" Guérir, parfois. Soulager, souvent. Consoler, toujours. "
with @Isaac Ashton & @Joanne Prescott  
25 Juillet 2024, Monterey, CA.

Alba a besoin d’aide. Indéniablement.

Et admettre cette situation n’est pas un échec, en tout cas, c’est ce que je me répète en boucle, tandis que je conduis prudemment le véhicule familial afin d’amener ma fille a un rendez-vous chez le meilleur psychologue pour enfants de Monterey. Un contact que j’ai obtenu grâce à plusieurs recherches, combinées à une conversation avec une ancienne collègue de l’hôpital où je travaillais. Des semaines que je réfléchis à cette option afin de décanter une situation conflictuelle qui pèse atrocement sur mon moral déjà fortement mis à mal. J’ai réalisé, il y a fort longtemps, que je n’avais pas les armes afin de mener cette guerre. Désemparée, j’ai refusé d’admettre qu’aucune solution n’existait, j’ai cherché, j’ai réfléchi, je me suis questionné. À de nombreuses reprises, j’ai émis l’hypothèse de demander son avis à Eliott. Après tout, c'est son père! Qui n’a jamais connu son enfant, qui n’a jamais participé à son éducation. Soucieuse d’arranger les choses de la plus logique et agréable des manières, j’ai donc fini par résoudre cette énigme seule et c’est le cœur lourd mais l’esprit focalisé sur cette énième rencontre que je finis par me garer sur le parking du centre. Comme à mon habitude, je souhaite une bonne session à Alba, qui se contente de me claquer la porte arrière de la voiture au nez. Sympathique, dis donc. Attrapant un magazine, je patiente comme je peux, en profitant pour passer un coup de fil à Ruby, ma meilleure amie, qui garde Henry, mon bébé de quelques jours à peine. Quitter son enfant si jeune et si tôt n’est pas acceptable selon certains, mais je me devais d’être là. Je ne peux pas abandonner Alba, je dois la soutenir, sinon, quelle mère serais-je en train de devenir? Exactement celle qu’elle doit dépeindre à son psychologue, au même instant où je me pose ces inlassables questions…?
L’attente est insupportable, je dois faire quelque chose. Agir. Ne plus laisser ce flot incessant de questions me tourmenter davantage.
Alors, je finis par sortir à mon tour de la voiture, refuge au sein duquel je m’étais promis de toujours patienter jusqu’à la fin de sa séance. Retrouvant le bureau de son psychologue, essoufflée car ayant préféré utiliser les escaliers plutôt que l'ascenseur (c’est une longue histoire), je tombe presque nez à nez avec ce spécialiste qui congédie poliment ma fille.
Alba ne se donne même pas la peine de me dire au revoir tandis que la maman de Shelley, sa coéquipière dans l’équipe de basket du collège, est censée la récupérer en bas de l’immeuble. Elle m’avait prévenu, bien entendu, mais ce silence entre nous… Il est terrifiant, je ne peux plus le supporter. Plantant mon regard dans celui du docteur… Ashton, me semble-t-il, je lui confie ces mots désordonnés:

Je… Docteur, je sais que… Le secret médical, ce… Mais…

Joanne, enfin! Tu es une adulte responsable, tu sais ce dont tu as besoin et tu ne dois pas te sentir honteuse de le réclamer! Me redressant, je presse mon sac à main contre ma poitrine et ajoute, d’une voix plus assurée:

Nous devons parler d’Alba. Seul à seul.

Sans lui laisser l’ombre d’un choix, je passe devant lui et m’installe sur une des chaises installées face à son bureau. J’ai besoin de réponses que seul ce spécialiste peut me fournir…

" Guérir, parfois. Soulager, souvent. Consoler, toujours. "
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25 Juillet 2024, Monterey, CA.

