C'est la dernière table!

Ne pas me faire à dîner.

Un luxe qui paraît si dérisoire de nos jours mais qui signifie tant à mes yeux de nouvelle citadine. Moi qui était habituée à grignoter tout au long de la journée les quelques rations gracieusement offertes par une organisation internationale, je me retrouve à dévorer des yeux une abondance certaine qui s’étale à tous les coins de rue. Je me sens toujours bousculée par ce monde que j’ai quitté il y a presque une décennie et je réalise à quel point il est aisé de perdre ses habitudes et qu’il est complexe de se les approprier à nouveau. Balbutiant, quelque peu perdue à travers cette foule et ce brouhaha constant mais refusant évidemment de l’admettre, je me contente de me focaliser sur l’essentiel, l’essence même de mon existence: mon travail. Il représente littéralement le centre de mon quotidien et c'est une des raisons qui m’a poussé à revenir à Monterey après avoir été Médecins sans Frontières à l’autre bout du continent. Un engagement profond que je ne compte pas laisser de côté, devenir l’une des chirurgiennes traumatologues de l’hôpital de la ville est une responsabilité dont j’ai parfaitement conscience, qui occupe une large partie de mes journées et qui, fort heureusement, m’empêche de penser à toutes ces contrariétés qui obsèdent mon esprit qui ne connaît aucun repos. Pourtant, la fatigue se fait sentir et malgré ma solide endurance, je dois me rendre à l’évidence: je dois quitter mon bureau et m’offrir un plaisir qui ne doit pas être affilié à une quelconque culpabilité.

Alors, une pause est désormais nécessaire. Même une entêtée telle que moi le réalise. Après avoir quitté mon rassurant bureau, dans les couloirs de l’hôpital, j’ai choisi de m’aventurer à pied dans le centre-ville jusqu’à tomber sur un restaurant dont la carte m’a donné l’eau à la bouche. C’est donc le regard pétillant que je rejoins la salle de réception, où un serveur me place à une table reculée, localisation qui me convient à la perfection. Un peu de tranquillité, un semblant de solitude: c’est grâce à ces conditions que je renoue tendrement avec l’apaisement nécessaire pour mon équilibre. Étudiant avec un profond sérieux la carte qui m’a été laissé, je me permets d’annoncer ma commande, sentant une présence s’approcher de moi:

Je prendrais un verre de vin rouge et…

Mais dès que mon regard analyse la situation, je me reprends. Une inconnue vient de s’installer sur la chaise me faisant face, ce qui me pousse à la questionner, fronçant négligemment des sourcils:

Oh. Pardon. Je vous ai pris pour le serveur. Vous vous êtes trompé de table…?

Mon éducation me pousse même à offrir un sourir polie à cette magnifique femme qui a, sans nul doute, commis une erreur. Rien de grave, mon humeur est plutôt positive ce soir. Je souhaite tenir ma promesse: celle de passer une bonne soirée, malgré toutes les embûches que j’ai connu tout au long de la journée…


@Asha Pravesh  

T’arrive pas à croire qu’on t’ai planté, toi. Tu t’es donné un mal fou pour obtenir une table malgré tes relations, tu as même refusé une soirée avec tes amies qui promettait d’être mémorable pour quoi? Que ce type, même pas assez bien pour toi, te pose un lapin?! Un rapide coup d’oeil à tes messages te confirme qu’ils sont délivrés mais non lus, et par conséquent, toujours sans réponse. Il a au moins la décence de ne pas te laisser en vu, mais tu ne lui pardonne pas son absence pour autant.

Le maître d’hôtel, ou peut-être qu’il ne s’agit que d’un serveur pour ce que tu en sais, vient t’annoncer que ta table est prête et avec un soupir, tu te résignes malgré tout à le suivre. Tu pourrais partir et rejoindre tes amies, mais tu n’as aucune envie qu’elles sachent qu’on t’as faux bond. Le nez sur ton smartphone, tu suis le serveur à travers le restaurant tout en envoyant un dernier message assassin à ton date, histoire qu’il comprenne bien qu’il est inutile qu’il tente à nouveau d’entrer en contact avec toi, sans quoi tu feras en sorte que la DEA fasse une descente chez lui. T’es presque certaine que tu pourrais convaincre Meera de le faire pour de vrai, juste histoire de venger ton égo malmené.

