Il y avait des tatouages plus douloureux à faire que d’autres. L’emplacement y était pour beaucoup, parce qu’il y avait des endroits avec plus ou moins de graisses, des endroits où l’os était plus ou moins accessible. Il y avait le choix de la couleur, parce que certaines devaient s’encrer plus profondément que d’autres, ou parce qu’elles venaient toujours à la fin, sur une peau déjà abîmée, maltraitée, fatiguée, comme le blanc. Et puis, il y avait des dessins qui étaient plus ou moins imposants, et qui nécessitaient plus ou moins de remplissage. Harmony en savait quelque chose, autant par son statut de tatoueuse que par son expérience personnelle, étant donné qu’elle était passé des dizaines de fois sous les aiguilles. Les siennes ou celles de ses collègues. Elle avait une bonne vision de la douleur qu’un de ces dessins pouvait engendrer, même si d’autres aspects étaient à prendre en compte, certains tout à faits personnels. Comme la résistance à la douleur. La sienne était aiguisée, pointue, elle n’était pas douillette Harmony. Elle ne pouvait pas se permettre de l’être, quand on voyait les crises de douleur atroces qui lui dévoraient la vie, qui la poussaient à supplier qu’on l’achève alors que son corps était hors de son contrôle, alors que ses forces l’abandonnaient. Un tatouage ne pourrait jamais sembler effrayant à côté de ça.

Du moins pas physiquement. Harmony n’était pas du genre à se forcer à faire quoi que ce soit qu’elle n’avait pas envie de faire. Elle avait refusé des tas de dessins parce qu’il étaient vraiment trop tordus, ou trop contraires à ses valeurs. Mais il y avait parfois des dessins inoffensifs, des dessins qu’elle n’avait pas de raison valable de refuser, et qu’elle finissait par tatouer sans en avoir trop l’envie. Des trucs qu’elle trouvait un peu kitsch, des prénoms de femmes ou de maris, des paris ridicules et très probablement regrettés depuis. Des croix.

Timaël était son ami, elle n’aurait pas refusé de lui tatouer quelque chose. Et puis, il ne savait pas. Comment le pourrait-il ? Harmony lui avait menti comme à tous les autres, elle avait gardé le destin de sa mère bien secret, tout comme toute son histoire familiale. S’il l’avait interrogée au sujet de sa génitrice, elle avait dit qu’elle était morte, parce que c’était ce qu’elle disait toujours. S’il savait qu’elle avait une cicatrice dans son dos – une terrible brûlure qui emplissait tout l’espace, qui déformait sa peau, qui avait nécessité des greffes mais qui resterait à jamais hideuse – c’était uniquement parce qu’il l’avait assistée un jour durant une de ses crises. Elle n’avait jamais raconté l’histoire de cette brûlure. Jamais.

Alors il ne pouvait pas savoir que sa mère l’avait traitée de démon avant de lui faire ça. Qu’elle l’avait baptisée pour l’éloigner des forces démoniaques, pourtant. Il ne pouvait pas imaginer toutes ces fois où elle s’était demandé si Sharon n’avait pas raison, s’il elle ne serait pas vraiment un démon, un monstre d’égoïsme ou de stupidité, un être maudit d’une manière ou d’une autre. Regarder une croix aussi imposante que le tatouage de Timaël était difficile et douloureux, et il y avait fort à parier pour qu’il ait remarqué qu’elle était moins bavarde et moins enjouée que d’habitude. Il avait peut-être mis ça sous le compte de la fatigue ou d’une mauvaise passe, mais la vérité c’était que le symbole lui rappelait les pires heures de sa vie, la piété aveugle et déformée de sa mère.

Elle avait hâte qu’il arrive parce qu’elle avait hâte de le voir, et hâte d’en finir avec cette dernière séance. Mais elle redoutait toujours ce moment qui la ferait bien trop réfléchir. Elle aperçut la moto de son ami passer devant la vitrine alors qu’il cherchait une place pour se garer, signe qu’elle devait terminer les derniers préparatifs et qu’ils n’allaient pas tarder à s’y mettre.

