assied en face de moi, le serveur lui apporte son café et je lui réponds alors :

Ça va aussi merci…

Ce n’est pas tout à fait vrai, je viens encore de vérifier mon téléphone pour voir si Joanne avait répondu à mon sms, mais je n’ai clairement pas envie de l’ennuyer avec cela. J’ai souhaité que l’on s’éloigne de nos établissements respectifs pour que l’on tente de se connaître davantage, pas pour lui déballer tous mes problèmes. De toute façon soyons honnête si je faisais cela, il nous faudrait la nuit entière et je suis persuadé que le café nous mettrait à la porte bien avant cela. J’ajoute rapidement pour répondre à sa plaisanterie :

Oh bah tu sais… si tu veux les corriger, je te les laisse… non je plaisante, t’inquiètes !!

Je sais que nous allons devoir évoquer certains élèves qui pourraient avoir des difficultés en quittant son école pour venir dans la mienne, mais je veux d’abord lui expliquer les raisons de notre présence ici :

J’espère que cela ne te dérange pas que l’on fasse ça ici… je me suis dit que ce serait plus sympa… enfin, c’est vrai, ce n’est pas toujours simple d’évoquer les difficultés des élèves donc autant faire cela dans un endroit plus convivial que nos classes qui sont très mal isolées et beaucoup trop chaudes à cette période… j’espère que ça te va…

Pat’ avait l’habitude de fréquenter d’autres collègues, dans cette petite bulle commune, que l’on nomme habituellement "établissement". Ça l’faisait marrer l’instit, que l’on colle ce genre d’étiquette, à toutes les institutions, comme si chaque établissement, scolaire, médical ou pénitentiaire avait le même mode de fonctionnement. Que tous ces fonctionnaires avaient les mêmes discussions…
Toujours est-il qu’il reste là, les bras croisés, en se demandant pourquoi ils ont quitté ce fameux établissement. Outre le superficiel, ça va, ouais et toi, Patrick réfléchi les yeux rivés sur son café, noir comme ses idées, évite de soupirer tant il est en terrain inconnu et s’accoude finalement pour en boire une gorgée. La grimace est-elle presque instantanée… La caféine ne remplace en rien l’éthanol d’un gin bien frappé…

- Super !

Qu’il lâche, mi interrogatif, mi dubitatif, car de toute évidence Eliott ne dit pas la vérité. Il a bien vu le regard qu’il juge plus ou moins désespéré, vers le téléphone apparemment muet. Bien entendu, son confrère l’a posé sagement sur la table, face retournée, pour, croit-il, ne plus y songer. Ou ne pas lui accorder le crédit dont il est lui-même floué ! Ce doit être une femme, se dit Patrick qui de fil en aiguille, à partir d’un seul et unique détail, bâti des suppositions. Ça aussi ça l’fait marrer… qu’on puisse attendre un appel, un signe, qui ne vient jamais. Oui rire… à défaut d’en pleurer !

- Je n’te l’ai jamais dit… mais j’ai enseigné à l’université…

Patrick évitait toujours le sujet, comme si le simple fait d’en parler pouvait réveiller les plaies béantes, qui ne cherche qu’un prétexte pour s’exprimer ! Alors il s’empresse d’orienter la conversation ailleurs, loin de Londres, de son ancien statut de professeur, et surtout de l'ancienne étudiante pour qui son cœur bat encore…

- Dis-moi Eliott… t’as vraiment envie qu’on parle des gamins… Tu sais j’les aime bien… mais là j'ai vraiment envie d’penser à autre chose ! Pat’ esquisse un sourire badin. Toi aussi j’en suis certain, voilà c’que j’te propose ! Tu ranges tes copies, tes crayons, moi j’vais nous reprendre la même chose… Il se lève l’instant d’après, se dirige vers le bar d’un pas pressé puis, scrute la carte les yeux plissés jusqu’à s’illuminer. Alléluia ! Ils servent des Irish coffee…