La silhouette du médecin n’est plus inconnue dans les couloirs de cette maison de convalescence. On connaît et reconnaît ses pas. On reconnaît son sourire. Adam Miller dans ces lieux. Il est l’ami de Sylvia Norwood. L’ami, c’est comme cela que les membres du personnel le désignent et parlent de lui … Adam ne sait pas si c’est le statut qu’il possède aux yeux de la principale intéressée mais il espère ne pas être le médecin un peu bizarre qui ne parvient pas à lâcher prise. Ami, ça serait peut-être un bon début. Il le prendrait sans la moindre hésitation ce statut. C’est armé de son éternel sourire qu’il frappe à la porte de Sylvia et qu’il finit par apparaître dans le cadre de la porte. Une scène vécue tellement de fois et pourtant, il ne semble pas s’en lasser. A chaque fois qu’il apparaît, qu’elle relève la tête, qu’elle le regarde, il espère voir un sourire, une étincelle dans son regard. Il espère et aspire être la bonne nouvelle - il en a l’arrogance, il en a l’envie viscérale. Son sourire ne quitte pas ses lèvres alors qu’il remonte ses lunettes sur son nez. « J’espère que t’es prête », lance-t-il en faisant un pas dans la pièce, les mains calées sur ses hanches. Et en voyant l’air surpris qu’elle lui affiche, son sourire s’étire davantage. « Prête à ne pas me dire non », qu’il ajoute après l’avoir étreinte en guise de salutations. Il sait faire durer le suspens apparemment et à voir son air perplexe, il se dit qu’il est temps de mettre des mots sur cette folle idée.

« J’ai réservé une petite place en terrasse dans un restau pas loin d’ici — et tu me rendrais un énorme service si tu acceptais de m’y accompagner. » Son sourire se fait candide, celui d’un enfant pris la main dans le sac. Adam est l’air frais. Il est la tornade de vitalité dans la vie de celle qui essaie de survivre, qui apprend à vivre … de nouveau. Il est celui qui possède suffisamment de bonne humeur pour deux, qui possède suffisamment d’énergie pour deux. Il est celui qui peut encaisser les sauts d’humeur, les larmes, les crises, la peur panique. Il est celui sur lequel on peut s’accrocher, sur qui on peut se reposer. Il s’approche de la fenêtre pour jeter un coup d’oeil par cette dernière et finit par faire volte-face vers elle : « alors, c’est oui ou je dois te laisser encore quelques minutes pour trouver une raison, et pas mal d’arguments pour me dire non ? »

Elle a fait mine de s’contenter. De ses explications qui n’en étaient pas, de ses interrogations laissées en suspens comme si elles n’existaient pas. Elle en avait l’habitude Sylvia. Qu’on ne l’écoute pas. Qu’on fasse comme si elle n’était pas là. Tant de fois elle a supplié son mari d’un regard, d’un brin de voix. Qu’il fasse attention à elle, qu’enfin il la voit. Bien entendu tout au long de son mariage elle n’avait pas eu à s’plaindre Sylvia. Elle avait tout ce qu’on peut espérer, une famille, une belle maison, un toit. Un compte en banque bien garni, de quoi assouvir ses envies. Alors beaucoup se sont demandé ce qui lui manquait. Pourquoi dans la boisson elle s’était tournée. Réfugiée. La solitude qu’elle résumera. Qu’il avait son travail, qu’elle avait d’autres charges. De celles qui ne sont jamais reconnues, considérées ou rémunérées. Mais elle n’avouera jamais Sylvia. À quel point elle s’est sentie seule tout au long de ces années. Qu’il lui manquait un égal avec qui partager. Alors qu’il sauvait le monde, elle se contentait de faire le dîner. De l’attendre le soir, quand il daignait rentrer.

Depuis toujours inconsidérée, transparente et inconséquente elle ne pas cru l’doc quand il lui a dit qu’il se souciait d’elle. Elle n’était qu’un numéro de plus. Un dossier, un cas certes compliqué mais au moins résolu. Elle s’était dit qu’elle ne poserait plus de questions Sylvia, mais quand il l’invite ce jour là, son sang bouillonne entre ses veines. Elle aimait beaucoup ses visites elle ne le niera pas. Mais plus que tout Sylvia voulait comprendre pourquoi !

Comme une petite fille vaincue elle se réfugie dans ses bras. Elle ne dit plus rien, ne questionne pas. Puis tout à coup, voulant cacher son effroi elle se détache de lui et balbutie. Elle était prise en faute sans raison apparente, emprisonnée tel un insecte qui enfermé un bocal, virevolte en  cherchant la sortie !