Trop occupée à pianoter sur ton écran, tu ne fais pas attention au serveur qui s’adresse à toi. Tu te contente d’un: hmm,hmm, ok et d’un merci expéditif avant de t’installer à ta table sans vraiment relever les yeux jusqu’à ce que, ton message envoyé, tu relève les yeux vers la femme assise en face de toi. wtf. Sourcils légèrement froncés, tu jettes des regards autour de toi alors qu’elle te demande si tu t’es trompée de table. “Pardon? Non… C’est ma table, j’ai réservé!”. Si tu étais déjà passablement agacée par le plan que t’as posé Basil, là, c’est la goutte d’eau. Tu souffles, fort, tout en levant la main pour alpaguer le premier serveur venu en quête d’une explication sans vraiment prendre le temps de te montrer très polie avec la femme qui partage ta table. De toute façon, cette cohabitation ne risque pas de durer très longtemps, alors à quoi bon? “Je peux vous aider Madame?”, demande le serveur qui se poste près de vous, son calepin entre les mains. “Oui, parfaitement. J’ai une réservation. Au nom de Pravesh, une table pour deux et même si -no offense, vous avez l’air charmante, hein-, mais cette personne n’est absolument pas celle avec qui j’avais l’intention de dîner. Alors je vous le demande: Pourquoi est-ce qu’elle est assise à ma table?”

C'est la dernière table!

Faire contre mauvaise fortune bon coeur.

Enfin, essayer, dans la moindre mesure. Rien d’évident quand un tempérament tranquille se voit perturbé par un élément extérieur et incontrôlable. Je suis plutôt surprise de ce revirement de situation et malgré mon envie de voir du monde, je n’imaginais pas une telle contrainte. Il semblerait que la femme qui m’affirme que ma table est la sienne et qu’elle me gâte d’un compliment qui me fait rougir, bien malgré moi, j’ai remarqué à quel point l’inconnue était splendide, est agacée et je déchante aussi sec. Mon regard se durcit tandis que je le dirige vers mon assiette encore vide de tout mets délicieux et que je me sens… tout sauf à ma place. Un sentiment que je pensais pouvoir réserver à une enfance douce mais révélatrice de certaines failles. Mais désormais, je suis une adulte, j’assume mes émotions, je les accepte et apprends à composer avec elles. Même si le courage nécessaire afin de prononcer les mots suivants est une grande première, dans un sens, j’ose pourtant affirmer ceci:

Vous me faîtes penser à ma sœur, Lola. Un vrai caractère de feu.

Christa, aurais-tu perdu une occasion de te taire? Sans aucun doute et pourtant, lorsque tu choisis d’ouvrir la bouche, c’est pour parler de ta famille, les Harlow, que tu as retrouvé depuis peu. Un clan dont tu es si fière et dont tu parles à tout bout de champ, la preuve en est. Sourire timide et pourtant bien présent flanqué sur les lèvres, je réalise subitement l’audace dont je viens de faire preuve et applique de nouveau une posture gélatineuse avant d’ajouter:

Pardon, je ne voulais pas vous offenser…

Je ne souhaitais pas non plus me retrouver en tête à tête avec une femme que je ne connais pas pour dîner mais la vie est pleine de surprises de ce genre et je n’ai plus vraiment l’énergie nécessaire pour contrarier ses plans. Replongeant le nez dans le menu que j’étudie si fort qu’il semblerait que j’en connaisse chaque ligne par coeur, pouvant les réciter telle une poésie chantée, je questionne celle qui ne semble pas décidée à s’installer, tentant pourtant de lui offrir une raison de me rejoindre pour partager un repas:

Vous… vous avez une petite idée de quoi commander? La côte de bœuf me tente bien, je n’en ai pas mangé depuis mon départ pour les États-Unis, il y a sept ans, mais il faut être deux pour cela.

Non, Christa, tu n’es pas en train d’imposer tes envies culinaires ni même en train de forcer la main pour obtenir ne serait-ce qu’un semblant de compagnie.
C’est que la solitude t’empêche de correctement analyser tes actes manqués, ma pauvre petite…



@Asha Pravesh