Mince. Plus de papier pour l’imprimante.

Voilà donc le constat que j’offre, en ce Vendredi matin hautement déprimant, à cause d’une météo morose. La pluie s’est invitée dans le ciel de Monterey, à mon plus grand regret. Je suis venu quasiment à l’aube à la pâtisserie, afin de boucler quelques urgences comptables dont je ne peux me passer. Les comptes de Cranachan ne sont pas au beau fixe, c’est une réalité avec laquelle je dois composer chaque jour durant. Une vérité qui m’agace mais dont je suis l’unique responsable, inutile de pratiquer la politique de l’autruche en la matière. Je dois donc, à cause d’un manque de ressource financière, m’occuper seul de divers aspects administratifs, voilà pourquoi j’ai sacrifié deux heures de sommeil hautement réparatrices afin de m’occuper d’une paperasse affligeante. Je n’étais pas motivé pour cette tâche loin d’être en phase avec ma création constante, et maintenant, une alerte de la part de l’imprimante me pousse à baisser le menton vers le torse, expirant, complètement dépité.
Thomas, tu dois réagir. Ne pas subir. Avancer, coûte que coûte.

Me voilà donc parti pour la boutique se trouvant à quelques rues de la pâtisserie, un magasin de fournitures de bureau que je fréquente depuis l’ouverture de ma propre affaire. J’y trouve toujours mon bonheur et surtout, le service est d’une qualité irréprochable, surtout grâce à l’éclatante efficacité d’une des employées, dont je connais le prénom grâce au badge positionné sur sa blouse. Thelma. Un rayon de soleil, offrant un sourire sincère à chacun de ses clients et une prévenance sans égale. Tandis que je franchis la porte de l’établissement, je la repère, seule, derrière le comptoir. Très heureux de cette vision, je m’approche d’elle, le dos droit, et présente ma demande, d’une voix douce:

Bonjour. J’aimerais une ramette de papier et…

Mais je suis interrompu par un rustre client, qui se contente de me pousser et de cracher sa commande à une Thelma décontenancée. Son impatience est regrettable et les commentaires qu’il offre à l’employée me pousse à réagir. Dépassé par un tel manque de courtoisie, je ne laisse pas l’occasion de présenter une seconde fois et lui tapote l’épaule, avant de lui dire, les lèvres pincées:

Monsieur, cessez donc votre impolitesse. Mademoiselle ici présent fait son maximum, à nous d’être conciliant. Merci.

Quelle impatience! Et le pire dans toute cette histoire, c’est qu’il finit par quitter la boutique, injurieux, et laisse une Thelma choquée d’une telle attitude. Sentant la culpabilité me gagner, je m’approche du comptoir et lui exprime mon point de vue:

Je vous prie de me pardonner, je ne supporte pas un tel comportement. Surtout que vous êtes une employée remarquable.

Une collaboratrice de choix, qui pourrait même me rendre jaloux. Envieux.
Et soudain, une idée.
Un éclat dans mon esprit confus, une folie qui me pousse à esquisser un sourire mystérieux.
Aurais-je l’audace, le courage et l’aisance de lui faire part de cette folle pensée?
Je l’espère, l’occasion est bien trop belle…

L’injustice et le manque de courtoisie sont déplorables, dans notre monde actuel, je me devais de réagir. Je ne pouvais pas faire autrement. Non, je ne pouvais pas passer au-dessus d’un manque de civisme aussi injurieux. C’était tout bonnement inimaginable. Indigne de ma personne.

Ces justifications tournent en boucle dans mon esprit, tandis que je détaille le visage de Thelma, cette employée dévouée, cette vendeuse extraordinaire que j’ai la chance de côtoyer depuis quelque temps déjà. Je connais sa valeur, je la remarque, contenant mes compliments sous un silence admirable, dès que je dois effectuer des achats dans cette boutique. Pourtant, cela me démange de lui offrir le fond de ma pensée, à chacune de mes visites. Mais mon éducation m’empêchait de réaliser le premier pas. Tout d’abord, car je n’ai pas envie qu’elle s’imagine que derrière mes propos se cachent un sens plus romantique, presque charnel. Je ne lui fais pas la cour! Enfin… Pas de la manière dont on pense. Aucun sentiment amoureux n’est pas à souligner, mais le coup de foudre pour son aisance commerciale, pour son sens de l’écoute et son contact client facile est total, je dois bien l’avouer. Et puis, comment formuler comme il se doit ma requête qui tomberait, fatalement, comme un cheveu sur la soupe, hein..? Ces derniers temps, je ne brille pas par mon aisance sociale, elle est plutôt en dessous de tout. Balbutiant ainsi une réponse qui se fait attendre dans notre discussion, je plonge mes mains dans les poches arrières de mon pantalon, laissant tomber ma tête sur mon épaule droite, désabusé:

Oui, je… Je comprends.

