Harmony regardait le dessin qu’elle avait préparé pour son client. Elle n’était jamais très à l’aise à l’idée de tatouer une calligraphie dans une langue qu’elle ne maîtrisait pas, mais ça faisait partie de son métier. Souvent, c’étaient de beaux messages. Mais elle prenait toujours la peine de bien insister sur le fait qu’elle, elle n’y comprenait rien, et qu’il valait mieux que le client soit certain de ce qu’il avait validé. Après tout, si ça se trouve le dessin qu’elle avait sous les yeux voulait dire « j’aime le ketchup » ou quelque chose comme ça. Si ce n’était ni en anglais ni en espagnol, il ne fallait pas compter sur elle pour y comprendre quoi que ce soit. A moins qu’il s’agisse de mentions obligatoires de passeport, là, elle devenait très douée dans beaucoup de langues. Mais on se fait rarement tatouer « date de naissance » en mandarin sur le haut de l’épaule, pas vrai ?

D’un point de vue purement esthétique en tout cas, le dessin lui plaisait beaucoup. La calligraphie arabe était souvent magnifique. Un peu fascinante, à moins que ce soit aussi l’attrait de l’inconnu. Elle avait bien l’intention de le faire vérifier à son client encore une fois. Il lui avait envoyé le dessin, elle l’avait redessiné et l’avait envoyé pour être certaine, mais on n’était jamais trop prudent pas vrai ?

Le Snake Ink était un salon sympathique. Harmony en était très fière. La vitrine laissait voir des cadres remplis de flashs déjà tatoués ou non mais qu’elle considérait comme représentatifs de son style. A l’intérieur, elle avait accroché beaucoup de cadres également, avec des prints d’amis artistes, quelques dessins d’elle, quelques autres flashs. Elle avait tout décoré dans un style un peu maximaliste qui lui plaisait, faisant de cet endroit un cocon pour elle. Le premier endroit qu’elle avait décoré toute seule, elle qui avait toujours vécu dans la maison familiale. Celle de son père, du moins jusqu’à ce qu’il disparaisse.

Elle lança un regard au grand agenda ouvert sur le comptoir pour vérifier l’heure et le nom de son client à venir. Un certain Tom. Ils avaient discuté sur instagram, comme souvent quand il s’agissait de prendre rendez-vous pour un tatouage, et elle avait tout de suite été attirée par le fait qu’ils avaient des abonnements en commun. Dont Emilie. Et les choses avaient fini par faire « clic » dans sa tête. Le mari d’Emilie. Le Tom d’Emilie.

Ça n’allait pas l’empêcher de le tatouer, après tout Harmony était une professionnelle avec toute la conscience professionnelle qui allait avec. Être proche de Raphaël ne l’empêcherait pas de se faire un peu d’argent. Et de satisfaire son client. A vrai dire, ça ne faisait que la rendre un peu plus curieuse. Elle avait envie de le rencontrer, de savoir pourquoi c’était le meilleur ami d’Emilie, elle se disait que c’était forcément quelqu’un de super étant donné ce qu’elle savait de la blonde. Et en même temps… Elle avait envie de savoir qui croire. Emilie ou Raph. Est-ce que Tom était une menace ? Elle ne poserait pas la question, ou pas comme ça, c’était certain. Mais l’idée était là, tapie dans l’ombre, comme une mission qu’elle s’était donnée. Démêler discrètement le vrai du faux. C’était totalement dans ses cordes, elle en était persuadée.

Harmony avait déjà préparé tout son poste de travail. Il ne lui restait plus qu’à s’y mettre, mais pour cela il fallait que Tom se présente. Il n’était pas en retard, pas encore du moins, Harmony avait seulement un peu de temps entre ses clients au cas où le tatouage s’éternise un peu. Et elle était toujours impatiente de s’y mettre, en vérité. Si elle n’avait pas eu son travail de faussaire à côté, elle n’aurait sûrement pas attendu aussi longtemps pour ouvrir son propre shop. Ça aurait été une évidence pour elle, avec sa passion pour le dessin. Ou alors elle se serait lancée à corps perdu dans la musique, en essayant de percer avec sa guitare. Un des deux. Peut-être l’un après l’autre. Elle imaginait mal les Rebel Rage devenir des stars cela dit, même si depuis qu’elle composait et qu’Emilie jouait les parolières, elle avait le sentiment que le groupe avait nettement progressé.

Quand elle entendit la porte s’ouvrit elle redressa tout de suite la tête.

- Salut ! S’exclama-t-elle avec enthousiasme. Bienvenue au Snake Ink !

