Maman ?

J’entends la voix de Benjamin, dans mon dos, tandis que je prépare une tarte aux pommes pour le goûter des garçons. Cela fait quelques jours que Samuel me demande son dessert préféré mais je n’avais, dès lors, pas vraiment eu l’occasion de m’y mettre. Ce soir, je m’absente, laissant à mon aîné le soin de s’occuper de son petit frère pour quelques heures. Je retrouve mes frères en ville pour une partie de billard. Ou deux, va savoir combien de temps ça va durer, exactement. Et si les bières vont plutôt s’enchainer, à l’annonce que j’ai à leur faire. Le secret à bien trop duré. Je ne peux pas leur mentir plus longtemps. Ils doivent savoir. Ils sont en droit de le savoir, oui. Je pensais leur dire à Noël, mais maman s’était donné du mal avec la dinde, et tout le reste. Nos parents se sont déplacé de San Fransisco exprès pour me ménager, je n’ai pas voulu plomber l’ambiance en leur apprenant que la femme qui a brisé toute notre famille en nous arrachant l’un des nôtres, s’était réveillée quelques semaines plus tôt. Depuis fin octobre, je vis avec ce poids sur les épaules, et franchement c’est terrible. C’est une plaie ouverte, constamment, qui ne se referme pas et qui est extrêmement douloureuse. Si seulement, elle savait le mal qu’elle nous a fait et qu’elle continue à nous faire… Parfois, l’idée de… quitter ce monde me passe par la tête, quelques secondes à peine, tant la douleur et son absence me pèse mais j’ai encore deux garçons. Deux fils qui ont besoin de moi, et pour eux, je surmonterai tous les obstacles, aussi difficiles soient-ils.

Oui mon chéri ?

Il semble embêter, se tortille les doigts dans tous les sens.

Je t’ai… je t’ai entendu parler… à cet homme… l’autre jour. Alors c’est vrai, elle s’est réveillée… ?

Je déglutis, laisse tomber ce que j’avais dans les mains, et réagit seulement quand le saladier fait un bruit de fracas lorsqu’il éclate au sol. Il n’aurait pas dû entendre cette conversation, que j’ai eue avec Nyls. Enfin, conversation… J’ai surtout hurlé, deux ou trois fois. Je ne me rappelle plus trop ce que j’ai balancé mais c’était pas gentil, ça je le sais. Plusieurs fois Nyls Norwood a essayé de me contacter, pour qu’on puisse parler de tout ceci mais j’ai ignoré ses appels, autant que j’ai pu, jusqu’à, il y a quelques jours où je lui ai demandé d’arrêter de m’appeler parce rien ne changera ce qui s’est passé Il m’a menti, il m’a caché la vérité et je suis tellement en colère. Le pire, c’est que je ne suis pas juste en colère après lui. Je suis très très en colère après moi, parce que j’éprouve des choses à son égard. Des choses que je ne devrais pas et c’est ce qui me fait encore plus mal… Il aurait pu me dire la vérité, dès le début, mais non, pendant un peu plus de deux ans de thérapie, il savait et il a préféré garder le silence…

Je ne cherche pas à mentir à mon fils aîné. Il est actuellement en droit de savoir ce qu’il en est de toute cette histoire. Je sais que ça va le faire souffrir mais il est assez grand pour comprendre. Et après un long câlin de réconfort, et quelques recommandations, bien entendu, je quitte la maison et rejoins ma fratrie au centre-ville à l’aide d’un taxi. Quand ce dernier arrive devant l’établissement, les frères m’attendent déjà. Forcément y’a que les filles qui trainent mais j’ai des circonstances atténuantes; pour une fois, discuter avec mon adolescent rebelle en permanence, nous a fait du bien. Les cœurs se sont apaisés, d’une certaine manière, parce qu’on vient d’ouvrir d’autres blessures, en même temps…

Vous ne m'attendiez pas depuis longtemps, quand- même  ? On avait dis 20h et il est…

Regardant ma montre

… exactement 20h04 !

J’deviens bonne, en taxi en plus!

Je suis à l’heure. Pour une fois. Mais souvent, si je suis en retard, c’est parce que je dépends beaucoup des taxis même en m’y prenant d’avance. Je n’ai pas encore terminé mes pratiques pour la conduite et ce n’est pas pour rien, si j'éprouve de la difficulté sur la route. Avant l’accident de Samara, je n’avais jamais ressenti le besoin d’avoir une voiture, j’arpentais les rues de Monterey, soit à pied, soit en transport en commun avec les enfants. Ils ont toujours adoré ça et je peux le voir aujourd’hui avec Ben qui part souvent très tôt le matin, avec de bonnes chaussures aux pieds pour se rendre à l’école. Et j’adore marcher, de mon côté. ça me permet de réfléchir, et de me défouler si j’en ressens le besoin.

