Je suis fatigué. Mais genre, vraiment fatigué. Je suis épuisé par toutes mes pensées, épuisé par mes réflexions sans fin. Ça m’use. J’en viens à avoir peur de faire une connerie en pleine intervention. Aujourd’hui, l’équipe du pôle extra-urbain a été sollicité en milieu de matinée pour un sauvetage en mer. Une embarcation retournée avec trois personnes à secourir… Sans une once de réflexion, l’équipe se prépare, gilet de sauvetage avec boucle d’hélitreuillage, casque, la « tenue de sortie » est déjà prête lorsque l’alarme retentit, nous indiquant que nous devons impérativement y aller. C’est l’arrivée de l’hélicoptère qui déclenche le top départ, j’y serais à bord cette fois, lorsque d’autres collègues utiliseront un bateau en parallèle. Les trois infortunés navigateurs sont à l’eau et au vu des températures actuelles et du vent, cela ne présage rien de bon. Les choses s’enchainent très vite, récupération réussie des victimes, les unes après les autres qui sont ensuite placées dans la barquette puis hissée sur le bateau. Une phase toujours délicate, car l’eau alourdit le dispositif. Dans ce genre de mission, l’aisance dans l’eau est incontournable, il ne faut ne pas craindre d’avoir froid, et surtout rester humble face à la mer ou les cours d’eau. Ce n’est jamais facile. Mais ce n’est pas tout, car il faut également savoir garder la maîtrise de soi lors de conditions difficiles et savoir analyser les situations. Ce que j’ai bien du mal à faire ces temps-ci. Les collègues pensent que j’ai besoin de repos, que j’ai besoin d’une déconnexion suffisamment longue pour reprendre mes esprits. Mais comment les reprendre ? J’ai l’impression de voir Aiden, mon grand-frère à chaque recoin de la caserne, je sens sa présence, j’imagine son rire, son regard réconfortant. A la maison, Naé m’aide à tenir le cap, un peu à sa façon. Sa présence suffit à me faire sourire et à me faire sentir plus léger, nous sommes proches, sans doute plus que nous l’avons toujours été et ça me rend malade. Car Naé est un fruit défendu sur tous les plans et l’avoir aussi proche sans rien pouvoir envisager est la pire des tortures. Je me comporte comme le dernier des lâches, j’occupe mes pensées en permanence pour ne pas avoir à réfléchir et je rentre suffisamment tard à la maison pour seulement me doucher et me glisser sous mes draps. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, j’avais besoin d’une bonne dose d’alcool, ne travaillant pas les trois jours suivants. D’habitude, je suis souvent accompagné pour ce genre de cuite, par Scott, mon acolyte de toujours qui était pris ce soir, par Milie, ma femme surprise après une folie à Vegas ou par Hanaé, celle dont on ne doit pas prononcer les mots. Mais il faut croire que chacun était occupé à sa façon cette fois-ci. No problem. Je débarquais dans le bar simplement vêtu, un jean, un pull bleu et des baskets blanches. J’avais besoin de mettre mon cerveau sur off et de passer une bonne soirée. Avec un peu de chance, mon chemin croisera celui d’une jolie femme avec qui je pourrais finir la nuit et ne me regardez pas comme ça, nous ne nous sommes pas promis fidélités avec ma chère et tendre épouse. Je pris une grande inspiration, fixant le choix des bières avant d’opter pour une blonde. Mon regard se posa ensuite sur un visage familier. Horacio Gore ? De mémoire, il avait quitté la ville il y a une dizaine d’années. “Hey.” Je lui fis un signe de la main, pas sûr qu’il me reconnaisse avec cette barbe, avant de m’installer sur un des tabourets hauts, à ses côtés. Nous avions été proches il fut un temps, avant que les sentiments s’en mêlent, créant une distance, des camps que je comprenais plus en moins. “J’savais pas que t’étais de retour en ville.” Sur le papier, je n’avais rien contre lui. Il était juste le meilleur ami du briseur de cœur.