Je n’arrive pas à articuler quoi que ce soit de plus, je suis focalisé sur chacun de ses gestes, les observant tout en me plongeant dans des réflexions intenses.
Je dois agir. Et vite.
Car il faut se rendre à l’évidence: les pépites telles qu’elles, cela ne court pas les rues. L’urgence se fait sentir, mon commerce est en chute libre et je ne peux me permettre de vivre dans le déni plus longtemps. La solution se trouve juste sous mon nez, je le réalise enfin et plus que quiconque, je sais à quel point le temps peut nous manquer, tant il file à la vitesse de l’éclair. Les secondes s’écoulent, nous laissant une seule vérité:
Celle que tout ce qui est pris n’est plus à prendre.
Je la suis, docile, jusqu’au rayon des ramettes de papier. Je n’écoute pas un traître mot de son discours commercial, bien huilé et parfaitement convainquant, comme toujours. Je me contente d’attraper les deux paquets de feuilles, libérant ainsi ses mains mais certainement pas mon questionnement sans fin.

Je dois agir. Tout de suite. Je n’aurais jamais une si belle occasion à portée de main, la boutique est si souvent pleine de clients, ce tête à tête est inespéré et un afflux de courage aussi faible soit-il est une denrée rare, à cause de mon naturel timide.
Allez, Thomas. C’est maintenant ou jamais.
Oubliant de la remercier pour ses précieux conseils, ayant anticiper ma commande du jour avec une aisance qui me laisse pantois, je lève les yeux en direction des siens et me racle la gorge, avant de lui avouer ceci:

J’ai… J’ai quelque chose à vous proposer.

C’est bien trop tard que je réalise à quel point cette phrase comporte un double sens qui peut être effroyable.
Je ne peux rien faire pour revenir en arrière, je n’ai plus aucune prise sur le temps qui s’écoule, si insidieux.
Je n’ai plus qu’à attendre.
Oui, attendre. Pour l’absolution…

La situation plus que cocasse me plonge dans un inconfort terrifiant mais à la fois, je suis fier de m’être armé de courage afin de lui offrir le fond de ma pensée. À chacune de mes visites, provoquée par mon manque de papier ou la nécessité d’acheter de nouveaux stylos, je pesais le pour et le contre, réalisant pourtant à quel point cette collaboratrice incroyable aurait toute sa place au sein de mon équipe. Vendre du matériel de bureau et des pâtisseries, ce n’est pas vraiment la même chose, dans le fond. Mais le commerce est un don et je peux le lire en elle. Je sais qu’il existe et que ses facultés sont gaspillées dans cet environnement. Elle semble tourner en rond, dépérir malgré une joie de vivre sans précédent et un sourire qu’elle affiche envers et contre tout. Cet endroit n’est pas fait pour elle, j’en suis… convaincu.
Mais mon instinct, le plus primaire, le plus entier, me hurle que c’était la bonne décision à prendre. Que je devais franchir ce pas, aussi effrayant soit-il. Suite à sa réponse, le moins que l’on puisse dire, c’est que je suis décontenancé. Fronçant des sourcils et cherchant les mots adéquats afin de lui exposer le plus clairement possible mon idée, je me contente de baragouiner, ayant bien conscience de l’aspect étrange de ma démarche:

Non, pas du tout, je… Cela concerne autre chose… J’ai… J’aimerais vous proposer un travail.

Le fait indéniable qu’elle en occupe déjà un ne semble pas rendre ma précédente affirmation dérangeante. Le culot dont je fais preuve va seulement l’effrayer ou pire, la faire pouffer de rire. Attendant sagement une quelconque réponse, semblable à une délivrance, je sursaute en sentant dans la poche arrière de mon pantalon mon téléphone vibrer, signe qu’un message vient de m’être transmis. L’impolitesse dont je fais preuve en prenant le temps de le lire n’est pas dans mes habitudes, pourtant, cette missive semble tomber à point nommé. Contre tout attente, j’esquisse un sourire tout en expliquant à voix haute la situation dans laquelle je me retrouve:

Je… Une de mes vendeuses vient de démissionner. A priori, une soudaine envie de prendre une année sabbatique l’empêche d’assurer son prochain service…

C’est un coup dur que je prends derrière la nuque et qui pourrait me déstabiliser, de manière profonde. Mais au lieu de cela…
Une idée vient d’apparaître dans mon esprit.
Une idée tout bête. Sans doute absurde. Mais que je ne peux m’empêcher de confier à Thelma, la vendeuse de papier:

J’ai quelque chose à vous proposer. Et si nous faisions un essai? J’attends un flux important, lors du prochain service. Je reçois un groupe de touristes, ayant privatisé la pâtisserie pour une dégustation. Et nous sommes Vendredi, le groupe de lecture de la ville vient toujours se ravitailler avant sa session mensuelle…

Suis-je en train de la supplier, couplée à des arguments de taille qui ne peuvent être réfutés?
Peut-être bien, oui…

Je n’ai jamais osé parier.