Mon bureau n’a jamais été vraiment austère. J’ai toujours fait en sorte qu’il soit une bulle hors du temps pour les enfants. Alors, il n’y a pas de diplôme de doctorat en psychiatrie affiché. Aucun bouquin de médecine qui trône dans la pièce pour laisser le sentiment d’être un bon docteur. Aucune peinture à des dizaines de milliers d’euros. Mon bureau ressemble à une salle de jeux. Il y en a pour tous les âges, et en général, je ne donne aucune indication à l’enfant, c’est lui qui doit déterminer où se déroulera la séance. Il y a bien un bureau dans un coin de la pièce, où j’exécute mon travail administratif, mais le reste est fait pour que chaque enfant se sente à son aise. Des photos de mes enfants trônent sur mon bureau, parfois, certains petits curieux me posent des questions, et je ne leur cache rien. C’est une relation de confiance qui s’installe avec chacun d’entre eux. Parfois, je leur confie que moi aussi j’ai consulté quand j’étais enfant, parce que moi aussi j’avais eu des choses à exprimer. Tout patient est différent, même lorsque je fais les mêmes diagnostics. Ils ont chacun une spécificité et mon rôle est juste de les aider. C’était les vacances scolaires, et ces jours-ci, j’enchainais les rendez-vous, parce que les enfants étaient de ce fait plus disponibles sauf pour ceux qui allaient en Summer Camps. Parmi ces patients, j’avais rencontré Alba aujourd’hui. Une jeune fille qui avait vécu pas mal d’événements perturbants. A commencer par le fait d’avoir grandi sans son père, élevée par sa mère qui venait de donner naissance à un autre enfant treize ans après sa naissance. Clairement, elle faisait face à un sentiment de nouvel abandon. Et puis, l’adolescence pointait le bout de son nez et c’était toujours une épreuve dans une relation avec le parent responsable de l’éducation. Alba était une enfant étonnante et sur certaines façons de voir les choses, elle me rappelait Jake et me faisait sourire à cette éventualité. Parfois, mon métier me plongeait dans une sorte de nostalgie notoire, que je ne savais pas vraiment maitriser, parce que je souhaitais presque retrouver mon âme d’enfant alors que ces derniers qui se présentaient devant moi n’avaient probablement qu’une hâte, c’était de grandir. Je comprenais les sentiments que la petite me livrait sans même me les annoncer, parce que je n’avais aucun souvenir de ma mère biologique et je n’avais jamais connu mon père. J’avais moi aussi ressenti cet abandon, et pourtant, ma sœur m’avait sauvé la vie et s’était occupée de moi comme si j’avais été la prunelle de ses yeux. A la fin de la séance, je rassurais Alba sur toutes les questions qu’elle avait pu se poser, et je lui donnais un autre rendez-vous, ravi qu’elle m’annonce avoir un match de basket, lui confiant que moi aussi j’y avais joué et que c’était un sport formidable. Et alors que je m’apprêtais à retourner dans mon bureau, la mère de la jeune fille se présenta presque penaude, ce qui m’étonna. Sentiment d’impuissance, d’inquiétude, de culpabilité ? Je ne saurais dire. Elle mentionnait le secret médical, et je compris tout de suite de quoi il en retournait. Mais avant même que je puisse lui dire quoi que ce soit ou l’inviter à en parler, elle prit les devants, rentrant dans le bureau comme si elle était ma nouvelle patiente. Parler d’Alba. C’était ce qu’elle avait indiqué. Elle ne manquait pas de cran. Mais puisque je n’avais pas de rendez-vous avant un petit moment, je me résolvais à rentrer dans le bureau commençant : « Madame, j’apprécie que vous vous sentiez concernée par la séance qu’a vécu votre fille… » Fermant la porte derrière moi, je m’installais à mon bureau en la regardant avec bienveillance. « A l’avenir, attendez quand même que je vous invite à rentrer. Je comptais de toute façon vous demander de venir me rencontrer. Rien de grave, rassurez-vous. » Ce n’était pas pour lui faire part de quelque chose en particulier. C’était plutôt pour avoir sa version des choses, pour creuser et aider sa fille, pas pour l’aider elle. « Parlez-moi d’Alba, de ce qui vous tracasse à son sujet. » C’était bien ce pourquoi elle était-là. Quant à moi, et elle devait bien s’en douter, je ne dirais rien qui compromettrait sa fille. C’était elle ma patiente, pas sa mère. « Un café, un thé peut-être ? » L’invitais-je alors que je me levais de ma chaise pour pouvoir lui offrir une boisson si elle le désirait.

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25 Juillet 2024, Monterey, CA.

Impétueuse.