« Bonjour Harmony, tu vas bien ? Prête pour cette dernière séance ? » 

Il souriait et il était facile d’y deviner l’éclat d’une plaisanterie : ce tatouage n’était ni le premier, ni le dernier. D’un pas assuré il passa directement à côté du comptoir pour se rendre dans la salle à l’arrière, là où Harmony exerçait son art. Il connaissait bien la route, depuis le temps.

- Ça va et toi ? Ouais, toujours prête.

Elle avait de toute façon toujours eu l’habitude de dégainer les aiguilles à la dernière minute s’il le fallait, il n’y avait qu’à voir comment sa soirée avec Célian avait fini en tatouages alors même qu’elle avait commencé par une soirée déguisée des plus ennuyeuses. Harmony n’était pas du genre à se laisser prendre au dépourvu, et encore moins quand le rendez-vous était prévu depuis un moment comme celui-là.

« D'autres clients vont suivre ou tu termines par le meilleur d’entre eux ? »

Harmony rit en même temps que lui alors qu’elle le rejoignait pour déballer le matériel dont elle aurait besoin et tout mettre en place pour que ce tatouage se passe bien. Des gestes qui étaient devenus des réflexes depuis le temps. Elle aimait bien son travail, même s’il ne la faisait pas autant vibrer que ses activités de faussaire. Néanmoins, on pouvait dire qu’elle avait trouvé sa voie. Que ce salon c’était une partie de son âme, qu’elle l’avait décoré avec soin pour qu’il reflète ses goûts.

- Y a que pour les meilleurs que je travaille à une heure pareille ! Répondit-elle, amusée, même si c’était la vérité.

Célian, Ace et Timaël avaient eu droit à ce traitement de faveur. Raph l’aurait aussi évidemment, s’il le demandait. Mais ceux qui n’étaient pas ses amis ne disposaient pas de ce genre de privilège. Après tout, Harmony avait une vie en-dehors du Snake Ink. Et surtout une demi-sœur dont elle avait la garde bon gré mal gré.

 « Je pensais que l’on pourrait ensuite se faire une virée, qu’en dis-tu ? »

Une virée en moto avait quelque chose de particulièrement attrayant en ce moment. Quand Ace avait appris pour son histoire avec Ambrose, elle s’était réfugiée dans la vitesse et l’adrénaline que seule sa moto pouvait lui offrir… Du moins depuis qu’elle avait arrêté l’alcool et la drogue. Elle avait même emmené Taylor faire un tour en bécane depuis. C’était son refuge, oui, avec la musique et le dessin. Ces choses qui lui faisaient tenir le coup pour Mira. Parce qu’on en revenait toujours au même : la petite comptait plus que tout et Harmony n’avait pas d’autre choix que de tout faire pour lui offrir le meilleur, aussi difficile que ce soit. Mais ça ne voulait pas dire qu’elle ne pouvait pas prendre un peu de temps pour décompresser, pas vrai ?

- Ce serait super, mais faut pas que je rentre trop tard, ok ?

Hors de question de se lancer dans un roadtrip à travers le pays ce soir – ce qu’elle aurait pourtant fait sans problème à une époque où elle n’avait pas ce genre d’attaches. Harmony était une femme spontanée et qui n’avait jamais eu froid aux yeux. Un de leurs points communs.

Mains gantées, elle s’approcha de Timaël qui s’était déjà installé comme à son habitude et commença à désinfecter sa peau – sans même le prévenir que le produit était un peu froid. Il avait passé trop d’heures ici pour ce genre de précautions, pas vrai ? Au pire il sursauterait, ce n’était pas bien grave. Les yeux d’Harmony se posèrent évidemment sur le début du tatouage qu’elle avait déjà réalisé, ils se perdirent dans le vague un moment, parce qu’elle pouvait se le permettre, parce qu’elle n’avait pas la machine entre ses doigts mais seulement du coton. Après avoir passé trop de temps sur cette zone, après avoir désinfecté sa peau avec plus d’application qu’un chirurgien avant une incision, elle secoua doucement la tête en revenant à elle, avant d’aller chercher la suite de son matériel.

- Tu m’as pas dit s’il avait une signification, ce tatouage là, dit-elle alors qu’elle préparait sa machine, dos à Timaël pour quelques secondes. Elle n’avait pas envie de le forcer. Mais peut-être que s’il en parlait un peu, elle penserait à autre chose qu’à sa mère en continuant à l’encrer, et ça ne lui ferait pas de mal.