Harmony laissa son client tranquille quelques secondes en le voyant observer la décoration. Les gens n’aimaient pas être assaillis, comme dans les magasins où les vendeurs se ruaient dessus dès qu’ils passaient la porte. Un cauchemar à base de « Je peux vous aider ? » que tout le monde préférerait éviter, et étant donné qu’Harmony n’était pas du genre à tenter des techniques marketing douteuses sorties de manuels du parfait manager de supérette, elle n’avait pas l’intention de les mettre en œuvre ici. Elle était à peu près persuadée que ce type était Tom avant même qu’il ne l’annonce, parce qu’il était à l’heure pour le rendez-vous et parce qu’elle avait regardé son instagram à cause de la curiosité qu’il lui inspirait. Mais s’il avait simplement voulu entrer ici et regarder, elle ne se serait pas amusée à tenter de le retenir à tout prix non plus.

- Harmony, répondit-elle avec le sourire. Enchantée.

Elle se demandait si elle n’avait pas pu l’apercevoir à un des concerts de son groupe, mais elle avait généralement peu de souvenirs du public. Leur dernier concert mémorable, c’était celui où Ace était venu et dont il était parti en serrant le point parce qu’elle avait embrassé une fille. Une belle connerie, surtout quand on savait ce qui s’était passé ensuite. De toute façon, vu les circonstances en ce moment, elle n’avait pas envie de penser à quoi que ce soit qui lui rappelle Ace. Dommage qu’il soit toute sa vie.

- La calligraphie, c’est ça ? Question rhétorique évidemment, elle savait que c’était ça, elle avait tout préparé, tout vérifié – du moins tout ce qui était en son pouvoir. La signification du tatouage lui était toujours étrangère et hors de sa portée. Elle ne parlait que l’anglais et l’espagnol, ce qui était déjà pas mal pour quelqu’un qui n’avait pas obtenu de diplôme à la fin du lycée et qui n’avait jamais eu l’opportunité d’entrer à l’université. Qu’est-ce qu’elle aurait fait là-bas de toute façon ? Déjà au lycée, elle avait sa voie toute tracée dans le monde de l’ombre. Une liste d’absences plus longue que les listes de Noël de Mira. Irini avait fait ses devoirs assez longtemps pour lui permettre de ne pas redoubler quand les choses devenaient tendues mais Harmony n’avait jamais réussi à se projeter dans sa scolarité. Elle était loin d’être bête, elle aurait pu réussir de grandes choses sans doute… Si elle l’avait seulement voulu.

Harmony sortit une feuille de derrière le comptoir et la posa sur le meuble en bois. C’était le dessin. Le même que celui qu’elle avait renvoyé à Tom sur instagram et qui avait retenu son attention, celui qui avait finalement déjà été validé au moins une fois. Mais il n’était jamais trop tard pour changer d’avis – elle en savait quelque chose avec tous ses clients indécis – ou pour remarquer une erreur. Les auteurs disaient souvent que même en faisait relire leur livre par des professionnels, plusieurs fois, ils ne trouvaient la coquille qu’en ouvrant le livre paru, une fois entre leurs mains. Leur œil était tout de suite attiré par la faute de frappe ou d’orthographe. Il valait mieux ne pas attendre ce stade pour un tatouage, parce que même si on pouvait toujours le modifier ou le recouvrir, c’était quand même une sacrée déception. Enfin, surtout pour le premier à vrai dire. Quand on avait autant de tatouages qu’Harmony, un petit raté ou un dessin idiot dans un coin ne faisait plus vraiment la différence. On commençait souvent par des projets plein de symboles, de significations, et au fur et à mesure on se laissait aller à l’esthétique et au marrant. Un parcours classique.

- Tu veux bien vérifier une dernière fois ? Demanda-t-elle. C’est que, je parle pas arabe moi, alors je préfère que tu valides. Et puis, comme ça tu peux me dire si le dessin te convient toujours.

Valider le dessin, lui faire signer le formulaire de consentement, et ensuite seulement passer aux choses sérieuses. Harmony avait l’habitude, autant du côté de la clientèle que de la tatoueuse, comme le montraient ses nombreux tatouages. C’était un peu comme les coiffeurs qui se devaient d’avoir des cheveux impeccables, comme les esthéticiennes qui venaient toujours tirées à quatre épingles ou les dentistes qui devaient montrer une denture parfaite. Un tatoueur sans aucun tatouage, ça n’inspirait pas confiance, pas vrai ? Même si tout était loin d’être son travail sur sa peau, elle avait quand même noirci une bonne partie de l’espace – quand il lui était accessible.

- Tu veux boire quelque chose ? Finit-elle par proposer en désignant du menton une machine à café non loin d’elle, et quelques sachets de thés disposés à côté. Une addition récente à son shop, nécessaire aux longues heures de dessin… Et de tatouages nocturnes sur ses amis, comme Ace et Célian qui avaient eu le privilège de découvrir le Snake Ink by night.