- J’dois mettre quoi ?

La demande est dérisoire. Six ans bientôt qu’elle n’avait pas quitté une institution médicalisée. Elle ne sait plus comment se comporter. Savoir ce que le monde veut bien d’elle et lui en particulier.

- T’es sûr de toi ? Elle ne l’était pas… tu veux vraiment de moi ?!

Elle se blottit dans ses bras et aussitôt les bras du géant viennent se refermer autour d’elle pour l’y accueillir. Des gestes valent parfois plus que des longs discours. Adam était habitué aux silences. Il ne s’en offusque pas. « J’dois mettre quoi ? », qu’elle finit par lui demander et son sourire s’élargit car il a désormais la confirmation. Elle accepte de l’accompagner. Elle accepte de sauter le pas et de le suivre … à l’extérieur, là où on perd le contrôle sur tout: les autres et son environnement. « Hm … », commence-t-il par répondre en prenant un faux air pensif, la main posée sur le menton qu’il caresse tout en baissant son regard sur la tenue qu’il porte. « Il faut juste éviter d’être plus stylée que moi, il ne faudrait pas que tu me voles la lumière », réplique-t-il en relevant la tête vers elle, un sourire rassurant aux lèvres. Il n’est pas sur son 31. Il porte un simple jean et un tee-shirt. Rien de bien particulier. Il est fidèle à lui-même, Adam : la simplicité chic.

« T’es sûr de toi ? Tu veux vraiment de moi ?! » La question de la jeune femme le surprend et serre doucement son palpitant. Néanmoins, il ne montre pas son trouble et garde les mains posées sur les épaules de la jeune femme. « Bien que j’apprécie que tu te soucies de moi et du fait que je n’ai pas perdu la raison, je te le confirme, je suis bel et bien sûr de moi. J’ai vraiment envie que tu m’accompagnes. » Les paroles sont prononcées avec le plus grand calme et il ponctue sa phrase d’un sourire qui se veut rassurant avant de lui libérer les épaules.

Cela n’avait duré qu’une minuscule minute, juste un bref instant, où, suspendue à son cou, elle s’était à nouveau sentie femme. Une femme oui, qui avait oublié quelques secondes son état pitoyable, sa démarche hésitante, et l’épée de Damoclès, qui, depuis la visite de Shelby Clarke, risque à tous moments de se rompre et s’abattre. Elle l’avait menacée, à juste titre, de la traîner devant un tribunal, qui la condamnera sans aucun doute. Je suis coupable, qu’elle se répète sans cesse, coupable certes, bourreau et même meurtrière. Sylvia n’en avait jusqu’ici discuté avec personne, ne sachant pas même si elle devait contacter un avocat, si elle avait le droit d’être défendue, si sa cause était seulement plaidable ?

Elle rejette en bloc l’idée qu’à la place du docteur Miller pourrait se tenir devant elle un flic ou deux, venus lui passer des menottes et préfère largement la perspective d’un restaurant que celle de la prison. Cédant à sa bonne humeur, à son sourire charmeur elle rit de bon cœur en détaillant la tenue de son sauveur. Adam était habillé avec simplicité, mais elle savait que derrière cette apparente sobriété se cache mille et une facette toutes perplexes, comme la gentillesse, l’indulgence et la douceur. Dans son malheur il devenait peu à peu sa seule et unique source de joie et Sylvia se raccroche à cet infime espoir comme on s’accroche à une bouée de sauvetage. Avec l’insouciance qu’il lui a transmise, le médecin a soufflé sur des braises pour les réanimer, elle se dirige le pas léger vers sa penderie. Elle choisit exactement les mêmes vêtements que lui, un jean et un t-shirt uni, puis s’enferme dans la salle de bain où elle commence à se changer. Alors que la patiente s’efface pour redevenir une femme ordinaire, la justiciable se réveille…

Livide, elle sort de la petite pièce pour faire face au médecin. Démunie, ses jambes la trahissent, elle s’affaisse petit à petit sur le mur derrière elle.

- J’peux pas Adam… j’peux pas sortir d’ici avec toi… Qu’elle lâche dans un sanglot en tentant de s’affirmer. J’peux pas faire semblant que tout va bien, j’peux pas être celle qui t’accompagne ! Elle parlait de manière désordonnée, laissant glisser sur sa langue tous les maux qui la terrasse. J’peux pas attendre tes visites, ni rêver d'un futur, j’n'en ai pas, tu comprends ça !