@Horacio Gore

Il n’y a parfois pas besoin de mots pour décrire une situation, comme celle-ci, Horacio et moi comprenons parfaitement ce qui se passe, sans pour autant faire quoi que ce soit pour améliorer les choses. Nous ne le voulions même pas à vrai dire, nous avions chacun une position, un partit à prendre, des principes à défendre. Nous avions des points de vue que nous ne comprenions pas forcément et que nous ne cherchions pas à comprendre. Car c’est plus facile ainsi, c’est beaucoup plus simple. En soit, je n’ai pas de réel problème contre lui, j’ai juste du mal à concevoir qu’il soutienne son meilleur ami dans les conneries qu’il fait. La loyauté sans doute, ce que je peux comprendre. Je fais également la même chose pour Emilie, qu’elle ait tord ou raison, j’essaye de lui ouvrir les yeux, mais toujours dans la bienveillance, en restant derrière elle, en assurant ses arrières. Leur histoire aurait pu bien finir à ces deux-là, une fin heureuse digne des contes de fées, mais non, monsieur a voulu faire des siennes. Qu’il subisse donc les conséquences de ses actes. Je pense que quasi la totalité de l’entourage de Milie est au courant pour ce mariage qui nous lie, je ne sais pas à quel point ils sont au courant, je ne sais pas les détails qu’elle leur a fourni, en tout cas, ce n’est un secret pour personne j’imagine. De toute façon, tout fini toujours par se savoir ici, Monterey est une ville beaucoup trop petite pour y dissimuler le moindre secret. Mais soit. Je n’ai absolument rien à me reprocher, au contraire, si ça permet de réveiller et de remettre les idées en place à son abruti d’ex, je suis ravi de faire partit de ce plan.
Son surnom me fit sourire, amusé, c’est la chose la plus drôle que j’ai dû entendre de la journée, histoire de vous donner une idée du type de journée que je viens de passer. Je suis tellement fatigué qu’étirer mes lèvres en devient douloureux. Je fais cependant le choix de ma bière, récupère mon verre et prend place sur un des tabourets hauts. Je lui fais savoir ma surprise quant à son retour en ville, il doit être récent, étant donné que nous fréquentions les mêmes bars, nous aurions dû déjà nous croiser. « Pourquoi ça ? Quelque chose à me reprocher ? » Je demande sur le même ton que lui lorsqu’il me dit de faire attention à mon postérieur. Je le cherche, bien sûr que je le cherche, mais je veux voir jusqu’où il est prêt à aller, s’il est prêt à dire les choses ou si nous continuerons à les feindre. « Hé bien… » je commençais, comme prêt à dire quelque chose avant de me raviser, le laissant sur sa faim. Monsieur Mercier, comme je l’ai deviné, il est donc au courant. C’est donc le moment ou jamais de s’amuser un peu de cette situation. « J’ai justement entamé les démarches pour devenir M Mercier, figure-toi. On l’a joué à pile ou face et elle a gagné. » je dis en haussant les épaules et en levant les yeux au ciel, comme si je n’ai pas eu mon mot à dire sur cette situation. Ce mariage est grotesque, nous sommes tous les deux d’accords sur ce point avec Emilie et nous cherchons d’ailleurs un moyen de nous en débarrasser, cette supercherie a assez duré.
« Enfin… Je n’avouerais jamais qu’elle a peut-être juste réussi à me convaincre. Tu le connais ce regard foudroyant qu’elle a, comment lui résister. » Je continue sur un ton des plus innocent, en haussant les épaules. Je prends une première gorgée de ma bière, pas besoin de porter un toast cette fois. Je le cherche, je le sais. Mais en même temps, il m’agace, tout le monde m’agace, ils ne comprennent rien à rien et pourtant, tous prétendent avoir la science infuse. Incroyable ça quand même ! Je suis fatigué, usé, ce n’est pas le bon jour, pas le bon soir pour venir me titiller. « Et toi alors ? Quoi de neuf ? Pas de mariage en vue ? » Je demande, curieux de savoir où il en est dans sa vie.

@Horacio Gore

La tête lourde et le cœur lourd, j’espérais trouver du réconfort dans ce bar, m’atteler à une activité vieille comme le monde pour me changer les idées, me vider la tête surtout et essayer d’oublier. Le mot essayer est sans doute le plus important dans la phrase, car ce n’est pas faute d’avoir essayer. Ca fait des années que j’essaye, des années que je me tue à essayer, mais non, elle est toujours là, quelque part dans ma tête, quelque part dans mes pensées. Je prends une inspiration et bois quelques gorgées dès lors que le barman me tend ma bière. En retrouvant Horacio dans ce bar par le plus grand des hasards, me fait plaisir au fond, bien plus que je n’accepte de me l’avouer. Parce que si ce n’est pas la hasard, chacun de nous aurait continuer sa vie, sans forcément chercher après l’autre. Mais… il est une compagnie que j’ai longtemps appréciée alors peut être que même après toutes ces années, je l’apprécierais encore. Je tentais de le piquer un peu quant à ma relation avec Emilie et lorsqu’il ne mord pas à l’hameçon, je fis une moue bien malgré moi. « M’en amuser est la seule chose drôle que je pouvais tirer de cette situation et si je ne peux même plus le faire… » je soupire alors, presque déçu de ne pas pouvoir le titiller un peu plus. Depuis quelques temps, je prends un malin plaisir à faire croire à la sincérité de ce mariage, bien qu’il soit totalement faux. Bon.. En ce qui concerne le jeune homme face à moi, en même temps, il doit suffisamment nous connaître Emilie et moi-même pour savoir que notre relation ne basculerait jamais dans ce côté obscur. Ca ne nous ressemblerait pas, jamais ô grand jamais, nous n’avons ne serait-ce eu l’idée d’envisager une telle chose, ce serait grotesque. « Mais garde ces infos pour toi, histoire de faire rager ton pote encore un peu. » soulignais-je avec un sourire narquois. Il le mérite après tout, il l’a bien cherché.