Du coup, ce soir, je n’avais pas envie d’être en retard pour retrouver mes frères au bar. Si dire la vérité à mon fils concernant tous les événements qui entourent l’accident de Samara survenu six ans plus tôt a été évidemment très éprouvant, je n’ose imaginer, l’impact que cela aura sur Jey et Estéban. Mon petit frère, le dernier, vit avec nous depuis un moment déjà. Il sait comment ça marche à la maison et je suis sûre qu’il y a des choses qu’il a déjà entendu et dont il ne parle pas, pour question de respect. Je le connais assez bien, à ce niveau. Tout comme Jey d’ailleurs, qui garde tout au fond de lui, ce qui lui donne l’apparence d’une personne qui est capable de gérer les émotions qu’il ressent. Est-ce le cas ? C’est difficile à dire, en vrai.

Mais ce soir, je suis prête à tout leur dire. Du début à la fin. Du réveil de Sylvia, à mes sentiments pour son mari, qui n’est autre que mon psy. Ouais, ce soir, Shelby n’aura aucun filtre, parce que mes Clarke se serrent les coudes, parce que les Clarke sont là pour se soutenir les uns les autres et aujourd’hui, j’ai besoin d’eux, plus que jamais. J’entoure mes bras, autour d’Esteban en souriant. Une simple accolade, qui m'aide à me sentir mieux. Comme toujours. Ravie d’être arrivée au bon moment, ça m’évitera une énième vanne sur le retard que j’aurais pu avoir, ceci dit. L’étreinte suivante m’est tout autant bénéfique que la première, Jey m’aide ensuite à retirer ma veste. Bien que je ne sois pas à l’aise avec les applications telles que TikTok ou Instagram, je suivais tout de même mon potichat, sur internet. Fière comme pas permi, tout sourire, je réponds à Jey tout en regardant Estéban :

Ouais, je suis ça de près. Ton autographe va falloir une petite fortune un jour, t’as pas envie de me signer mon t-shirt ?

Je dis, en tirant légèrement dessus. Sait-on jamais que je deviendrai riche un jour ? Blague à part, je me sens moins à l’aise à la question de JeyJey On ne peut pas dire que j’aille bien. Ce serait même le contraire. Terriblement le contraire et lire dans ses yeux une inquiétude commune de celle de ma propre mère, je soupire, et lance en voyant le serveur s’approcher :

Une tournée de bière, les garçons ?

Après, on parlera. D’abord on s’en jette une et ensuite je serais prête à tout balancer, telle une bombe nucléaire.

Je me sens presque soulagée quand Estéban interroge Jeyjey au sujet de son voyage à New York. Au moins, je ne me sens pas sous pression, parce que je vais devoir leur dire ce qui ne va pas et ça changera le cours de notre soirée. Ce qui semble devenir une sortie sous le signe du bonheur, j’ai peur de tout gâcher avec mes problèmes. Des problèmes qui concernent toute notre famille je le sais. Samara n’était pas seulement ma fille, elle était une nièce pour mes frères, parfois un peu plus, une petite fille pour mes parents et une amie pour plusieurs de ses camarades d’école. La chance de voir ma fille grandir s’est envolée, la nuit où Sylvia Norwood a décidé de prendre le volant et de conduire ivre en sachant bien les risques qu’elle encourait. A t-elle entendu une voix dans sa tête qui lui disait qu’elle prenait la mauvaise décision ? Peut-être l’a t-elle entendue mais n’a pas voulu l’écouter. Quoi qu’il en soit, elle a brisé plusieurs vies et rien ne pourra redevenir comme avant. Et aujourd’hui, elle est réveillée, elle profite d’une seconde chance, celle que ma fille de quatorze ans n’aura jamais ! Et pourquoi ? Si seulement on avait les réponses…

Les bières arrivent, Jey nous raconte un peu ce qu’il a fait mais je le sens quelque peu distrait. On dirait qu’il n’est pas vraiment avec nous. Ou alors, lui aussi aurait quelque chose à nous dire ? Je fronce les sourcils, tiens mon verre entre les doigts et regarde mes frères à tour de rôle.

Je ne suis jamais allée à New York, tu vois… J’espère que t’as fait une tonne de photos, pour faire profiter ta famille, au moins ?

Et puis, voilà la tête que j’attendais. Celle qui me prouve qu’il veut dire quelque chose, que c’est sur le bout de sa langue. Quelque peu mal à l’aise, sa main passe sur sa nuque et en regardant Estéban, je lui donne un coup de coude pour qu’il s’intéresse au comportement de son aîné. Jeyjey ouvre la bouche et je suis, limite, pendue à ses lèvres. J’étire un grand sourire quand il prononce le prénom d’une certaine jeune fille… Maria… Je me redresse sur mon siège, comme un “i” et je viens poser ma main sur celle de mon petit frère

Tu rigoles j’espère ? Bien sûr qu’on… (Tout en regardant Esté)... qu’on veut… Raconte nous tout. C’est qui, cette Maria ?

Et bien en voilà un sujet intéressant. Si elle est importante aux yeux de mon frère, alors, elle le sera tout autant pour moi. Enfin… j’espère… J’suis pas une grande sœur chiante, donc, ça va.