Des réponses ? Lloyd n’en avait toujours pas.
Même s’il était allé voir son frère, Sebastian, il n’avait toujours pas trouvé de réponses à ses questions. Pendant de nombreux mois, Lloyd n’avait fait que ruminer. D’abord, il n’avait pas accepté la situation et avait refusé de croire que Lana était morte et pire encore, qu’elle lui avait caché une fille. Pourtant, après qu’on ait remué ce vieux grincheux à coup de vérité, il fallait qu’il se rende à l’évidence : il était le père d’une gamine d’une trentaine d’années. Ça semblait irréaliste, complètement fou. Pourtant, c’était la situation actuelle. Sa meilleure amie elle-même lui avait dit quelque chose qui l’avait marqué et l’avait fait beaucoup réfléchir : « Peut-être est-ce ta chance, Lloyd. Tu as perdue sa fille et le destin t’en offre une autre. Pourquoi ne saisis-tu pas ta chance ? » Il n’avait jamais su lui répondre. Mais probablement qu’il était tout simplement effrayé.

Il avait arrêté d’écrire pour reprendre son métier de détective privé pendant quelques mois. Il avait eu besoin d’être sûr qu’il s’agissait bien de sa fille. Il l’avait suivi de loin, se posant de temps à autre dans un café dans lequel elle avait l’habitude d’aller, se posant sur un banc en la regardant passer. Après l’avoir autant observée, c’était indéniable : il s’agissait de leur fille. Parfois, en l’admirant, il y revoyait Lana. D’autres fois, il avait cru se reconnaître en elle.
C’était Sebastian qui l’avait aidé à trouver le courage d’aller lui parler : ce qu’il était visiblement en train d’essayer de faire. Par deux fois, il avait fait demi-tour, n’osant pas toquer à sa porte, avant de prendre son courage à deux mains. Son chien ayant senti son inquiétude, Cosmo posa sa truffe contre les jambes de son maître.

— Tout va bien, mon grand.

Il calma ce coeur battant la chamade dans sa poitrine mais ses mains étaient toujours moites. Il les essuya sur son pantalon avant de pousser un profond soupir, histoire de se donner du courage. Et il toqua. Attendit qu’elle arrive, qu’elle ouvre la porte. Et pendant un temps qui sembla durer une éternité, Lloyd resta bouche bée devant ses traits. Elle avait le regard de sa mère, ses beaux yeux bleus océans. Elle avait son nez aquilin et ce visage fin, une mâchoire légèrement marquée.

— Héra Hobbs ?

C’était trop formel comme façon de parler, mais il ne savait pas comment s’adresser à elle. Il tendit sa main, par réflexe de présentation, prêt à dire « Détective Lloyd Hayes » ou juste « Lloyd Hayes », l’écrivain. Il la retira.

— Pardon, je … Héra … Je connaissais ta mère, Lana … Et je crois que … enfin, je le sais, j’en suis sûr, j’ai vérifié. Tu es ma fille.

Cheveux relevés en un chignon négligé, maintenu par une pince, la jambe repliée contre sa poitrine tandis que son pied repose sur une partie du coussin de la chaise, Héra pianote sur son ordinateur pour effectuer des recherches en vue de suivre des cours de gestion. À la tête d'un gros label de musique, la blondinette ne se sent pas légitime à ce poste. Propulsée au siège de PDG par le biais d'un testament, elle se demande si Georges était en pleine possession de ses moyens lorsqu'il l'a fait rédiger. Même s'il l'a prise sous son aile pendant plusieurs mois, elle n'a aucune idée de comment gérer une entreprise. Elle possède peut-être une oreille absolue qui lui permet de dénicher de véritables perles musicales, mais c'est tout. Dans le domaine administratif, elle se sent ignorante et dépassée. Heureusement qu'elle peut s'appuyer sur son bras droit, sinon ce serait un désastre. L'angoisse de faire sombrer cet empire de la musique la hante quotidiennement.

Merci pour le cadeau empoisonné, Georges.

Dans la lettre qu'il lui avait laissée, il la rassurait sur cette prise de décision. Il voulait lui montrer qu'elle était capable de déplacer des montagnes, que Lana avait eu tort de la traiter comme une moins que rien. Bien que touchée par ces mots inscrits sur le papier, dans les faits, c'est l'inverse qui se produit. Bien entendu, ne souhaitant pas ennuyer le reste de la fratrie avec ses états d'âme, Héra garde tout cela pour elle.

Tout comme le fait qu'elle a tenté de retrouver son géniteur. Hormis une vieille photo, elle n'a trouvé aucun indice qui pourrait l'amener vers une piste. De toute façon, d'après sa mère, il n'a jamais eu envie de la connaître. Pourquoi s'épuiserait-elle à retrouver un homme qui ne s'est jamais soucié d'elle ?