« Je ne sais pas non plus. » soupirais-je à son doute pour savoir ce qui est le pire qu’Emilie soit ma femme ou ma meilleure amie. Emilie est un pilier de ma vie, je ne me suis plus imaginé sans elle depuis des années, c’est mon point fixe à sa façon. Tout comme Scott. Sauf qu’avec elle, je n’ai pas en permanence ce sentiment de culpabilité, ce sentiment de trahison vis-à-vis de ce que je ressens envers Naé. Je n’ose même pas imaginer ce qui se passerait si un jour il venait à l’apprendre. Ces pensées me glacent le sang, je sens la tension monter et c’est tendu que je réponds aux provocations d’Horacio. « Même pas peur. » Répliquais-je sur le même ton en plantant mon regard dans le sien. Oserait-il ? Je me le demande bien. Je n’avais franchement plus de force pour la journée, mais s’il faut sortir les poings, je suis prêt à retrousser les manches et à me défendre comme il faut. De mon côté, au nom de cette ancienne amitié qui nous a un jour lié, je ne pourrais jamais faire le premier pas et le taper, malgré tout, je le respecte beaucoup trop pour ça. Je l’écoute défendre son meilleur ami et je comprends ses positions car moi-même, j'ai réagit de la même façon et je continue de le faire. Toujours derrière Emilie, toujours. Je soupire, il me soule en fait avec ses arguments. « Il doit avoir ses raisons, c’est sûr. Mais s’expliquer c’est trop demander ? Donner des nouvelles ? J’sais pas moi, agir comme un humain doté d’un cerveau ? » Le ton commence doucement à monter, malgré moi, j’ai dû mal à maitriser mes émotions lorsqu’il s’agit d’Emilie et de cette période que nous avons tous traversé et mal vécu, quelque part, nous sommes tous sortis perdant de cette histoire. « T’imagine pas l’état dans lequel je l’ai ramassé… » Je souffle en rebuvant de nouveau ma boisson, je déteste repenser à ces années de tristesse, les pires dans la vie de la jeune blonde et j'ai été là, il n'y avait plus que moi. « Et ce n’est même pas la peine de m’dire que ton pote était dans le même état car lui, il l’avait choisi cette situation. Emilie a dû la subir. » Précisais-je pour lui redonner le contexte et lui remettre les idées en place, au cas où il aurait oublié. Parce que c'est ainsi que les choses se sont déroulées.
Je fixe Horacio quelques secondes, assez étonné par sa question. J’étais pris au dépourvu et ma première réponse, la spontanée aurait pu être positive car oui ça me fait chier. Mais pas le fait qu’il est soutenu son pote, ce qui est compréhensif, non, ce qui m’a fait chier, c’est cette fracture qu’il y a eu entre nous, ce fossé qui s’est naturellement crée. Cette distance que nous nous sommes imposés. Je pris une inspiration, essayant tant bien que mal de remettre les idées en place. C'est derrière nous tout ça à présent, nous avons chacun continué de notre côté et si du côté d'Emilie et de son crétin d'ex les choses commencent à aller mieux, le reste est plus difficilement réparable. « Ce qui me fait chier, c’est qu’il ne se bat même pas pour elle. Il revient des années plus tard comme une fleur et avec la prétention de croire que tout lui est dû. » Je réponds avec un haussement d'épaules. Mais je ne suis pas du genre à me mêler de leur vie amoureuse, la mienne est déjà bien compliquée et en piètre état. « C’est pour ça que j’aime assez l’idée qu’il croit qu'il se passe quelque chose entre elle et moi. Je jubile à l'idée que ça le met en rogne. » J'explique avant de pouffer de rire et d'hausser les épaules. Ma dernière gorgée de bière me fit comprendre que j'ai bien besoin d'une autre, et je ne saurais tarder à la commander. « Tu prends quoi ? C'est ma tournée pour cette fois. » Au nom du bon vieux temps et aux débris de notre ancienne amitié oubliée.