Un adjectif qualificatif que je n’aurais jamais pensé m’attribuer, assurément. Envolée la Joanne chargée de compromis, la femme adulte qui s’accroche à une maturité voilée d’une discrétion parfois inéfficace, très souvent maladroite. Les fondements de mon attitude se retrouvent bouleversés tandis que j’agis avec une spontanéité qui m’est totalement inconnue. Être aussi impolie ne me ressemble pas et pourtant, je me mets en mouvement et je ne reviens pas en arrière. J’assume, regrette quelque peu. Mais je reste là. Plantée dans l’antre du psychologue de ma fille, je suis soudain incertaine et à la fois si déterminée. C’est sûrement la mère qui parle, la lionne qui prend le dessus tandis qu’elle sent que son petit est en danger. Un réflexe des plus primaires, il n’y a aucune honte à le ressentir, n’est ce pas? Mais le plus complexe à accepter, c’est que je suis la cause de ses tracas et qu’elle trouve une certaine forme de réconfort auprès d’un parfait étranger. Ce constat est insupportable, impossible à avaler. J’ai besoin de le connaître, besoin d’échanger en sa compagnie, besoin de l’entendre me dire que je ne suis pas si responsable, en fin de compte. Et que rien n’est perdu tant que la situation n’est pas si impossible que je le crois. Qu’un espoir subsiste, aussi infime soit-il.

Brutalement, je retrouve la terre ferme et les conséquences de mon action éclair. À l’écoute des propos légèrement moralisateurs de mon interlocuteur, je fronce les sourcils, prête à rétorquer. Mes lèvres s’entrouvrent et j’agis comme un poisson hors de l’eau qui tente de respirer. Je suis d’un ridicule… Honteuse, mes joues prenant une terrible teinte rouge tomate, je bafouille:

Je… Je suis désolée… Docteur Ashton.

La confusion est à son paroxysme. Qu’est-ce que je cherche à la fin? Une forme de rédemption? Un entretien personnalisé afin de me livrer, à mon tour, à l’image de ma fille? Tout est si confus, j’en ai la tête qui tourne. Afin d’apporter une réponse sincère à la question posée par le spécialiste, je rétorque, si naturellement:

… Un café, oui volontiers. Avez-vous du lait d’amande, à la vanille?

Voyons, Joanne, tu n’es pas à ton établissement préféré, là où tu te sers chaque matin avant de partir travailler à la clinique! Tu t’imposes et à présent, tu réclames et tu fais part de tes excentricités? Plongée encore plus profondément dans le désarroi et la honte, j’ajoute, tout en m’écroulant sur une des minuscules chaises réservées aux enfants/patients:

Je… Non, laissez tomber. Un café noir, ça sera déjà parfait.

Je patiente, le temps que le breuvage soit servi. L’attente est insupportable, je garde le dos droit, je joue nerveusement avec une des mèches de mes cheveux coupés récemment. Un changement de plus qui ne m’est pas familier et qui a dû perturber ma fille. Cesse de te tourmenter, Joanne, reste taiseuse et fais toi la plus discrète possible. Ton tour viendra, tu pourras enfin avoir ton temps de parole. Attrapant la tasse brûlante que me tend le docteur, je tente de contrôler mes tremblements, je soupire et essaie enfin de rassembler mes pensées. Que cela est complexe de s’exprimer quand tout semble si flou, dans son esprit! Pourtant, l’audace dont je viens de faire preuve doit aboutir à une discussion, à un échange. J’entame donc la discussion, faisant preuve une nouvelle fois de maladresse:

Voilà, je… Le père d’Alba est revenu. Et si je ne sais toujours pas comment lui annoncer… la nouvelle.

Dépitée, je pose la tasse sur une table tout aussi ridiculement petite et je fais craquer mes doigts, gigotant sur ma chaise. Sait-il également que je viens de donner naissance à un autre enfant? Alba lui a-t-elle parlé de ce bouleversement sans précédent dans notre vie? Lui a-t-elle confié que notre relation autrefois si complice se retrouve désormais bafouée?

Tant de questions qui se solderont par une réponse, c’est tout l’objet de ma visite. Je ne quitterai pas ce bureau avant d’obtenir des explications. Ou profiter d’une tribune libre afin de me défendre, étant donné que je me sens la coupable toute désignée du moral perturbé de ma fille adorée…

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25 Juillet 2024, Monterey, CA.