Son téléphone à portée d'elle au cas où Caly la joindrait après sa séance de rééducation, elle en profite pour fixer quelques rendez-vous avec un client. Ayant repris son métier d'escort-girl, toujours en secret, elle est obligée de tenir un agenda pour ne rien oublier. Bien sûr, elle utilise des noms de code pour ne pas alerter l'un de ses frères ou sœurs qui tomberaient par hasard dessus. Une fois la date bloquée, elle s'apprête à reprendre ses recherches lorsqu'elle entend frapper à la porte d'entrée.

Héra retire ses lunettes qu'elle dépose sur la table avant de rejoindre l'entrée pour ouvrir la porte. C'est là qu'elle voit un homme qu'elle ne connaît pas se tenir sur le perron, avec un chien à ses côtés. Étrangement, son visage lui dit quelque chose, mais elle n'arrive pas à se souvenir d'où elle aurait pu le rencontrer.

- Bonjour, c’est bien moi, répond-elle en le voyant tendre sa main.

S'apprêtant à la lui serrer, elle n'en a pas eu le temps qu'il la retire. Les sourcils froncés, la jeune femme se tient au cadre de la porte pour éviter de tomber. Ses jambes se transforment en coton face à la révélation qu'il vient de lui faire.

Tu es ma fille.

Cette sensation de l'avoir déjà vu, c'était à travers cette vieille photo. Sauf qu'ici, il a une trentaine d'années de plus, une barbe et les traits du visage marqués par la vie. C'est impossible que ce soit lui. Pourquoi débarquerait-il dans sa vie ? Pourquoi maintenant, même ?

Un silence lourd pèse dans l'air, seulement brisé par le léger souffle du vent et le battement rapide du cœur de Héra. Elle cligne des yeux, essayant de rassembler ses pensées, puis prend une forte inspiration.

- C’est une blague, c’est ça ? Je… Qu’est-ce que vous me voulez ? demande-t-elle, ne sachant même pas comment réagir.

Elle qui l'avait cherché, il est là, devant elle. Mais elle ne sait pas si elle doit lui claquer la porte au nez de ne débarquer que maintenant, ou si elle doit le faire entrer et demander des explications. Sauf qu'elle se remémore ses paroles. Il vient de dire qu'il croit qu'elle est sa fille, enfin non, il en est sûr vu qu'il a vérifié. Pourquoi l'a-t-il fait alors qu'il est censé la connaître depuis sa naissance ?

- Attendez, pourquoi avez-vous eu besoin de vérifier ? Quoi, vous pensez qu'il existe une centaine de Héra Hobbs peut-être ? À moins que vous n'ayez pas daigné demander à Lana mon prénom, quand elle vous a appris mon existence ? demande-t-elle sur un ton plus sec.

Quelque chose lui échappe dans cette histoire.

Elle ne ressemblait pas totalement à sa fille décédée. Elle en avait des airs, cependant. Lloyd n’avait pas encore repéré de mimique — il n’avait pas eu le temps, évidemment. Mais du peu qu’il apercevait, il sentait lire une confiance. Héra dégageait quelque chose en apparence qui ressemblait énormément à sa mère, Lana, au moment où il avait eu une histoire avec elle. Dire qu’elle avait disparu et qu’elle était décédée récemment. Lloyd aura passé une trentaine d’années à sa poursuite pour qu’il la retrouve une fois morte, avec une fille. Il aurait sûrement besoin de tout reprendre à zéro, d’apprendre tout ce qu’elle avait fait dans sa vie — sans passer par des dossiers mais véritablement par la parole. Il faudrait qu’il en parle à son fils, qu’il fasse rencontrer la jeune femme à tous les Hayes, qu’il … Il y avait trop de choses à rattraper, à penser, mais peut-être qu’elle n’avait aucune envie qu’il soit dans sa vie. Il n’en avait aucune idée, au fond.

Il s’attendait au moins à ce qu’elle accueille autrement la nouvelle. Au lieu de quoi, il sentit l’effet « bombe » dont il avait parlé avec Sebastian. C’était tout ce qu’il craignait, il savait que c’était une mauvaise idée. On ne peut pas débarquer comme ça dans la vie de quelqu’un en lui avouant « Oui, bah écoute, je suis ton père. Voilà. » Non, ça ne fonctionne pas comme ça. Nous ne vivons pas dans un monde de bisounours. Seulement, au fond de son être, il avait espéré qu’elle le prenne dans ses bras et qu’elle soit ravie de le rencontrer. Ça semblait être tout le contraire.

