Le ranch, tu le connais par cœur, chaque coin, chaque recoin, chaque écharde dans le bois, chaque craquement du plancher sous tes pieds. Ce lieu est gravé en toi comme une seconde peau. Et pourtant, ce soir, l’atmosphère semble différente. Plus lourde. Moins familière. Une sorte de malaise te saisit à mesure que tu déambules dans la cuisine, un verre à la main, le regard absent, perdu dans tes pensées. Tu as toujours eu une relation étrange avec ce lieu. Tu es là, mais tu n’es pas vraiment là. Le ranch, c’est le lieu d’un passé que tu as refoulé, d’un futur incertain. Pourtant, il y a des moments, comme ce soir, où tu sais que, malgré tout, il représente un ancrage. Ce n’est pas la maison parfaite, loin de là. Mais c’est ta maison, celle de ton enfance. Tu te retournes dans ton lit, encore une fois. Les draps sont chauds, mais ton esprit, lui, est figé dans une agitation silencieuse, trop bruyante pour te permettre de trouver le sommeil. Léo est là, tout contre toi, plongé dans un sommeil paisible, et toi, tu es là, perdu dans tes pensées. Ce n’est pas que tu veux te lever, mais c’est plus fort que toi. Tu t’extirpes doucement des couvertures, essayant de ne pas troubler le calme autour de toi. Léo dort profondément, inconscient du tumulte intérieur qui t’agite. Un frisson t’envahit à mesure que tes pieds touchent le sol froid. Tu as besoin d’air. Pas un mot, pas un bruit, juste la nécessité de t’échapper un instant de tout ça.

Les derniers jours ont été particulièrement éprouvants pour toi, principalement à cause de l'ombre persistante de la disparition de ta sœur. La veille de ton trentième anniversaire a été une épreuve particulièrement douloureuse, rappelant cruellement son absence. Cette date était censée être un moment de fête et de célébration pour vous deux, un jour où vous vous seriez entourés de sourires et de rires, évoquant ensemble le passé avec tendresse. Mais au lieu de cela, il n'y a que le vide, le gouffre silencieux de sa perte, qui semble s'être approfondi avec les années. Ce vide est comme une cicatrice douloureuse, une plaie ouverte qui refuse de cicatriser. Chaque passage d'anniversaire, chaque autre événement marquant, ravive la douleur de l'absence. C'est un manque incessant, brutal, qui ne fait que croître au fil du temps. La pensée qu'elle n'est plus là, qu'elle ne sera plus jamais là pour partager ces moments, tourne en boucle dans ta tête, comme un tourbillon sans fin. Chaque année qui passe sans elle est une nouvelle piqûre, un rappel brutal de ce que tu as perdu. Si elle était encore là, tout serait différent. Tu pourrais la retrouver, la serrer dans tes bras, et tout d'un coup, le monde pourrait paraître moins terne, moins sombre. Mais ce rêve est irréalisable. La réalité est que sa disparition est irréversible, et tu ne peux que vivre avec cette douleur et cet insatiable désir de la retrouver. Cela t’obsède, te hante sans relâche, transformant chaque moment en une lutte contre l’oubli, contre l’acceptation de cette perte. Si elle avait été là, tout aurait été différent. Tu pourrais refaire les souvenirs, les recréer, les rendre plus vivants, plus joyeux. Mais maintenant, il n’y a que le souvenir d’un passé heureux, et le vide de l’absence qui devient plus palpable à chaque anniversaire, chaque fête, chaque instant marquant. C’est une douleur perpétuelle, une cicatrice toujours sensible, une lutte contre l’amertume de la vie sans elle.

C’est cette idée qui t’agite, t’empêche de trouver le sommeil, et te pousse, comme toujours, à chercher une échappatoire. Une pause dans ce brouillard mental qui t’envahit. La maison est silencieuse, comme figée dans la nuit. La lumière tamisée de la cuisine semble t’attirer, te guider vers ce qui, peut-être, pourrait apaiser quelque chose. Tes pas résonnent à peine dans l’obscurité, presque un murmure. Lorsqu’arrivé dans la pièce, tu t’arrêtes. Et là, tu le vois. Silas. Il est là, seul, une silhouette fatiguée contre la table, la tête posée sur ses bras croisés. Le verre de whisky, à moitié vide, repose devant lui. C’est un spectacle que tu n'attendais pas. Lui, si solide, si résolu. Un roc qui, pour la première fois depuis longtemps, semble fissuré. Pas dans un sens visible, pas dans une fragilité qui se voit au premier regard, mais dans une vulnérabilité silencieuse, enfouie. C’est comme si l’air autour de lui se chargeait de cette tension, cette fatigue émotionnelle, qui ne cesse de croître. Un regard, un geste, et tu sais qu’il est en train de lutter contre des vagues intérieures qu’il ne veut pas montrer. Tu ne dis rien, pas tout de suite. Tu restes là, juste à l’observer, à l’analyser. Le bruit de l’horloge est plus fort que d’habitude. Mais tu sais que le silence est aussi lourd que l’air dans la pièce. Tu as l’impression que tout l’espace autour de vous deux est tendu, suspendu, comme si un mot, un geste pouvait tout faire basculer. L'ombre d’un mot, l'esquisse d'une pensée, tout est là, mais reste à peine effleuré. « À quel point ça te semble lourd à porter ce soir ? » C’est tout ce que tu dis, mais dans cette question, il y a tout. Un écho d’une inquiétude silencieuse. Une invitation à s'ouvrir, à libérer ce qui pèse. Une simple question, mais qui porte bien plus que son apparence. Toi, tu vois. La fatigue derrière ses yeux, la lassitude qui pèse dans chaque mouvement. Ce n’est pas juste un frère, c’est un homme qui lutte avec ses démons, un homme qui se noie dans ses pensées et qui a parfois du mal à revenir à la surface. Et tu es là pour ça, pour le ramener, pour l’empêcher de sombrer trop loin. Tu t’approches, sans brusquerie, sans chercher à le forcer. « Ce n’est pas une solution. » Tu le dis doucement, sans aucune prétention. Loin d’un reproche, c’est un constat, une réalité. L’alcool ne résout rien, mais ça soulage, même si c’est temporaire.

[ ft. @Silas Gore   ]