Mon interlocutrice est démunie, perdue. Je le sens à son comportement erratique. Elle-même doit penser qu'elle ne se reconnait pas. Quelque part, ça me rassure, ça veut dire qu'elle ne ferme pas les yeux sur les problèmes que sa famille traverse. Cependant, il faut tout de suite enrayer ce comportement qui lui desservira plus que ce qu'il ne l'aidera. Je ne suis pas là pour la condamner mais pour aider sa fille à traverser ces épreuves, à m'assurer que rien ne lui nuise. Il n'y a pas de mode d'emploi pour être un parent exemplaire. On fait tous des erreurs et je suis bien placé pour le dire, moi qui ait commis des erreurs irréparables. Aussi, je ne peux la blâmer quand je la vois débouler et oublier toute bienséance. C'est peut-être un moyen d'oublier sa culpabilité que je perçois, ne serait-ce dans son interaction avec sa fille qui s'était déroulée sous mes yeux un peu plus tôt. "Ne vous en faites pas, je le comprends." Il ne sert à rien de l'accabler. En revanche, je ne suis pas son thérapeute, elle allait donc devoir prendre sur elle parce que je n'étais pas là pour la caresser dans le sens du poil. Mon rôle était de lui faire comprendre qu'il fallait à la fois donner de l'air à sa fille mais également ne pas la négliger. Un comportement en apparence contradictoire mais plutôt apparenté à un équilibre. Equilibre qu'elle semble avoir perdu et son discours irrationnel reprend alors que je me lève pour lui préparer un café et que je me vois sourire à ses dires, plaisantant pour détendre l'atmosphère. "Mmh... Je regrette, je n'ai pas de partenariat avec Starbucks." J'espère que ça l'apaisera un instant, elle a l'air au bout du rouleau, en témoigne son corps las s'écrasant sur la chaise. "Du sucre ?" J'ai fait couler deux cafés, et je lui tends l'une des tasses, reprenant ma place à mon bureau, observant son comportement non-verbal. Beaucoup de signes de surmenage, beaucoup de doutes transparaissent. Ce n'est peut-être pas Alba qui a besoin de consulter en fin de compte. Je l'écoute, alors qu'elle m'annonce le retour du père de la jeune fille dans sa vie. Je l'interroge, histoire d'alimenter le récit, de comprendre les difficultés. "Depuis quand est-il revenu ?" Alba n'en avait pas fait mention puisqu'elle n'était pas au courant, mais cela devrait en rajouter sur le chaos à venir si rien n'est fait. "Vous l'avez élevée seule." Constatais-je pour l'inciter à demi-mot à me dire pourquoi avant de lui fournir une réponse qu'elle n'appréciera pas. "Il n'y a pas de recette toute faite pour annoncer ce genre de choses. Toutefois, chaque décision doit être faite pour le bien d'Alba." La question qui devait sans arrêt lui revenir en tête était la suivante: est-ce pour le bien de ma fille ? Cette question, je me l'étais posée souvent depuis le décès de Jake par rapport à ma fille Ella. Je ne cessais de me tourmenter car je ne savais pas si elle avait un quelconque souvenir de son frère. On n'en parlait jamais. J'avais jugé qu'en parler était un besoin qui m'était propre mais qui n'était pas forcément partagé par ma fille de sept ans. "S'il ne compte pas s'impliquer dans sa vie, alors il faut réfléchir à l'intérêt de lui présenter son père. Mais elle a aussi le droit de savoir qui il est." La mère devait faire des choix éclairés, pas spontanés. Ce n'était probablement pas évident puisque je percevais un mal-être chez elle mais je ne pouvais que la guider et non lui dire quoi faire. En revanche, je pouvais lui faire comprendre ce qui tracassait Alba. "Mais ça, elle n'en a pas conscience. Ce qui la dérange, c'est qu'elle se sent délaissée." Délaissée par une mère avec qui elle avait été complice mais qui se retrouvait maman d'un petit garçon, une nouvelle fois sans stabilité et Alba vivait cela comme un abandon, comme si on cherchait à la remplacer. Ce n'était probablement pas le cas, toutefois, c'était ce qui ressortait dans ce comportement miroir chez l'enfant, de ne plus accorder d'attention à sa mère pour lui faire ressentir son propre manque.