« Je te jure que c’est vrai … »

Il n’aurait peut-être pas dû dire qu’il avait vérifié. Héra semblait être une femme intelligente, qui avait l’air d’avoir une franchise à toute épreuve. Il se retrouvait en elle, avec un mélange de Lana. Il savait qu’il n’avait pas eu tort dans sa théorie. Elle était bien sa fille. Mais Lana était partie avant, accouchant seule. Pourquoi avait-elle décidé de se détacher du jeune homme ? Qu’est-ce qui l’avait poussé à faire ça, à l’époque ? Probablement qu’il n’aurait jamais la réponse. Il ne voyait pas Lana expliquer ça à Héra.

« Lana … Lana ne m’avait rien dit. Elle est partie avant que j’apprenne qu’elle était enceinte. J’ai essayé de la retrouver mais elle a effacé ses traces. Lorsque j’ai appris son décès, il y a quelques mois, j’ai aussi appris ta présence et je … J’avais envie de te rencontrer. Si j’avais su … si j’avais su, je serais entré bien plus tôt dans ta vie. J’aurai vécu toutes tes premières fois … J’aurai. Je suis désolé. »

Il se tut, conscient qu’il exprimait peut-être trop ses sentiments. Sentant toujours sa nervosité, son chien se frotta à lui et lui lécha la main. Lloyd le rassura en lui caressant la tête, espérant que sa sincérité lui permettrait de rencontrer réellement sa fille. Qu’est-ce que Lana avait bien pu lui raconter pour qu’elle agisse de cette façon ? Qu’il n’avait jamais voulu la voir ?

- Je te jure que c’est vrai …

La porte d’entrée ouverte, le regard assombri de la blondinette ne quitte pas cet homme qui se présente comme étant son père. Si elle n’avait pas eu la vieille photographie entre ses mains, quelques mois plus tôt, elle aurait pu imaginer que ce soit un arriviste. Étrange que le soi-disant géniteur débarque au moment où les Hobbs sont fortunés. Néanmoins, l’homme face à elle et celui sur la photo sont la même personne. Pourtant, Héra ne peut s’empêcher d’être sur la défensive. Elle en a bavé durant sa jeunesse, son adolescence et même durant sa période de jeune adulte. Elle a porté sa fratrie à bout de bras, s’oubliant au passage.

- Lana … Lana ne m’avait rien dit. Elle est partie avant que j’apprenne qu’elle était enceinte. J’ai essayé de la retrouver mais elle a effacé ses traces. Lorsque j’ai appris son décès, il y a quelques mois, j’ai aussi appris ta présence et je … J’avais envie de te rencontrer. Si j’avais su … si j’avais su, je serais entré bien plus tôt dans ta vie. J’aurai vécu toutes tes premières fois … J’aurai. Je suis désolé.

Déterminée à ne pas se laisser amadouer par ce gars, elle sent cette détermination la lâcher quand il lui assure que Lana ne lui a jamais rien dit. Il pourrait lui mentir, mais elle connaissait sa mère. Serait-ce si fou de penser que Lana ait pu lui mentir ? Balancer que son père ne voulait pas d’elle, qu’elle n’était qu’une moins que rien, un être misérable que jamais personne ne voudrait d’elle… Tout était bon pour la briser.

Naïs n’avait même pas dix ans.

Alors, entendre que cet homme aurait été présent dans sa vie s’il l’avait su, ça ne la laisse pas indemne. Elle s’était martelé le cerveau que son géniteur ne voulait pas d’elle, qu’entendre l’inverse lui semble surréaliste.

La main droite posée contre l’embrasure de la porte, Héra se tient pour éviter de tomber. Son teint devient livide, car elle n’arrive pas à stopper les images qui affluent dans sa tête. Des souvenirs douloureux où sa mère ne cesse de la rabaisser, couplés à des souvenirs imaginaires de ce qui aurait pu être sa vie si cet homme avait pu en faire partie. Maintenant, elle espère qu’il lui dit la vérité, qu’il ne cherche pas une fausse excuse pour justifier son absence pendant une trentaine d’années et débarquer dans sa vie parce qu’elle est à la tête d’un label de musique.

Trop de questions lui prennent la tête.
Elle a besoin de réponses.
Elle a besoin de le connaître.
N’est-ce pas pour ça qu’elle l’avait cherché avant d’abandonner ?

Héra repose son regard sur son… géniteur. Il lui semble sincère. Elle finit donc par se décaler et ainsi, l’inviter à rentrer. Évitons de se donner en spectacle.

- Entrez… souffle-t-elle avant de fermer la porte une fois que le chien est également à l’intérieur.

Sans un mot supplémentaire, la jeune Hobbs se dirige vers la cuisine afin de préparer du café, ainsi qu’un bol d’eau pour le chien. Une fois remplie, elle va les déposer près de l'animal qu’elle caresse doucement après l’avoir laissé le renifler.

Une personne qui aime les animaux ne peut pas être mauvaise, si ?