L’aspect bien trop incertain de la chose m’effraie et mon esprit raisonnable n’estime pas que cette démarche soit des plus prudentes. Malgré des données parfois solides et des statistiques savamment calculées, je ne peux appuyer mes décisions sur de pareilles futilités. J’ai besoin de concret dans mon existence, surtout en ce qui concerne le domaine professionnel. Monter sa propre entreprise n’est pas évident, croire en soi-même malgré les innombrables embûches qui se dressent sur mon chemin, sentir que mes collaborateurs comptent sur mon expertise, sur mon esprit posé et ma prise de décision aussi intelligente et mature que possible. Vivre de sa passion n’est pas une mince affaire et c’est un risque que je prends chaque matin, en tournant le panneau accroché à la porte de ma pâtisserie, annonçant que oui, cette boutique est ouverte, prête à offrir au monde sa beauté, sa constance, sa valeur et sa persévérance. Et ce n’est pas avec des “à peu près” que j’ai réussi à maintenir ma pâtisserie à flot.
Je compte sur beaucoup, beaucoup, beaucoup plus que ça.

Et pourtant, je parierais sur elle. Cent fois, s’il le faut. J’ai la certitude qu’elle pourrait être à la hauteur de la mission aussi impromptue et surprenante que je lui propose. C’est mon sixième sens qui me le dicte et il m’a rarement fait défaut. Bien entendu, sa première réaction naturelle est de rire, de me questionner, de tout… sauf y croire. Gardant mon calme et mon sang froid légendaire, sur lequel je peux me reposer en toute circonstance, je me contente de lui répondre, d’une voix posée que j’espère également rassurante:

Non. Je ne me permettrais pas de vous mener en bateau, permettez moi l’expression. Tout ceci est très sérieux.

Et, j’ose espérer ne pas me tromper, mais j’attends. Une poignée de secondes seulement m'offrent une certaine délivrance et je ne peux retenir un soupir de soulagement quand Thelma me donne son accord. Enfin! Osant même un sourire, j’ajoute, lui attrapant doucement l’avant bras en me dirigeant vers la sortie de la papeterie:

Parfait! Allez, je vous embarque, il n’y a pas de temps à perdre!

La pâtisserie ne se trouvant qu’à quelques rues de sa boutique, notre trajet est aussi court que silencieux. Pour le moment, au Cranachan, tout est calme. Mais ce n’est qu’une question de temps avant que le rythme ne s’accélère et que le coup se feu soit envoyé. Avec une concentration maîtrisée, j’explique à Thelma la base de son poste, prenant mon temps pour lui offrir chaque détail de chaque manœuvre, chaque subtilité dans un métier parfois sous-coté. Mes vendeuses sont le joyau de cette pâtisserie, rien n’existerait sans elle et je fonde une croyance extrême en Thelma. Je sais qu’elle y arrivera, je n’ai aucun doute. Si je l’ai choisi, ce n’est pas par hasard, je l’ai vu à l'œuvre et je sais qu’elle possède ce qui, au fond, est la seule compétence requise: la passion. Ajoutant la touche finale avant de démarrer notre service, je m’éclipse quelques instants dans la réserve et lui apporte un vêtement, brodé avec le logo de Cranachan:

Ce tablier sort tout juste de la machine, je vous laisse l’enfiler. Et ensuite, nous…

Mais je n’ai pas le temps de terminer ma phrase, voilà que la clochette installée au-dessus de la porte se met à tinter. Un large sourire apparaissant sur mes lèvres, je signale à Thelma, ma remarque étant sans doute de trop et parfaitement ridicule:

Voici les touristes.

Immédiatement, je pars à leur rencontre et agit comme un professionnel aguerri. Mais quand je réalise que la tâche sera plus ardue que prévue, je tourne la tête en direction de Thelma et lui demande, naïvement, peut être:

… Thelma? Parlez-vous… russe?

Mon sourire crispé est la preuve que mon professionnalisme est infaillible et que je compte bien former un duo de choc avec ma vendeuse du jour. Mais après tout, si je l’ai choisi, ce n’est pas par simple hasard. J’ai pu sentir quelque chose en elle, une qualité rarissime et sur laquelle je pourrais me reposer plus rapidement que prévu:

L’adaptation et une formidable capacité de rebondir.

Ensemble, nous y arriverons.
J’en suis certain. Aussi sûr de ma recette d’entremet au chocolat. C’est pour dire…