Une fois relevée, elle repart dans la cuisine ouverte pour remplir deux tasses de café avant de le rejoindre et de lui tendre la sienne.

- Vous ne m’avez pas dit comment vous vous appelez… finit-elle par ouvrir la bouche, le regard perçant posé sur lui. Vous me promettez que vous ne saviez rien sur mon existence ? Ce n’est pas une excuse bidon simplement parce que vous n’assumez pas ?

Héra était probablement un signe du destin. Perdre sa fille, en retrouver une autre. Lloyd n’aurait jamais cru que Lana était tombée enceinte de lui, trente années plus tôt. Il avait encore un peu de mal à y croire, mais quand il se trouva devant sa fille, les bras ballants, il était obligé d’y croire. Parce qu’elle avait les traits de Lana, mélangés aux siens. Héra était une très jolie femme blonde, elle semblait avoir beaucoup de caractère et ne semblait pas être prête à faire confiance si facilement. Lloyd la comprenait. Même s’il n’avait pas été là pour l’élever, Lloyd avait eu sa part de trahisons dans son enfance pour comprendre qu’elle n’allait pas le croire si facilement.

Le romancier n’avait pas d’autres choix que de s’expliquer, de tout lui révéler. Il savait que ne rien retenir permettrait de la convaincre. Puis, il n’avait aucune raison de lui mentir. Lloyd était un ancien détective, celle qui avait retrouvé Lana l’était aussi, et ils s’étaient renseignés un minimum sur Héra, simplement pour savoir si elle traînait dans quelque chose de louche ou si Lloyd pourrait se faire emporter dans un bourbier en arrivant dans la vie d’une nouvelle personne — on ne prend jamais assez soin de ses arrières.
En s’expliquant, il remarque que la détermination et le visage fermé d’Héra se muent en une incompréhension. Héra le croit, il le lit dans son regard. Ou en tout cas, sa certitude vacille. Lloyd espérait simplement qu’elle n’allait pas lui claquer la porte au bec. Il savait que c’était ce que Harper avait fait à Sawyer quand elle avait retrouvé sa fille. Et il avait trouvé suffisamment de courage en allant voir Sebastian pour rencontrer sa fille. Si elle ne lui permettait pas d’entrer dans sa vie, il ne savait pas comment réagir. Alors, il attendait silencieusement qu’elle prenne une décision sans pour autant l’influencer davantage. Parler l’empêcherait de se concentrer, de toute évidence et pourrait la braquer.

Lloyd soupira de soulagement, intérieurement, quand elle se décala pour lui permettre d’entrer. Au moins, elle était prête à l’écouter, c’était déjà un pas immense. Pendant un instant, il se demanda si son chien ne gênait pas et pensa même à l’accrocher à l’extérieur mais elle lui fit suffisamment comprendre qu’il pouvait entrer pour qu’il chasse cette idée de sa tête. Le brun la suivit sans un mot, admirant la maison de sa fille. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle ait une aussi belle vie. Il n’aurait pas rêvé mieux : heureusement, sa fille avait réussi sans lui. Cela signifiait beaucoup de choses. Une femme débrouillarde, avec du caractère, qui avait dû certainement en baver dans la vie mais cela signifiait aussi qu’elle n’était pas bête et qu’elle avait de la maturité dans le sang.
Il la regarda déposer une gamelle pour Joker et eut un léger sourire. Cette attention le marqua. Joker ne se fit pas prier pour aller boire. Lloyd attrapa la tasse de café que Héra lui tendait et il la remercia.
Il secoua la tête à la remarque de la jeune femme. Décidément, elle n’a pas dû être gâtée dans sa vie pour être aussi méfiante. Si seulement j’avais pu … si j’avais pu lui offrir la vie qu’elle méritait, elle aurait pu s’ouvrir davantage au monde … D’une certaine façon, Lloyd savait que ce n’était pas plus mal. Au moins, personne ne pourrait la berner mais … il aurait tout de même préféré qu’elle ait une enfance plus heureuse.

« J’ai appris votre existence il y a seulement quelques mois et j’ai … j’ai traîné pour venir ici. J’avais peur qu’on se trompe ou peur que vous ne vouliez catégoriquement pas de moi dans votre vie. Je suis désolé. » Il souffla sur le café tandis que Joker revenait s’asseoir à côté de lui, attentif. « Je m’appelle Lloyd Hayes. » La seule façon qu’elle ait entendu parler de lui serait qu’elle connaisse le livre ou la série Missing Girl, qu’elle ait lu l’un de ses autres livres sur le chien policier ou qu’elle connaisse un Hayes qui vivait à Monterey. Le monde étant petit, peut-être qu’avec un peu de chance, elle connaîtrait une de ces choses : elle aurait ainsi davantage confiance en lui. Du moins, j’imagine.